Après, tout va très vite. L'explosion des questions. Le déluge des questions. Non, je n'ai rien vu. Je leur jure. Certains [collègues] me tapotent l'épaule en murmurant, gênés, qu'ils compatissent, d'autres se demandent comment j'ai pu être aveugle à ce point, alors qu'ici...
- Ici, quoi ?
- Tu vois tout, Thierry. Le moindre pet.
- Ici, putain, c'est des machines !
(p. 80)
A travers les cimes, le soleil descend peu à peu, éclaboussant, par flaques, les mousses et les lichens. Plus je m'enfonce, plus la forêt se densifie. La lumière de plus en plus étroite, gicleurs, obstinée, formant, là, sur les troncs, là, sur l'humus et les fougères, d'innombrables éclats qui me font penser à la beauté d'un paysage de songe.
Je cours à présent. Je cours vers notre maison en écartant les ronces et les taillis. Garder ce noeud de fer en moi. Traverser le jardin sans prêter attention à votre linge qui pend. Débouler dans l'entrée avec mes grolles pleines de terre. Surgir dans le salon, foncer sur la télé, l'éteindre devant Elisabeth qui me regarde effarée. Mais c'est chez nous, ici. Je prononce ces mots avec des larmes dans la bouche.
Au boulot, je reste le plus distant possible. Malgré cela, pas un jour ne se passe sans que l'un d'entre eux, l'air mortifié, m'aborde dans les vestiaires, en salle des machines, sur le parking : "Franchement, j'aimerais pas être à ta place. ça doit être vraiment dur. " Plus ça va, plus cela m'insupporte, comme si à l'intérieur, j'attendais tout autre chose, le début d'une réponse peut-être, mais qui, là, jour après jour, se dilue dans leur pitié. Trouver une issue donc. N'importe laquelle. Celle qui me ramènera Elisabeth et notre vie. Toute notre vie. Sans quoi, je finirai par crever dans ce margouillis de charité malodorante. p.116
Chaque bribe de souvenir est une lame qui s'enfonce un peu plus profondément.
Plus que tout, j'aime ces heures où rien encore ne s'agite. Aucun bruit de voiture, aucune sonnerie de téléphone. Seule la lente poussée du jour, le craquement des branches dans le vent.
On ne se nourrit pas de ce qui est mort.
Tout ce malheur sur son visage. Marcher vers elle. Franchir le mur qui me sépare de son sourire. Traverser la forêt. Écarter les épines, les ronces. Ramasser les bruyères. Marcher encore. Atteindre cette larme qui coule le long de ses joues. Cette larme que j’essuie le plus délicatement possible et que j’embrasse avec douceur. Tout ce mal qu’on lui a infligé, nous tous, les hommes, les filles aussi, qui détournaient la tête à son passage.
Une statue pétrifiée dans un sable jonché de ruines. Comment allons-nous faire pour nous sortir de là? Ils ont bu dans nos verres
J’ai beau essayer de poursuivre ma lecture, mes yeux reviennent invariablement se poser devant la même petite phrase. Un type bien tu verras…
J’ai écrit cela.