Sa perte de mémoire, ça a été sa liberté.
Les lecteurs n'avaient-ils pas besoin d'espoir, même à la fin d'un roman noir?
Le moment de la disparition - celui entre le juste avant et le juste après - faisait partie de ceux définitivement gravés dans l'esprit des proches. Le dernier sourire, le dernier geste, le dernier mot devenaient les ultimes souvenirs
Il n'était pas rare, quand on avait tout perdu, de se perdre soi-même
Face à un échiquier centré sur une table en verre, l’écorchée réfléchissait, ses mains posées de part et d’autre du plateau en bois, les deux globes oculaires rivés sur la partie en cours. Son cerveau luisait dans sa boîte crânienne ouverte, son visage suggérait un masque vénitien détaché avec grâce du reste, son dos était comme épluché, chaque pan de peau et de muscle écartelé telles des ailes. La colonne vertébrale brillait, semblable à un grand serpent d’ivoire.
— Je suis désolé, pour votre fille, dit Romuald Tanchon. J’espère de tout cœur que vous allez la retrouver.
Gabriel Moscato supportait ces phrases depuis un mois à Sagas, un creuset de treize mille habitants encastré entre les montagnes à coups de pieu par un fondateur quelconque. À tous les coins de rue, dans le moindre commerce où il fourrait les pieds. Il saturait, mais il s’efforça de hocher la tête par politesse. Ses interlocuteurs voulaient juste se montrer compatissants, après tout.
Les bras croisés, il observait le nuage noir des oiseaux à plus d’un kilomètre de là, affairés à tournoyer inlassablement.
— Ils chient partout, ils piaillent depuis trois jours, mais en même temps, ils me fascinent. Tu les as vus ? On dirait une œuvre d’art. Parfois, je les vois constituer une figure mathématique parfaite, le fameux signe de l’infini en forme de huit. Le cycle de l’éternel recommencement, la répétition des événements… C’est quand même bizarre.
Il resta là, pensif, réfléchissant à ses propres mots, avant de poursuivre :
— Ils sont aussi coordonnés que s’ils ne formaient qu’un seul être, réagissant tous ensemble de façon quasi instantanée… Et pourtant, ils n’ont pas de chef de file comme dans les autres colonies migratoires. Il suffit qu’un oiseau se retourne et change de vitesse pour que tous les autres le fassent également. Ils ont l’air interconnectés…