L'insaisissable m'a donné la clef de la beauté du monde.
Leur nom de vivant.
L' empreinte de leur amour.
Nous aimions le sable. Nous sculptions le sable, parce qu'il ne nous opposait aucune résistance, se modelait selon nos caprices, parce que, lisse et miroitant, il réapparaissait intact chaque matin, et que l'usure sur lui comme sur nous n'avait pas de prise.
Mais lorsque, à peine sortie de l'enfance, toute livrée au charivari de mes expériences érotiques, je fréquentais les blockhaus, je n'étais pas en priorité tournée vers des épisodes de guerre. De plus, Armand, mon père, le mieux placé pour en parler, ne disait mot sur le sujet. Sur celui-ci, comme sur le reste, il demeurait muet. Il ne lui arrivait jamais d'évoquer ses années de résistance à Lyon, ni même de nous confier quoi que ce fût qui m'aurait permis de faire coïncider l'époque de mes vingt ans avec la Seconde Guerre mondiale. Mon père à qui la guerre avait volé sa jeunesse et apporté, en dépit des apparences de victoire, une preuve supplémentaire à un sentiment intime de défaite, ou plutôt, peut-être, à celui de la vanité des combats. Mon père, muré, emmuré dans son blockhaus de silence.
La neige a la saveur des colonnes d'eau pure tombant des cascades.
L'océan a une dimension tragique, cela fait partie de sa beauté, de l'effroi de sa beauté.
J'admire "l'aiguille bifide des pins", selon l'expression de Colette, géniale nommeuse de toute chose. J'en ramasse une pour l'utiliser en marque-page.
J'ai un penchant pour les pommes de pin, d'une sculpture si délicate, incomestibles, considérées dans nos contrées comme sans valeur et inutiles sauf pour allumer le feu qui va les consumer.
Sur le point de m'endormir, à l'aube, j'ai aperçu par la fenêtre, dans le cimetière du temple voisin, les moines jeter au feu des stèles de bois enlevées des tombes. Quelle horreur, ai-je songé, avant de me rappeler que ce qui des défunts partait ainsi en fumée, était leur nom de mort. Pour leur nom de vivant, me suis-je dit, au spectacle des flammes éclairant la nuit, il revient à chacun, à sa façon, d'en sauver la trace.
J'appartiens à l'âge de la cueillette. Une sorte de blocage archaïque m'a arrêtée à ce stade. Et quand j'ai commencé non de pouvoir lire mais de prendre le goût de lire, j'ai pensé que j'irais à travers des milliers de pages animée de l'esprit de cueillette, j'empilerais au fur et à mesure de leur découverte des mots, des phrases, des tournures dans un baluchon extensible, qui aurait la vertu de s'alléger tout en s'accroissant.