Pi oublia pour quelques instants la réalité de sa situation.
Son pouls diminua. Sa respiration s’apaisa.
Surgi du néant, un mot traversa l’esprit du jeune homme.
Hotep.
En langue égyptienne, être en paix. Un terme qui avait déserté le vocabulaire de Pi depuis une éternité.
— Père ?
Bousculé par l’apparition, Pi sursauta. Les yeux écarquillés, il fixa sans comprendre ce petit garçon de quatre ans, cet être minuscule qui avait hérité du gabarit de son père. Sa proximité affola tous les sens de l’officier.
— Vous regardez quoi ?
Pi balbutia quelque obscure réponse. Pourquoi son fils ne dormait-il pas ? Comment avait-il osé sortir de son lit ? Par quelle folie se permettait-il de déranger la tranquillité méritée de son père ?
Une irritation incontrôlable le saisit. Une rage bouillonnante, indomptable, d’une proportion incompréhensible. Pi ouvrit la bouche et leva un bras dans l’intention de gifler cet enfant insolent, quand ce dernier chuchota :
— Et pourquoi vous êtes si méchant ?
La fureur de l’homme retomba, comme fauchée en pleine cœur. Pi se retrouva parfaitement démuni. Démuni face à l’enfant. Démuni face à la question.
Quand ils furent enfin repartis à contre-courant du Nil, dont les eaux calmes facilitaient la remontée, le père de Pi se décida néanmoins à rompre le silence.
— Tu as bien travaillé.
Durant la totalité du trajet, ce furent les seuls mots prononcés. Pi n’avait pas répondu : il n’en était pas moins fier. Il se sentait plus fort, car il avait le soutien d’Ahmès. Plus confiant aussi, car il savait désormais que son père payerait un jour pour son comportement. mAat. Pi répétait ce terme dans sa tête. Il en appréciait la sonorité. Cette dernière l’apaisait, semblait agir comme une incantation vertueuse, capable de tranquilliser son esprit.
À la fin du voyage, l’enfant ne voyait plus son père comme avant. Il avait la sensation qu’un rempart invisible se dressait à nouveau entre eux. Autrefois, Afga symbolisait ce rempart. Désormais, Ahmès représentait à la fois la pierre et le bâtisseur. Par son existence et par les connaissances qu’il avait apportées à son ami.
Ahmès, l’Égyptien, ennemi de son clan et de sa tribu. La seule personne, avec Afga et sa tante, qui apportait de la sécurité et du bonheur dans le cœur de Pi.
Ahmès serait un grand frère secret.
Lors de leur dernière rencontre de l’année, Ahmès rappela à Pi leur pacte de fraternité. Lorsque son frère disparut dans les papyrus, le jeune Nubien s’autorisa malgré tout à pleurer. Deux saisons représentaient une éternité qu’il supportait de moins en moins.
Avant de rouvrir les yeux sur la barque de son père et de ravaler ses larmes, il se rappela le signe qu’Ahmès lui avait gravé dans l’argile au bord du fleuve.
L’écriture hiéroglyphique, sacrée, pour sn.
Frère.
Ahmès l’avait appris exprès pour lui transmettre.
— Au nom de Sa Majesté, au nom de vos outrages, au nom de mes frères tombés, au nom de la justice, je vais vous détruire ! Moi, Ahmès, souvenez-vous-en lorsque vous comparaîtrez devant vos dieux !
Il se jeta dans la mêlée, accompagné par les siens. Avant d’enlever la vie au dernier des Hyksôs, la jeune lame, Ahmès eut le plaisir malsain de lire la panique sur le visage juvénile, une seconde avant que sa hache ne lui perfore la cage thoracique pour atteindre le cœur.
L’inconnu le terrifiait. Il avait toujours été la fierté de sa famille. Mais s’il n’était pas à la hauteur du chemin que ses parents lui ordonnaient d’emprunter ? Et s’il les décevait ? S’il n’aimait pas l’école ?
En position fœtale, Ahmès se mit à grelotter. Il ne voulait pas quitter ce nid chaud qu’il avait toujours connu. Il ne voulait pas devenir son père. Posséder un jour ce regard féroce qui l’avait perturbé.
Quand l’aube se leva, la lumière pénétra dans la chambre de l’enfant, qui leva des yeux rougis par la fatigue. Son cœur tambourinait contre ses côtes.
Aujourd’hui serait le grand jour.