Depuis le début du repas, Armand sentait venir l'orage. Nul n'osait rompre le silence, tant que le comte Paul Arkadiévitch Béreznikoff n'aurait pas donné le signal de la conversation. Or, il se taisait, pesant et opaque tel un lingot de plomb.
Armand ne répondit pas et serra les mâchoires. La supériorité morale qu'affichaient les Français l'irritait comme une insulte à la vérité. Ils étaient sottement fiers d'être les citoyens d'un pays où l'on mettait le mot liberté à toutes les sauces. Ils avaient guillotiné des milliers de personnes au nom de cette liberté. Ils envahissaient les pays pacifiques en prétendant apporter la liberté dans leurs bagages.
J'ai été élevé ici, Monsieur, dit-il fièrement. Les Russes m'ont toujours considéré comme un des leurs. Je ne voudrais rien faire qui pût être interprété comme une soumission à la volonté de l'ennemi déclaré de leur patrie
La Russie vous a recueilli, vous a réchauffé, vous a instruit, poursuivit Rostoptchine en haussant le ton, et au moment le plus tragique de son histoire, vous l'avez trahie comme un vulgaire laquais prêt à changer de maître si on le paie mieux dans une autre maison! Je reconnais bien là l'esprit versatile, fourbe, égoïste de votre race.
Alors vous êtes un de ces foutus émigrés, un de ces Français-Russes! Mes compliments! De la graine de traîtres! il faudrait tous vous écraser sous le talon! Allons ouste! Ecartez-vous! J'ai à faire, par là!