L'apparition

- Les policiers ne font rien ?
- Si, des braquages, leur jour de congé.

Jef, lui, avait si peu reçu en comparaison ; combien d'heures lui avais-je consacrées, dans ses huit ans de vie ? On se disait bonjour au réveil, je le promenais dix minutes et on se retrouvait le soir. Ni les hommes ni les chiens ne reviennnent nous hanter : ce qui nous poursuit c'est le temps qu'on ne leur a pas donné, les occasions perdus, le souvenir des attentes auxquelles on n'a pas su répondre.

J'ai vécu cette situation pendant quelques semaines, à la mort de mon chien. Cet appel. Cette certitude d'être deux brusquement. Cette envie irrépressible de fermer les yeux et de caresser le vide, de répondre au silence.

Tu voudrais être vieille afin que ce genre de problèmes ne se pose plus, et tu ne supportes pas de paraître moins jeune ; alors tu fais le vide autour de toi pour éviter que les autres ne te renvoient l'image à laquelle tu ne corresponds plus

Je monte prendre une douche, évitant comme toujours de me croiser dans la glace. Mon corps fait ce qu'il peut, ce qu'il veut ; je ne l'aime plus et il se venge.

Rien ne devrait me retenir. Je ne veux pas d'héritier, je n'engrange pour personne et aucune famille ne dépend plus de moi. Maintenant que mon chien n'est plus là pour justifier ma présence, je me retrouve sans arguments face à mes reniements et je le vis aussi mal que prévu.

Aucun message sur le répondeur. Normal : je n'ai plus de copines. Je n'ai plus la force de subir leurs histoires, leurs maris, leurs bébés, leurs vacances, leurs bonheurs péremptoires construits sur des illusions, des concessions, des objectifs atteints ou des plans à long terme, ni ces façons de me reprocher mon célibat pour finalement, tôt ou tard, m'envier ma liberté avec amertume qui ne pardonne pas.

L'instinct de ton chien est le seul phénomène irrationnel que tu aies jamais admis sans éprouver un sentiment d'agression. L'orsque ta mère te disait qu'il savait, à plusieurs kilomètres de distance, et quels que soient tes horaires, le moment précis où fu décidais de rentrer chez toi, et qu'il allait aussitôt se poster dans le vestibule pour t'attendre, tu te sentais flattée, aimée, importante. Aujourd'hui où ta maison est vide, l'inexplicable a perdu son droit de cité. Tu es seule et deux plus deux font quatre.

Au moment où je vais me coucher, le bébé mitoyen commence à piquer sa crise. Guili-guili de la mère, berceuse tonitruante du père et vacarme de clochettes par dessus les cris. Symboliquement, je cogne trois fois contre la cloison qu'un simple joint de dilatation sépare de leur mur, en souvenir des -Silence- qu'ils beuglaient pendant l'agonie de mon chien. Je hais ces gens.

Détruis-moi, Nathalie, que je finisse de mourir en paix, que je connaisse l'autre monde, que j'y retrouve ma femme, que je puisse quitter mon vêtement et mes attaches terrestres, comme tout à chacun. C'est mon droit, c'est mon devoir, c'est ma condition d'être humain ; j'ai été choisi au hasard et je perdure par erreur ou par omission, artificiellement prolongé au mépris de la loi commune. Je ne veux plus être seul, Nathalie. Je ne veux plus souffrir l'exception.
Aide-moi...