Le Diable s'habille en Prada est un roman que L'Express, Lire, ainsi que des magazines féminins, ont encensé de critiques élogieuses, et l'adaptation cinématographique de 2006 (si mes souvenirs sont bons) avec Anne Hathaway et Meryl Streep n'a fait que renforcer le succès dont bénéficiait déjà le livre. Alors que j'étais en hypokhâgne, en classes préparatoires littéraires, je me suis plongé dans la lecture de cet ouvrage, histoire de prendre une pause avec les monuments littéraires que je devais étudier. Ce roman a suscité chez moi le rire par ses sarcasmes, et son humour acerbe : Andrea Sachs, la narratrice, récemment diplômée de l'université Brown, se lance à la conquête de New York, afin de faire carrière dans le journalisme. Ce qu'elle veut, c'est mettre sa plume au service du New Yorker. Faute de contacts pour la pistonner (c'est toujours comme ça dans le monde de la presse, je suis bien placé pour le savoir, puisqu'il fut un temps où je souhaitais ardemment devenir journaliste), Andrea fait de timides débuts chez Runway, célèbre magazine de mode dont la rédactrice en chef est Miranda Priestly, l'archétype de la patronne impitoyable. Bon, on devine aisément que Miranda a été créée autour de l'emblématique Anna Wintour, rédactrice en chef de Vogue, magazine de mode que je n'ai pas besoin de vous présenter. Sauf qu'Andrea est embauchée en tant qu'assistante, et que ses tâches se résument essentiellement à : guetter sur son portable les appels de Miranda, consigner ses requêtes, et les exécuter. Attention, c'est un véritable agenda de ministre pour Andrea qui doit accomplir des missions n'ayant nullement trait à la presse écrite. Au contraire, la nouvelle recrue doit le plus souvent aller récupérer des habits pour sa patronne, lui apporter ses repas préparés par les chefs des meilleurs restaurants situés à l'autre bout de New York, ou simplement un café de chez Starbucks. Et encore, je vous résume ses journées de travail dans les grandes lignes ! Attendez de voir la course au manuscrit d'Harry Potter (si, si, il y a bel et bien un passage consacré à une telle mission). Cependant, après des débuts laborieux, Andrea parvient à se conformer à l'image que Runway cherche à donner. Mais pervertie par le carriérisme qui gangrène la rédaction, Andrea sacrifie sa vie sentimentale et ses amitiés, au profit de sa réussite.
Si le personnage de Miranda est très intéressant à observer, celui d'Andrea m'a agacé pour les raisons suivantes : j'ai eu l'impression que la narratrice faisait une crise d'adolescence à retardement dans ce roman ; notre jeune diplômée se retrouve confrontée au monde du travail dans lequel elle fait ses premiers pas, et se heurte à une réalité qu'elle n'avait jamais soupçonnée. Bref, après avoir pris du bon temps sur les bancs de la fac, Andrea découvre ce que c'est que de vivre en solo sans ses parents, en colocation avec des amis, puis son bien-aimé. Et en dépit de son cheminement dans l'oeuvre, sa personnalité n'évolue pas : elle demeure la même gamine qui veut tout sur le champ ; vingt-trois ans, mais quatorze ans d'âge mental. En ce qui concerne le regard de l'auteur sur le monde de la mode, son analyse est tout à fait pertinente : le roman démontre à quel point la mode happe ceux et celles qui veulent faire carrière dans ce domaine. J'ai particulièrement été frappé par les descriptions récurrentes qui dépeignent des filles à la silhouette rachitique, juchées sur des talons de huit ou douze centimètres. L'attitude du personnel de la rédaction n'échappe pas non plus à la plume de l'auteur qui insert des dialogues sournois et tordants. En ce qui concerne le personnage de Miranda, nous avons le cliché le plus réussi de la patronne d'un journal de mode: comme toute créatrice de tendance qui se respecte, elle est convaincue d'en savoir plus que quiconque sur quoi que ce soit, elle reste résolument campée sur ses positions, et bien entendu, ne se remet jamais en question, pas plus qu'elle ne se soucie de la déontologie du travail ni du sort de ses larbins. Égocentrique, narcissique et hautaine, la rédactrice en chef se contente de laisser son équipe faire tout le travail pour elle, et considère indigne de sa personne des tâches comme mettre sa signature au bas d'un document officiel, à tel point que son personnel doit imiter sa signature (qu'est-ce que je vous disais au sujet de la déontologie?), tous les prétextes sont bons pour ne pas lever le petit doigt, alors que son équipe se plie en quatre pour elle.
Le roman nous montre un implacable constat qui aujourd'hui encore s'avère réel : seuls les plus tenaces, les plus opiniâtres et les plus pugnaces parviennent à s'imposer dans ce milieu où vous ne pouvez pas vous permettre d'être vous-même. Une fois que vous vous êtes démarqués lors de l'entretien d'embauche, vous devez vous hâter de devenir ce que les autres veulent que vous soyez. Voilà l'expérience que fait Andrea. Ne vous méprenez pas sur mes propos, je respecte le monde de la mode qui encourage et préserve un savoir-faire (et puisqu'on parle de mode, mon style favori est celui dit preppy), mais ses problématiques soulevées par la représentation de l'humain, par la pédophilie (la mode, au même titre que le cinéma d'ailleurs, fait partie de ces industries qui sont viciées par des problèmes de ce genre), et par le rapport au corps me heurtent. Pour en revenir à l'ouvrage de
Lauren Weisberger, c'est un livre agréable à lire, très drôle, mais qui dévoile ce que nous ne soupçonnions pas au sujet de l'usine à rêves qu'est cet univers glamoureux. Alors, êtes-vous certains de vouloir obtenir un CDD pour travailler auprès de Karine Roitfeld ? Vous êtes prêts à faire abnégation de votre personne ? À renier votre humanité ? Vous ne vous souciez que de la rentabilité et de tout ce qui a trait à l'apparence ? Vous vous investiriez dans ce travail au péril de votre vie (sans rire) ? Alors ce poste est fait pour vous !