Benoît Vitkine est un journaliste français, spécialiste de la Russie et des ex-pays soviétiques, correspondant du Monde à Moscou, il faut le suivre, sur twitter notamment, car il est une source quotidienne, fiable et passionnante de ce qui se passe à l'est, et entre autres, dans le
Donbass, ou d'autres contrées qui ne font pas forcément les gros titres de nos journaux.
C'est un livre que j'aurais fini par lire tôt ou tard car à l'exception de rares évocations sommaires sur la région et le conflit géopolitique qui la déchire, je n'avais pas eu l'occasion de me pencher sérieusement sur la nature des conflits.
Benoît Vitkine en première ligne de la guerre présente avec clarté tous les enjeux autour desquels se déchirent séparatistes, largement soutenus par le voisin russe quelque peu intrusif, et loyalistes. Comme il le souligne à travers la voix désenchantée de son colonel, le conflit du
Donbass n'est pas celui qui préoccupe en premier lieu l'Union Européenne même si le traité de Minsk a sensiblement apaisé le débat. S'impliquer – efficacement – dans un conflit dont l'une des parties est soutenue par
Vladimir Poutine, c'est aussi affronter l'ire froide et rancunière du dirigeant russe, colère dont l'Union Européenne se passe aisément, j'imagine. Comme celle du Haut-Karabagh, la guerre du
Donbass est de celles qui nous sont tellement éloignées, que l'on n'arriverait pas même à situer le
Donbass sur une carte, ni même à la définir, étant données les deux républiques autoproclamées, mais non reconnues qui composent entre autres la partie indépendantiste du bassin et l'instabilité des lignes de fronts entre loyalistes ukrainiens et séparatistes prorusses.
Si
Benoît Vitkine nous laisse à porter de main les principales clefs pour comprendre le conflit qui agite la région, je pense à la révolution de Maïdan, qui tient son nom d'une des places principales de Kiev, ce roman reste un polar. Clairement la part géopolitique occupe la majeure place du roman, ce qui a totalement répondu à mes attentes. S'il a choisi la fiction (encore que, jusqu'à quel point l'est-elle ?), la narration s'ancre sur un terrain tout ce qu'il y a de plus réel. Peut-être que loin des reportages qui ne sont pas forcément aussi attrayants qu'un bon polar, ce mode est idéal pour raconter une guerre dont l'occident peine à connaître le nom. Déplacer le conflit dans la zone de la fiction, qui lui laisse un champ d'action plus personnel et plus souple au niveau écriture, lui a peut-être permis d'attirer un lectorat sans doute plus large, plus diversifié. En tout cas, depuis son rôle de journaliste et de spécialiste de la zone d'Europe Orientale, il apporte une clarté nouvelle et bienvenue sur l'écheveau complexe qui s'est noué là-bas et dont les fils semblent être assez difficiles à dénouer.
Il a choisi de donner une orientation policière à son roman pour parler du
Donbass, qui me semble après tout en parfaite concordance avec l'atmosphère des lieux, compte tenu le champs de mines et de destructions qu'est devenue la région. Depuis son rôle de romancier, il a bâti une intrigue, qui s'appuie en très grande partie sur le contexte belliqueux et mortifère, sépulcral, ingérable, presque, d'une guerre poussée jusqu'à l'absurde, qui divise les ukrainiens, dont les plus retors ressortent saufs. Un spectacle de pantomimes dont le Tsar russe semble s'absoudre, avec peut-être un air d'innocence à peine trop exagérée. Ces assassinats d'enfants, qui sont en temps de guerre, la dernière étape peut-être avant le basculement complet dans la folie inhumaine des belligérants – il le souligne – sont prétexte à étudier des destins individuels, qui ont tous un rapport étroitement complexe, ambiguë et funeste avec la guerre, et la mort. Cette mort est le fil rouge du roman, comme une malediction imprescriptible pour à la fois l'Ukraine en tant qu'ex-république soviétique, et la Russie, dont la guerre du
Donbass n'est pas la seule coupable.
Le narrateur, Henrik Kavadze, ne tranche pas sur ce fond surexposé à la guerre, assez obturé par les instruments et les blessures de guerre, les stigmates laissées sur cette terre douloureuse, qui n'appartient plus à personne. Tout comme les gens sont dépossédés des leurs, il ne leur reste plus que leurs morts, leurs deuils, leur mémoire et leur peine. L'industrie qui marche encore, la cokerie, n'est pas là pour remettre un peu de couleur à la vie des Donois, décidément bien noire. Les voies de sortie ne sont qu'artificielles, l'alcool, la drogue, n'apporte que ce flash de vie vif et aveuglant, aussi artificiel qu'éphémère, qui finit par brûler la rétine.
Si cette guerre est éloignée géographiquement parlant, elle est étonnamment proche au point du vu temporel, et lire des 2014, des 2015 met un coup de semonce bienvenue pour les ouest-européens que nous sommes. Ce qui est particulièrement frappant, quand on lit à travers les lignes de ce roman, c'est de constater à quel point cette guerre semble ne pas vouloir trouver de fin, si les mortiers continuent à voler de part et d'autre plus par la force de l'habitude que par conviction, les soldats, eux ont le geste aussi automatique que leurs armes. Si cette guerre n'en finit pas, le chagrin des survivants en est à son image : infini, immuable, indélébile. La guerre se nourrit de ses décombres et de ses morts, la Russie de ses guerres, de cette mélancolie soviétique, qui aura peut-être du mal à se défaire de ses désirs mortifères d'expansion. Surement pas avec un homme aussi mégalomane que Poutine à sa tête.
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