Léo a accepté tout cela parce que c'était l'ordre du monde, un monde dans lequel une place précise était assignée à chacun en fonction de sa position d'origine sur la grille sociale, il l'avait compris d'instinct, et aussi parce que les signaux qu'il recevait depuis son enfance lui indiquaient qu'il était déjà chanceux d'être assis à la table des plus grands que lui.
Les hommes choisissent, ouvrent et servent, les femmes patientent, et si on les oubli, elles sont réduites à prier qu'on veuille bien leur remplir leur verre. Une manière de souligner leur invisibilité et leur inféodation, pense subitement Anna.
pages 188-189.
« Ce moment précis où les proches, les familles prennent conscience du point de bascule, ce moment où ils commencent à glisser, avalés par un monde inconnu. Cette seconde où ils comprennent qu’eux aussi entrent en détention, d’une certaine manière. Qu’ils ne pourront plus choisir mais devront obéir. »
"Elle sait depuis toujours que chaque être humain porte en lui d'indicibles secrets "
D'où Anna venait, le monde n'était pas régi par des règles mais par la loi du plus fort, et le plus fort contrôlait par la peur. Les règles apparaissaient comme des balises sur son chemin, une rampe à laquelle elle pouvait se tenir pour grimper plus vite.
La vérité, c'est qu'elle s'était faite pour eux. Ce n'était qu'une représentation supplémentaire dans le théâtre de son existence : elle s'appliquait à montrer aux autres ce qu'ils voulaient voir et cela fonctionnait. Il y avait un prix à payer bien sûr, c'était épuisant de se surveiller, de chercher constamment dans l'oeil d'autrui la validation de ses efforts, épuisant de surmonter la crainte lancinante d'être rattrapée par le passé, mais à force de pratique, c'était devenu un état naturel, cette hypervigilance, une ligne de crête qu'elle suivait avec la certitude de servir un enjeu vital.
Anna avait éprouvé l'ivresse de l'alpiniste approchant le sommet de l'Everest et contemplant la courbure de la terre, le corps épuisé mais plus vivant que jamais. Ainsi, quelque vingt-cinq ans après s'être libérée de ses chaînes, poursuivait-elle encore son ascension !
Elle sait depuis toujours que chaque être humain porte en lui d'indicibles secrets. Il lui arrive parfois lorsqu'elle marche dans la rue, d'être piquée par cette idée et de ne plus penser qu'à cela, à chaque visage croisé : quel secret portes-tu, toi, et toi aussi, et toi encore. Quelle honte, quel crime, quel mensonge ? ces masques au poids variable, personne ne les ôtait jamais entièrement, elle en était persuadée. Jusqu'à sa mort, chacun conservait sa part d'inavouable, qu'il s'agisse de se protéger ou de protéger autrui, qu'il soit victime ou coupable.
Ce qu'elle a en tête, ce n'est pas cette scène d'un gamin excité qui semble fasciner le pays en entier, c'est Léo assis seul, dos au mur.
L'accomplissement d'Anna Gauthier s'est fondé sur la combinaison de deux principes : éliminer autant que possible l'incertitude et donner à voir ce qui est attendu.