Et il rêvait, Anselme, d'une grande fête sur ses terres natales, un
kannjawou digne de ce nom, comme au bon vieux temps, pour montrer cela à ses filles, elles qui n'avaient connu que l'Occupant. Sophonie et Jöelle, les plus belles de Port au Prince, l'une travaillant dans le bar fréquenté des européens venus jouer les Superman pour mieux se sentir dans leurs vies, l'autre oeuvrant sans désillusion à une révolution auquelle elle-même ne croit pas.
Elles sont les amies de Popol, Wodné et notre héros, amateur de littérature, dont on ne saura jamais le nom, comme si à force de traîner rue de l'Enterrement, devant le cimetière et les pilleurs de tombe, il avait déjà scellé son sort d'anonyme.
A eux cinq, ils forment une bande, bancale mais unie.
Autour d'eux, gravitent des personnages : Man Jeanne, la vieille femme qui verse la pisse de son chat sur les malotrus, le petit professeur qui descend de sa sphère bourgeoise pour faire la lecture aux enfants, encourager la révolution et se régaler des yeux de la beauté de Joëlle, et Régis, le patron du
Kannjawou, cette fête haïtienne traditionnelle travestie en cliché exotique pour l'occupant et le personnel civil : « Après avoir garé leur 4x4, les clients se bousculent déjà à l'entrée. Marchent vite. Avides, têtes chercheuses, fauves lâchés. Commencent à danser dehors sur des airs qu'ils n'entendent pas encore. N'arrêtent pas de danser en avançant vers la piste. S'embrassent. S'admirent dans une sorte d'entre-soi. Constituant un monstre compact et cependant à plusieurs têtes, plusieurs jambes, plusieurs bouches, tournant sur lui-même, rapaces contre rapaces, frénésie contre frénésie. Je te mange, tu me manges.. corps pressés de consommer, les corps, l'alcool, quelque chose qu'ils peuvent palper, ingurgiter, malaxer, mâchonner jusqu'à l'overdose dont, après la fermeture les rebuts, vomi, préservatifs s'étaleront dans les toilettes comme la preuve que chacun en avait peu pour son compte. Puis ils partent. »
Lyonel Trouillot n'épargne ni les riches Européens venus goûter à l'exotisme humanitaire, ni les Américains et leur occupation. Il n'épargne pas la jeunesse haïtienne et la vie misérable d'un pays qui n'a plus la maîtrise de rien.
« Les mois ont passé. Les choses et les personnes ont continué à glisser, qui dans le vrai, qui dans le faux. Je reprends ce journal qui ne mène nulle part. Parfois, la vie ne bouge qu'à l'intérieur des mots. Et lorsque tout va mal, il convient de tout consigner. Ecrire est ma manière de me magner le cul ».
Qui du narrateur ou de l'auteur écrit ces mots, je ne sais pas, mais ils résonnent de la rue de l'Enterrement à mon salon bien chauffé, duquel, grâce à
Lyonel Trouillot, j'en sais un peu plus sur Haïti et son histoire.
Un dernier roman aussi bon que les précédents, entre colère, amertume, ironie.
Une réalité violente et crue.
Une écriture sincère.
Un écrivain engagé qui écrit avec sa chair.
Voilà ce qu'est
Kannjawou. On peut ne pas aimer le style, le monologue, l'histoire, mais on ne peut pas nier le talent de cette chronique noire sur un pays en décomposition.
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