Dans la hiérarchie de mes objets chéris les coffrets de crayons de couleur et de crayons pastels Caran d'Ache touchent au sommet. Le seul fait d'ouvrir ces coffrets et de contempler la rangée de crayons en ordre selon les subtiles nuances de bleu, de vert, de jaune, de rouge...rouge framboise, rouge indien, rouge vénitien, rose, rose ancien, abricot, sable rougeâtre, pourpre clair...me plonge dans la béatitude. Caran est une panoplie d'arcs-en-ciel.
J'admire "l'aiguille bifide des pins", selon l'expression de Colette, géniale nommeuse de toute chose.
Leur nom de vivant.
L' empreinte de leur amour.
Sur le point de m'endormir, à l'aube, j'ai aperçu par la fenêtre, dans le cimetière du temple voisin, les moines jeter au feu des stèles de bois enlevées des tombes. Quelle horreur, ai-je songé, avant de me rappeler que ce qui des défunts partait ainsi en fumée, était leur nom de mort. Pour leur nom de vivant, me suis-je dit, au spectacle des flammes éclairant la nuit, il revient à chacun, à sa façon, d'en sauver la trace.
Après les feuilles rouges, la neige : tel était l'ordre de la Nature.
Le deuil revient à l'improviste, comme les rêves, avec les rêves, ou bien selon une fatalité.
Depuis longtemps je ne veille plus à maintenir dans une séparation absolue le temps immobile et dévorateur du deuil et le temps productif et mobile de l'envie de vivre. Les deux s'interpénètrent.
J'aime ce mélange de superstition et de détachement, un rapport à la fois léger et profond par rapport au sacré.
Les significations errent en liberté. Les sensations ont la partie belle. Elles gagnent en force et en acuité.
J'appartiens à l'âge de la cueillette. Une sorte de blocage archaïque m'a arrêtée à ce stade. Et quand j'ai commencé non de pouvoir lire mais de prendre le goût de lire, j'ai pensé que j'irais à travers des milliers de pages animée de l'esprit de cueillette, j'empilerais au fur et à mesure de leur découverte des mots, des phrases, des tournures dans un baluchon extensible, qui aurait la vertu de s'alléger tout en s'accroissant.