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Critique de Nastasia-B


Il y a bien longtemps, lorsque j'étais au collège, il y avait un type d'ouvrage qui faisait fureur à l'époque chez les ados que nous étions : les livres dont vous êtes le héros. Peut-être certains d'entre-vous s'en souviennent-ils avec émotion et/ou nostalgie ? L'archétype du genre était certainement le Labyrinthe de la Mort de Ian Livingstone. Je me souviens en avoir lu un, un seulement, vaguement, qu'on m'avait prêté. Non pas qu'il ne m'ait pas plu mais tout simplement parce qu'en ce temps-là, il fallait se lever de bonne heure pour essayer de me faire lire un livre. Voyez comme les choses peuvent changer…

Bref, si le concept vous plait, sachez qu'avec L'Homme Des Bois, et dans cette édition Babel en particulier, c'est possible. Je m'explique. L'Homme Des Bois (traduit chez Gallimard sous le titre : Le Sauvage, et chez Bouquins sous l'appellation : le Génie Des Bois) est en fait une version préliminaire de ce qui deviendra le véritable chef-d'oeuvre d'Anton Tchékhov, Oncle Vania.

Prenez la même trame, le même début, amoindrissez quelque peu le rôle de Vania et enrichissez de façon inversement proportionnelle le rôle du médecin Astrov et vous obtenez L'Homme Des Bois. Changez simplement quelques noms voire seulement les prénoms comme c'est le cas pour Vania qui s'appelait initialement Iégor, ajoutez ou retirez l'un ou l'autre des personnages secondaires et vous basculez facilement de l'une à l'autre de ces pièces en quatre actes.

L'essentiel des différences se situent en fin d'acte III et dans l'acte IV, mais le début, la trame et l'esprit sont en tous points les mêmes. Et si vous êtes absolument fan des lectures sur synopses comme pour les trois évangiles de Marc, Mathieu et Luc, les traducteurs André Marcowicz et Françoise Morvan vous ont gâtés et ont mis à votre disposition une version totalement inédite en français qui est un proto Homme Des Bois.

Elle aussi présente des différences surtout en fin d'acte III et dans l'acte IV. C'est alors un drame très sombre, rendu plus heureux sur la fin dans la version définitive de L'Homme Des Bois. Mais, selon votre humeur et vos attentes, vous pouvez, en combinant ces deux versions de L'Homme Des Bois avec cette troisième version qu'est Oncle Vania, vous créer une pièce de théâtre dont VOUS êtes le héros.

Choix n°1 : vous voulez que tout capote sentimentalement de bout en bout et pour tout le monde avec une dominante écologique — choisissez la version initiale de L'Homme Des Bois.

Choix n°2 : vous souhaitez conserver le personnage de doux rêveur du médecin Khrouchtchov mais en ayant un épilogue un peu moins déprimant — choisissez la version définitive de L'Homme Des Bois.

Choix n°3 : vous privilégiez les pétages de boulon de celui qui a travaillé dans l'ombre toute sa vie pour un universitaire tocard et préférez moins vous étendre sur les états d'âme du médecin écolo — choisissez Oncle Vania.

Anton Tchékhov avait très bien perçu qu'il y avait une tension dans cette pièce entre deux personnages hyper intéressants l'un et l'autre et qui pourtant n'ont rien à voir ni à se dire. Je lui donne 100 % raison d'avoir remanié cette pièce pour en faire Oncle Vania, car ce personnage de Vania, ici Iégor est vraiment trop intéressant, dramatiquement parlant, pour ne pas l'étoffer.

En revanche, je trouve que dans cette version définitive de L'Homme Des Bois, version médiane pourrait-on dire, ni l'un ni l'autre des deux personnages phares ne sont développés à fond et cela me semble dommage. J'aurais aimé que, comme son nom l'indique, l'homme des bois, c'est-à-dire le personnage du médecin Khrouchtchov, eût été plus poussé, plus creusé, plus développé car il a lui aussi un potentiel dramatique, probablement trop peu exploité.

La logique veut que lorsqu'on donne pour titre à une pièce le nom d'un de ses personnages, ce personnage en question soit le principal, or ce n'est pas le cas ici. La logique veut également que lorsqu'une pièce est bicéphale ou polycéphale, le contraste entre les principaux protagonistes soit porteur de sens or, ici, les deux personnages centraux que sont Iégor Voïnitski et Mikhaïl Khrouchtchov n'offrent pas un contraste l'un par rapport à l'autre, mais par rapport à un troisième, à savoir, Alexandre Sérébriakov, l'universitaire à la retraite.

C'est en ce sens que je trouve L'Homme Des Bois moins bien né et moins bien construit que ne peut l'être Oncle Vania où c'est clairement l'opposition Vania/Sérébriakov qui est le poumon de la pièce. Il y avait, je pense, moyen d'en faire autant ici car l'auteur souhaite épingler le comportement déviant de ces citadins qui viennent, pour des raisons économiques, s'installer à la campagne, tout en souhaitant conserver leur train de vie et leurs loisirs des grandes villes.

Il y a donc incompatibilité et incompréhension, de nature et de conviction entre ceux d'ici, de la terre, qui essaient de trouver un mode de vie et de revenu durable, qui ne s'accommodent donc pas des flambées d'argent inutiles et injustifiées avec ceux de là-bas, ceux des villes, ceux qui sont déconnectés de la réalité pragmatique du sol, ceux qui utilisent comme seul moyen de médiation l'argent — désincarné, comptable.

L'étincelle, le catalyseur de discorde, va être la décision de vendre le domaine familial pour le convertir en argent sonnant. C'est une thématique chère à l'auteur et qui reviendra dans son oeuvre, notamment au travers de sa toute dernière pièce, La Cerisaie.

L'homme des bois condamne et fustige cette attitude qui consiste à ne considérer la terre, le sol ou les forêts que comme une source de revenu sans aucune prise en compte de l'écosystème dont elles font partie. Selon lui, c'est un comportement irresponsable et nuisible pour l'avenir.

Iégor s'oppose lui aussi à la vente du domaine, mais pour une tout autre raison, qui n'a rien à voir avec l'écologie. C'est le déni des humains qui l'habitent et qui lui donnent corps, le fait de les considérer comme quantité négligeable qui révolte ce dernier.

Et n'oublions pas, comme à chaque fois dans les pièces longues de Tchékhov, cette fondamentale incompréhension des coeurs humains. Tout le monde aime quelqu'un qui en retour ne l'aime pas et en aime un autre, qui à son tour en aime un autre, si bien que tout le monde en est malheureux et incompris.

En somme, des thématiques toujours très actuelles, qui ne concernent certes plus tellement les possessions de l'aristocratie mais plutôt de nos jours les entreprises. Pour gagner tel pourcentage, tant de points sur un bilan annuel devant les actionnaires, on n'hésite pas à sabrer tout un bassin d'emploi, pour gagner telle somme, ponctuellement et en une seule fois, on n'hésite pas à polluer ou piller les sols durablement, etc.

D'indéniables qualités mais une construction dramatique pas optimale selon moi, qui explique la moins grande renommée de cette pièce au détriment de sa fille, Oncle Vania. Ceci n'étant, vous l'aurez compris, que l'expression hautement subjective d'un modeste avis isolé, un baliveau au milieu d'un vaste bois, c'est-à-dire pas grand-chose.
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