On ne mesure pas tout à fait, d'emblée, l'ampleur des ténèbres dans lesquelles on s'aventure… La première scène est même presque bucolique : un pique-nique réunit la grande famille que forment les Sheetmire, un clan plus qu'une famille d'ailleurs, dont on reconnait les membres, dans la région, par les caractéristiques physiques qui les rassemblent. Approchons-nous de ce trio qui semble déplacé, mal à l'aise, formé de Clem Sheetmire, de son épouse Derma (la pièce rapportée) et de leur fils Beam, qui avec sa grande taille détonne au milieu du groupe.
Oublions pique-nique et réunions familiales, et accompagnons ces trois quidams, il est temps de plonger dans une eau glaçante et visqueuse. La plongée en eau froide est d'ailleurs littérale en ce qui concerne l'inconnu que Beam flanque dans la Gasting River en plein milieu de la nuit : l'homme, jeune et d'allure louche, unique passager du ferry reliant les deux berges de la rivière qu'ont toujours conduit les Sheetmire, a voulu s'emparer de la caisse…
Le cadavre ne tarde pas à faire surface. Beam s'enfuit. C'est le début d'une cavale effrénée, pour échapper entre autres au père du défunt -accompagné d'une meute de dobermans agressifs et d'un ombrageux homme de main- qui pourtant se fichait comme de sa dernière chemise de son incapable de fils.
Cette fuite éperdue, ponctuée de nombreux cadavres et d'autant de blessés, de pléthore de coups de feu et de quelques tonnes de tôle froissée, lui fait croiser le chemin de personnages à hauteur des rebondissements aussi angoissants que burlesques qui animent l'intrigue, dont un inquiétant routier en costume professant des théories aux relents surnaturels sur les mystères de la vie, un shérif féru d'antiquités, un tenancier de bar manchot qui tient Clem Sheetmire pour responsable de la perte de son bras, un vieux cueilleur de ginseng vivant en homme des bois…
La plupart sont des hommes furieux et enragés, mais aussi singuliers, à commencer par Beam, avec sa narcolepsie, cette "brutalité qui le prend presque par surprise" et ce sentiment de culpabilité latent qui le poursuit. Issus d'un environnement sclérosé caractérisé par l'absence de tout espoir et une rusticité atavique, ils semblent se transmettre leur propension au mal et à l'ignominie de génération en génération, comme enrôlés par de vastes forces dans un cercle infini de malveillance et de malédiction.
L'écriture, à l'unisson de la dimension à la fois épique et funeste de l'intrigue, exhausse ses accents tragiques jusqu'à la caricature, adoptant un lyrisme aux images évocatrices de mort et de sécheresse, faisant de ce "Verger de marbre" un western noir et baroque que je n'oublierai pas de sitôt !
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