Citations sur Le Monde d'hier : Souvenirs d'un Européen (279)
L'assaut d'orgueil et d'optimisme qui submergeait l'Europe charriait aussi des nuages. L'essor avait peut-être été trop rapide, les Etats et les villes avaient connu un développement trop rapide, et le sentiment de leur force incite toujours les hommes aussi bien que les Etats à en user ou à en abuser.
Je me fis montrer une des chambres et m'aperçus avec ravissement que sa fenêtre don-nait sur le jardin du Palais-Royal qu'on fermait à tombée de la nuit. On n'entendait plus alors que la rumeur légère de la ville, indistincte et rythmée, comme le battement continu des vagues sur une côte lointaine, les statues luisaient au clair de lune, et aux premières heures de la matinée le vent por tait parfois des Halles proches un parfum épicé des légumes.
Peu à peu, il devint impossible d’échanger avec quiconque une parole raisonnable. Les plus pacifiques, les plus débonnaires étaient enivrés par les vapeurs de sang. Des amis que j’avais toujours connus comme des individualistes déterminés s’étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques. Toutes les conversations se terminaient par de grossières accusations. Il ne restait dès lors qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que durerait la fièvre.
La technique du national-socialisme a toujours été de donner à ses instincts de puissance exclusivement égoïstes un fondement idéologique et pseudo-moral, et cette notion d'"espace vital" fournissait à sa volonté d'agression toute nue un petit manteau philosophique, un slogan qui paraissait inoffensif par le vague de sa définition et qui, en cas de succès, pouvait légitimer toute annexion, même la plus arbitraire, en la représentant comme une nécessité éthique et ethnologique.
Mais généralement, le fondement de la vie érotique de l'époque en dehors du mariage restait la prostitution ; elle constituait en quelque sorte la voûte de la cave obscure au-dessus de laquelle s'élevait l'édifice somptueux de la société bourgeoise Avec sa façade d'une aveuglante pureté.
Ce qu'on a refusé à ses muscles peut toujours se rattraper; mais l'élan vers les choses de l'esprit, mais la faculté intérieure de préhension propre à l'âme est quelque chose qui s'exerce uniquement dans les années décisives de la formation, et seul celui qui a appris de bonne heure à élargir son âme est capable, plus tard, de saisir en lui-même la totalité du monde.
Car le génie de Vienne_ génie proprement musical_ a toujours été d'harmoniser en soi tous les contrastes ethniques et linguistiques, sa culture est une synthèse de toutes les cultures occidentales; celui qui vivait et travaillait là se sentait libre de tout préjugé. Nulle part il n'était plus facile d'être un européen, et je sais que je dois principalement à cette ville, qui déjà au temps de Marc Aurèle avait défendu l'esprit romain d'universalisme, d'avoir de bonne heure appris à aimer l'idée de la communauté comme la plus noble que mon cœur eût en lui.
Vienne était, on le sait, une ville de jouissance, mais qu'est-ce donc la culture si ce n'est d'extraire de la matière brute de la vie ce qu'elle a de plus fin, de plus délicat, de plus subtil par les douceurs de l'art et de l'amour.
La haine entre les pays, les peuples, les couches sociales ne s’étalait pas quotidiennement dans les journaux, elle ne divisait pas encore les hommes et les nations ; l’odieux instinct du troupeau, de la masse, n’avait pas encore la puissance répugnante qu’il a acquise depuis dans la vie publique ; la liberté d’action dans le privé allait de soi à un point qui serait à peine concevable aujourd’hui ; on ne méprisait pas la tolérance comme un signe de mollesse et de faiblesse, on la prisait très haut comme une force éthique.
Plus tard, on sait que la véritable orientation d'une vie est déterminée du dedans. Si bizarrement,, si absurdement que notre chemin semble s'écarter de nos voeux, il finit pourtant toujours par nous ramener à notre but invisible.