Tu te trompe. On ne s’éloigne pas. On voit parfois les choses de loin. De trop près, on s’illusionne. Voilà. Parfois, plus on s’éloigne et plus on se rapproche.
- J'ai toujours beaucoup aimé ce conte d'Edgar Poe. Parce qu'il donne une réalité à ce qui n'existe pas. Cette Vallée-aux-Herbes-Multicolores, c'est une illusion, une magnifique illusion; c'est l'enchantement de l'art et de l'imagination à son plus haut point de perfection. Elle cristallise le bonheur absolu, elle le fait exister comme une perle, un joyau sous une cloche de verre. On regarde; on ne touche pas. On ne pourrait pas toucher. mais on vit cela, tellement fort, quand on se promène en esprit dans la vallée. On en caresse l'idée, on en vénère la douceur qui naît en nous de sa musique et de son éclat.
— Eh bien moi, je n’aime pas les livres.
— Vraiment ?
— Je les ai aimés. J’en ai lu des milliers. Des romans. Des pièces de théâtre. Des récits. Tout ce que l’on appelle des histoires. J’en ai lu jusqu’à m’en dégoûter. Toujours les mêmes histoires. Les personnages, les écrivains essaient de les nuancer pour en faire des êtres uniques, mais au fond ce sont toujours les mêmes. Juste des entités de différentes couleurs, de vagues énergies qui gigotent pour obtenir ce qu’elles veulent. Voilà ce que c’est, une histoire. Des désirs, qui se heurtent à d’autres désirs. Et quand on a trop lu, on voit tout ça, ce schéma pitoyable, qu’on module sans cesse pour donner l’illusion qu’on fait du nouveau, et on n’en peut plus. Machin veut chose, mais chose ou truc ne veut pas. Truc est de l’avis de chose et veut que machin fasse plutôt ceci ou plutôt cela. Machin n’est pas d’accord parce qu’il a ses raisons, bonnes ou mauvaises, ou entre les deux, et Seigneur, qu’est-ce qu’on le comprend, au fond, ce machin, ou alors on compatit avec truc même si on préfère chose. C’est minable. Ça tourne en rond à l’infini. Tellement que les nouveaux livres s’écrivent en fonction des vieux. Truc rend hommage à machin. Machin révolutionne tout en détruisant ce qu’ont fait truc et chose avant lui. On en revient toujours au même point. La structure et la langue changent, mais on a toujours besoin de dire les mêmes choses, parce qu’après des siècles et des siècles de littérature, personne n’a jamais rien compris à quoi que ce soit, et tout recommence sans cesse. Si ce que je suis en train de dire se trouvait dans un livre, je détesterais ce livre parce que je saurais que j’ai déjà lu ça avant, et que c’était inutile de le refaire.
Mais l’Ovange est maudite. La fleur de Lune, la fleur de Tristesse, est aussi fleur de l’Oubli. Seuls les cœurs les plus purs peuvent la découvrir.
Dans ma vie d'avant, je me souviens, la bonté des autres me blessait. Lorsqu'on se montrait bon et généreux avec moi, j'ignore pourquoi, je ressentais un malaise inexplicable, une souffrance larvée. Et une sorte de haine montait en moi, diffuse et sifflante elle était encore plus douloureuse. C'est un mystère que je n'avais jamais résolu.
La beauté m'attire comme les cadavres la vermine.
Princesse des asphodèles, beauté endormie. Une clairière, un cercueil de glace. Un chemin. Apostasie. Apostasie
Il est des secrets qu’aucune histoire n’a jamais révélés. A leur faire noircir des pages, à les livrer à l’incertitude de l’avenir, on aurait trop peur de les salir. On préfère les garder au fond de soi ; que leur immortalité ait la pureté de l’éther, pas la noirceur de l’encre.
– Est-ce nécessaire?
-Voyons, Anthelme. Tu aurais dû oublier le sens de ce mot. C’est une histoire. Rien ne doit être nécessaire dans une histoire. Ainsi tout le devient. Tout est surprise.
J'aime être surprise. Beaucoup trop de livres. Ceux qui sont purs, ceux qui sont dégoûtants, ceux qui claudiquent, ceux qui sont trop gros et ceux qui sont trop maigres; les livres qui cherchent sans trouver, qui sont des énigmes à eux-mêmes mais qui nous parlent, et qui partagent cette vie immense, et floue, qu'ils ont en eux. Ils sont comme ça, tes livres, Sarah.