On est ce qu'on est. La meilleure façon de foutre en l'air sa vie, c'est d'essayer d'être autre chose.
Le pré devant la cabane de Rory, plus tard dans la nuit. Air froid et dangereux, aussi
tranchant qu'une dent de chat. Etoiles qui éclatent comme des fracas congelés dans le ciel de nuit noir, et la pleine lune d'un blanc fragile, comme un disque de glace, comme s'il suffisait de souffler dessus pour qu'elle se dissolve dans la nuit. Rory est allongé au milieu de ce pré, tête posée sur une bûche, yeux perdus dans le grand firmament. Tout se mélange encore dans sa mémoire. Un homme gisant face contre terre, dans la boue, dans la poussière. Son dos n'est plus qu'un trou hideux de chair et fragments d'os. L'odeur chimique de l'héroïne et la puanteur du sperme qui émanait de Dana. Et sa sœur. Le sentiment qu'il a toujours éprouvé pour elle est encore là, mais en plus flou, comme s'il devait traverser une fenêtre très sale avant de parvenir jusqu'à lui. /.../
Il y avait une grange avec un chèvrefeuille courant sur une façade. L'hiver, il perdait toutes ses feuilles. Les voix perçantes de ses parents qui buvaient comme des trous après la mort de sa sœur. Les corvées du soir, sortir vider le pot de chambre dans la fosse à purin. Puis s'accroupir et se pelotonner dans son manteau de travail comme une tortue sous sa carapace, à souffler de l'air chaud dans ses mains, en attendant que leurs haines stridentes s'étiolent dans la maison.
Mais elles ne s'étiolaient jamais. Pas complètement. Elles flottaient dans l'air comme la
fumée d'un poêle qu'on allume trappe fermée.
Puis sa mère. Puis son père.
Rory n'essaie pas de nouer conversation avec lui. parler et ravailler en même temps, ça ferait trop pour ce pauvre bougre.
Mais ensuite le gosse fit deux erreurs. La première fut de s’engager dans la ruelle. C’était la plus évidente. Mais la seconde était une en réalité une erreur de jugement qu’il avait commise beaucoup plus tôt, probablement le matin, à l’instant où il avait choisi quelles chaussures mettre. Il en portait une paire aux lacets démesurément longs qu’il trainait derrière lui comme des queues de rats. Et il avait trébuché dessus. Fashion victim. Derrick s’était figé, avait visé, puis avait fait feu à deux reprises. Son pistolet avait tressauté dans sa main comme une chose vivante, et les deux grosses balles de .45 avaient fait rouler le gosse comme un fagot de bois sec poussé par une bourrasque.
L'ouest du Texas semble s'étirer jusqu'à la fin des temps. C'est un paysage que Pike connaît et qu'il adore. Maigre et lugubre, peuplé d'arbres foudroyés. Difficile d'imaginer un lieu plus désolé sur la planète. Pour la mélancolie il y a peut-être des cimtières abandonnés.... Pour la solitude il y a peut-être les rocs et les forêts de la ligne de partage des eaux, ou les étendues bleues glacées des pôles. Mais aucun autre endroit au monde ne combine aussi bien ces deux aspects que l'ouest du Texas. Ce lieu ne change et ne changera jamais.... C'est un paysage fait pour vous rappeler que nous possédons tous un sentiment de vide que nous ne pouvons gérer. Que la seule ruse qui nous permet de vivre nos vies consiste à ne pas nous détruire en essayant de s'en débarrasser.
En matière de violence, Derrick n'aime pas beaucoup les dilettantes. Il doit connaître à peu près toutes les formes de violence qui existent, et il n'y a rien qu'il ait plus envie de faire que d'éviscérer toute personne assez stupide pour y chercher du sens.
Pike descend Mulberry street au ralenti, une main posée sur le volant, scrutant la surface chiffonnée de cette rue d'Over-The-Rhine de ses yeux gris plissés. Les fissures béantes de la terre sous les fondations des étroits immeubles victoriens. Les petites pelouses jonchées de détritus et de bris de verre. La neige lacérée de pisse jaune.
Downtown Cincinnati, un restaurant dans une ruelle. A l'extérieur, quelques voitures rongés par le sel avancent dans la bouillasse de neige fondue, mais le trottoir est désert.
C'est un paysage fait pour vous rappeler que nous possédons tous un sentiment de vide que nous ne pouvons gérer. Que la seule ruse qui nous permet de vivre nos vies consiste à ne pas nous détruire en essayant de s'en débarrasser.
La porte de la chambre d'à-côté s'ouvre puis se referme bruyamment. On entend des cris en espagnol, et ça n'a