De toutes les « Robinsonnades » que le célèbre roman de
Daniel DeFoë a inspiré, celle de
Catherine Woillez est peut-être la seule à ne pas relever du roman d'aventures pour adolescents en mal d'exotisme. C'est un livre qui s'adressait aux jeunes filles, et dont la structure est bien plus psychologique. Sans l'occulter totalement,
Catherine Woillez fait clairement passer au second plan tout l'aspect survivaliste (fabrication d'objets, tannage de peaux, chasse aux bêtes sauvages, etc…) d'un genre littéraire souvent centré sur les bricolages à faire soi-même avec ce qu'on a sous la main. Ce qui intéresse réellement l'auteure, c'est la psychologie d'une jeune fille qui doit se débrouiller seule en ne comptant que sur elle-même, et qui ne veut ni se racornir, ni se résigner. On y trouve une sensibilité toute féminine qui, en dépit d'un personnage trop jeune et trop inexpérimenté pour les pensées que Mme Woillez lui prête, est celle d'une femme dans une société d'hommes. Aussi risible que ce soit parfois, ce n'est pas un hasard si la manière dont Emma organise sa vie sur son île déserte est semblable à celle qu'elle aurait eu dans sa famille ou auprès d'un mari. C'est la vie d'une femme d'intérieur, soucieuse du goût, de l'apparat, se référant à la Bible et se méfiant de tous les autres discours et de ceux qui les tiennent. Une mentalité frileuse, applicable aussi sagement en milieu urbain que sur une île déserte, défendue et expliquée par une femme âgée alors de 54 ans et dont la pédagogie enthousiaste se heurtait sans doute à des amertumes secrètes qu'elle ne peut tout à fait dissimuler.
«
le Robinson des Demoiselles » est un roman plein de maladresses, parce qu'il n'est pas écrit d'une traite, avec la plume assurée et rigide d'une authentique directrice de conscience. le récit est rédigé à petits pas prudents, et néanmoins souvent contradictoires, par une âme tiraillée entre le désir de donner l'exemple et la nécessité lucide de refroidir certaines illusions.
Catherine Woillez devait être une femme à l'humeur changeante, cela se sent dans sa prose. Il y a sans doute beaucoup d'elle-même dans la détresse et la détermination d'Emma. On sent une femme de principes qui les a sentis souvent vaciller sous elle, et s'y raccroche en sachant qu'ils n'ont jamais que la solidité qu'on leur prête. D'ailleurs, son catholicisme est peu enthousiaste, il est même assez froid, présenté ni plus ni moins comme un guide de survie morale en milieu hostile. La foi d'Emma ne lui sert qu'à calmer sa détresse et lui redonner l'espoir, Dieu est une grande force inconnue qu'on remercie chaudement quand on est heureux et qu'on méprise avec rancoeur quand on est malheureux. Il justifie l'inexplicable, sans pour autant l'expliquer, et il ne faut pas lui en demander plus.
Emma passe par bien des états paradoxaux : peur de son destin, foi en l'avenir, goût de la liberté, aliénation par le rituel, morale chrétienne déterminée, attitudes maniaco-dépressives, terreur du danger, courage face à la mort, amour extatique des oiseaux, affection dominatrice et brutale pour l'enfant à sa charge… Tout ça fait assurément beaucoup pour une fillette de quinze ans. Mais à la vérité, Emma de Surville est un peu toutes les femmes réunies en une seule. D'ailleurs, les deux illustrateurs de cette édition ne se sont pas même entendus sur l'aspect à donner à l'héroïne : l'un la fait brune, l'autre blonde…
Emma est un personnage en lequel toute jeune fille est censée se reconnaître, à un moment donné du récit ou à un autre. Mais Emma, c'est aussi et surtout
Catherine Woillez, mariée à quinze ans et arrachée de sa famille pour être installée dans cette Île-de-France qui n'est pas déserte, mais où on se sent seule très facilement. Madame Woillez a vécu la rupture avec sa famille et a éprouvé ce sentiment de se retrouver coincée dans un endroit qu'on peut juger tour à tour paradisiaque ou infernal. Madame Woillez connait fort bien aussi le sentiment de solitude, ayant été mariée à un militaire qui a passé toute l'ère napoléonienne sur le champ de bataille, pendant qu'elle même élevait seule leurs enfants.
Parler ici de féminisme serait un peu excessif, car nous avons affaire à une femme de lettres profondément religieuse et conservatrice, mais il y a entre les lignes de ce récit une colère mélancolique qui perce, une colère contre les hommes qui sont tous ici coupables de négligences : M. de Surville abandonne deux fois sa fille, volontairement puis involontairement, et le marin qui tente de la sauver est responsable au final de son naufrage. Seul l'ancien esclave Dominique trouve grâce aux yeux de Madame Woillez, mais il faut noter que c'est un personnage aux caractères essentiellement féminins : protecteur, maternel, dévoué, serviable, fidèle…
Il y a dans ce roman une certaine volonté d'encenser les vertus féminines bien au-delà de ce qu'exige une éducation bourgeoise. Les femmes, dans ce roman, sont clairement meilleures que les hommes, et surtout plus adroites et plus vertueuses.
Mais derrière l'aigreur d'une femme qui sait que sa vie est derrière elle, il y a aussi de purs moments de grâce, des envolées lyriques, des symboles d'une poésie inattendue et qui succèdent parfois à des passages plus balourds ou plus éculés. Madame Woillez est soucieuse d'être lue et comprise par des très jeunes filles, mais de temps en temps, la muse la prend malgré elle et l'emmène en des lyrismes attendrissants, notamment quand il s'agit de décrire la faune et la flore luxuriante, à l'exotisme souvent fantasmé, de l'île d'Emma.
L'intérêt de ce roman est aussi d'être, à la base, et pas toujours de manière très fine, une préparation destinée aux jeunes filles concernant la vie qui les attend. le brusque changement de climat et d'ambiance de l'île dès qu'Emma accueille Henriette, l'impossibilité soudaine de continuer à y vivre d'amour et d'eau fraîche, tend à suggérer que dès que l'on a un enfant, c'en est fini des beaux jours, et que l'île paradisiaque, ça n'est jamais que cette si courte jeunesse qu'il faut se résigner à laisser derrière soi un jour.
C'est une vision très fataliste, celle d'une femme dont la jeunesse fut justement très brève et l'enfantement précoce. La fin heureuse du roman ne fait pas illusion. Tout ce qui arrive de positif dans la vie d'Emma est miraculeux, alors que les coups du sort ne le sont jamais, ils sont bien au contraire des reflets de la réalité des choses.
On peut ne pas adhérer à cette image pessimiste de la destinée féminine, qui, par ailleurs, se tient assez dans l'esprit rationaliste du XIXème siècle. Mais néanmoins, sur le plan littéraire, «
le Robinson des Demoiselles » est un bel exercice, même s'il eût gagné à naître d'une plume plus maîtrisée et moins astreinte au carcan moral de la littérature destinée à la jeunesse. D'autant plus qu'aucun enfant ne saurait apprécier aujourd'hui un roman comme celui-là, trop symboliste, trop fataliste, malgré la volonté certaine de
Catherine Woillez d'en faire un divertissement positif et instructif. Pour un adulte de notre époque, par contre, c'est une parabole intéressante et une vision indéniablement originale du mythe de
Robinson Crusoë.
«
le Robinson des Demoiselles » gagne à être lu de nos jours, non pas comme un roman où de jeunes gens doivent tenter de se reconnaître, mais comme la confession pudique et métaphorique d'une vieille femme quelque peu amère, mais qui avait su garder en elle une grâce naturelle que les revers de la vie ne lui ont pas tout à fait ôtée, et dont elle enlumine un récit qui la ramène nécessairement au temps où elle avait elle-même quinze ans. C'est un roman qui en dit peu, mais qui en sait long. En revanche, je ne dirai pas que c'est un livre à emmener avec soi sur une île déserte, ce serait fort peu dépaysant.