Ils ont communié dans l'euphorie des défis remportés mais ils ne sont jamais confiés l'un à l'autre, par pudeur ou par crainte de ne pas trouver les mots justes. Que pourra-t-il partager aujourd'hui, en dehors de son impuissance à le sauver?
Elle devine que c'est sa façon à lui de contrer son impuissance, de faire défiler le temps plus vite. Elle s'efforce de ne pas le juger pour ne pas ajouter un problème à un autre.
La porte de l'autre monde vient de s'ouvrir en grand, comme s'ouvre à ceux qui savent la puissance des rôles et des masques .
Ce moment précis où les proches, les familles prennent conscience du point de bascule, ce moment où ils commencent à glisser, avalés par un monde inconnu. Cette seconde où ils comprennent qu'eux aussi entrent en détention, d'une certaine manière. Qu'ils ne pourront plus choisir mais devront obéir. Qu'ils n'auront plus la moindre marge de manœuvre mais dépendront d'une organisation obscure, du bon vouloir d'inconnus - quelle qu'ait pu être leur position sociale jusqu'ici. Qu'ils ne pourront rien épargner à ceux qu'ils aiment, ni violence ni souffrance- ou si peu. Qu'ils ne pourront plus les toucher ni les entendre - ou si peu.
Moins de soixante douze heures ont suffi à plonger leurs vies parfaites dans l'obscurité.
En acceptant que Léo devienne autonome, Anna renonçait à cette petite place, discrète et confortable, ce strapontin de velours depuis lequel elle observait l'existence de son fils.
Ce qu'ils comprennent l'un et l'autre, c'est qu'ils n'ont plus aucun contrôle sur les évènements.
Quelque chose d'infime a changé entre eux, qu'ils sont encore incapables de discerner.
Elle sait le poids de l'apparence dans le contrat social.
Le vin n’est pas l’affaire des femmes, c’est sans doute un des rares codes communs à ses deux vies. Elle a vu son père choisir les bouteilles (des piquettes qu’il vendait à l’épicerie, dont certaines portaient des noms pompeux), puis son beau-père et son mari ont pris la suite (des grands crus classés, exclusivement). Les hommes choisissent, ouvrent et servent, les femmes patientent, et si on les oublie, elles sont réduites à prier qu’on veuille bien leur remplir leur verre.