Alma était issue d’une lignée comparable : plusieurs générations de professeurs et de médecins, un oncle qui avait été le premier Noir admis dans telle université de l’Ivy League, un cousin qui était le premier Noir diplômé de telle faculté de médecine. Premier ceci, premier cela. Des Noirs fiers et conscients des enjeux raciaux jusqu’à un certain point – suffisamment clairs de peau pour passer pour des Blancs, et un peu trop pressés de vous le rappeler. En donnant la becquée à May, Carney vit sa main sur la joue de sa fille. May avait la peau sombre, comme lui. Il se demanda si Alma était toujours révulsée par la couleur de sa petite-fille, déçue qu’elle ne soit pas aussi claire qu’Elizabeth. Il l’avait vue tiquer dans la chambre d’hôpital après l’accouchement. Tous ces efforts, et regarde qui elle épouse. Lorsqu’elle contemplait le ventre de sa fille, Alma se demandait-elle quel sang l’emporterait cette fois ?
Et puis, un jour, quelqu’un avait eu l’idée de créer un grand parc dans le centre de Manhattan, une oasis au sein de la jeune métropole grouillante. Plusieurs sites furent proposés, rejetés, reconsidérés, jusqu’à ce que les autorités blanches optent finalement pour un vaste rectangle au cœur de l’île. Cet emplacement était déjà habité ; aucun problème. Les citoyens noirs de Seneca Village étaient propriétaires, ils votaient, ils avaient une voix. Pas assez forte, cependant. La municipalité les expropria, rasa les maisons, et on n’en parla plus. Les habitants s’éparpillèrent dans différents quartiers, différentes villes où ils pourraient repartir de zéro, et New York eut son Central Park.
Malgré la compagnie de ses beaux-parents, Carney aimait venir dans leur maison de Strivers’ Row, « l’Allée des Travailleurs ». Enfant, il admirait ces demeures de brique jaune et de pierre blanche immaculée parachutées en plein Harlem. Vus depuis la 8e Avenue, les trottoirs étaient toujours balayés, les caniveaux débouchés, et les ruelles séparant les maisons lui apparaissaient comme des territoires intrigants. Un pâté de maisons qui avait son propre nom, ce n’était pas courant. Comment pourrait s’appeler son vieux bloc d’immeubles de la 127e Rue ? Crooked Way, « la Voie des Escrocs ». Le travailleur d’un côté, le voyou de l’autre. Les travailleurs tendaient vers une vie plus belle – qui existait peut-être, ou peut-être pas – quand les escrocs magouillaient pour détourner le système en place. D’un côté le monde tel qu’il aurait pu être, de l’autre le monde tel qu’il était. Mais Carney se montrait peut-être un peu trop radical. Nombre d’escrocs étaient de grands travailleurs, et nombre de travailleurs trichaient avec la loi.
L'Amérique était un grand pays souillé par des régions faisandées où régnaient l'intolérance et la violence raciales.
Caves et voyous avaient besoin de se croiser une fois de temps en temps, histoire de réaffirmer leurs choix de vie.
Un policier blanc avait abattu un jeune Noir de trois balles dans le corps. Le savoir-faire américain dans toute sa splendeur : on crée des merveilles, on crée de l’injustice, on n’arrête jamais.
(Albin Michel, p.284)
Jouez peut-être pas le même numéro à tous les coups.
Essayez autre chose, voyez ce qui se passe.
Si ça se trouve, vous êtes à côté de la plaque depuis le début.
Pas voyou, tout juste un peu filou
Son cousin Freddie le brancha sur le casse par une chaude nuit de début juin.
Un prédicateur déclama : « Je suis venu pour le salut de votre âme ! » en levant les bras comme s’il cherchait à écarter les flots. Un peu plus loin, deux vendeurs de journaux se battaient pour une place devant un magasins de cigares. Ils en firent tomber leurs feuilles de chou, qui s’ouvrirent sur le trottoir et frémirent sous le pot d’échappement d’un bus. Carney plissa les paupières. Un carrefour semblable à toux ceux de cette ville, peuplé de personnages bruyants et furieux qui avaient chacun leur camelote à vendre et débitaient des argumentaires éventés pour tenter de fourguer à des clients qui de toute manière n’avaient pas un rond.