C'était un homme de type maghrébin âgé d'une quarantaine d'années. Il portait une longue robe en laine noire, des chaussures à talons et un sautoir en perles. Des cheveux courts et frisés encadraient un visage aux traits durs, marqués par la fatigue, et l'on discernait, derrière l'apparente légèreté de l'homme féminisé, grimé, toutes les crispations de l'exil. Un gendarme nous avait raconté qu'il avait fui l'Algérie où il avait été persécuté et menacé de mort par ses frères. Il se prénommait Samir, se faisait appeler Samira : 'Où est-ç'qu'on l'met ? Chez les hommes ou chez les femmes ?' Il souhaitait se retrouver parmi les femmes, 'Je suis une fille'. 'On n'en veut pas ici' - les femmes avaient peur, elles ne sortaient pas du bloc. Un homme avec elles ? Non. Un étranger au regard fuyant. Placé de force dans le bloc des hommes, il avait été passé à tabac par des retenus. 'On n'en veut pas ici non plus. Qu'elle dégage !' On l'avait finalement transféré chez les femmes, le visage couvert d'ecchymoses.
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Quelle sorte de monstres à visage humain étions-nous devenus pour les chasser par la force, par le jeu inique des lois, par la tentation corruptrice de nos peurs, eux que nous abandonnions à la déshérence comme des terres infécondes, et qu'avaient-ils à nous prendre que nous ne pouvions leur offrir ? La liberté, nous l'avions dévoyée"
Sans papiers, je n’étais qu’une anonyme parmi d’autres.
En quelques minutes, tout ce que j’avais construit, bâti pendant ces longs mois était piétiné, saccagé.
Contrôler l’identité de quelqu’un, c’est déjà délégitimer sa présence.
- Tu es mineur ? Je suis sûr que si tu passais un examen d'âge osseux, on diagnostiquerait de l'arthrose.
Le nom que nous n’avions jamais voulu changer ni franciser. Fierté d’étranger. Signe ostentatoire. D’où vient ton nom ? La grande question de l’identité. Il vient de mon père, fils de, de mon grand-père, fils de. Et ainsi de génération en génération, les noms que nous portons, qu’ils nous identifient, nous stigmatisent, qu’ils nous rappellent à nous-mêmes que nous ne sommes pas d’ici, puisque nous voulons l’oublier.
Même si j’obtenais mes papiers, la nationalité française, je ne serais jamais considéré comme un des vôtres. Je resterais un étranger aux yeux des Français mais je deviendrais un Français pour les miens.
Être amoureux, c’était comme tenir un serpent contre soi, vivre dans la peur d’être mordu, dévoré, tué.
Nous voulions tout : être acceptés des autres sans pour autant nous mêler à eux, être intégrés sans renoncer à nos coutumes, sans oublier nos racines cosmopolites, devenir de parfaits Français, des fruits de l’école républicaine, des citoyens responsables, tout en sachant que nous n’en serions jamais, et quel dilemme !