J'entends des pas cadencés qui s'approchent dans le couloir. Des ordres qu'on crie. Je pense que ces salauds vont m'abattre ici même.
Dieu les bénisse, à les entendre, on dirait des Australiens
Le téléphone donc. Qui sonne et sonne sans s'arrêter. Je dormais. Perçant la tiédeur et les rêves, la sonnerie s'accrochait à moi, me réveillait. J'ai levé la tête sans bien savoir où j'étais, ni quel jour – pendant un moment je me suis retrouvé dans tous les matins de gueule de bois de mon passé. Puis j'ai secoué la tête et j'ai tendu la main vers le combiné. Dans ma chambre, il faisait froid et noir, mais je n'avais pas bu un verre d'alcool depuis des années et j'étais parfaitement à jeun. (page 11)
Dans cette quête aveugle de la sécurité avant toute chose, si nous empoisonnons notre société, si nous déclinons et chutons, nous serons encore plus coupables que les Romains avant nous. Et cette chute, je le soupçonne, sera suivie d'une Nuit si terrible, par rapport aux Lumières qui l'ont précédée, qu'elle sera plus noire que la plus noire des nuits.
Si je feuillette les débats des quinze dernières années, que vois je? Je vois la montée du nouveau nationalisme. Je vois la déclaration de guerre contre la terreur. Je vois la mise hors la loi des réfugiés. Je vois les lois sécuritaires votées quantité de fois, chaque régime devenant plus oppressif que le précédent. Je vois des dizaines d'organisations interdites.
Des manifestants emprisonnés. Des libertés qui disparaissent. La coercition légalisée. Je vois de nouvelles normes fixées presque chaque jour pour le fonctionnement d'une démocratie occidentale. Presque à chaque fois, on tolère un peu plus d'horreurs. Et encore un peu plus.
Mais nulle part, absolument nulle part je ne vois les Australiens dire non. Le monstre est silencieux. Et il semble que ce soit de notre plein gré que nous en sommes arrivés là, à ce cauchemar à la George Orwell dans lequel nous vivons tous.
Decouvrir ne suffit pas. Accomplir quelque chose de grandiose ne suffit pas. Il faut que quelqu’un le sache pour que ça signifie quelque chose. Quoique tu fasses en ce monde, il faut laisser quelqu’un derrière toi pour s’en souvenir.
Et tu détestais déjà l'Australie?
Je détestais tout ce qu'il faut détester.
Comme quoi ?
L'autosatisfaction de ce pays. Sa certitude d'avoir raison.
Sa cupidité. Son obsession pour des conneries. Les stars, le sexe, l'argent, le sport. On est censés être une société formidable, tellement juste, tellement égalitaire. Mais quand tu es pauvre, noir, moche ou réfugié, alors tout le pays te chie sur la gueule tous les jours.
Il faut que tu comprennes. Rien n'est facile...
Pourtant, dans ma jeunesse, nous avions eu la guerre froide. Quand on y repense, c'était une vraie guerre. Deux puissances monolithiques, de force égale, qui luttaient pour prendre le contrôle du monde entier... ou du moins pour leur destruction mutuelle. C'était un scénario bien différent de ce que nous vivons aujourd'hui, croyez-moi. Les Russes faisaient vraiment peur, c'était un ennemi capable de gagner. Qui aurait pensé que, soixante ans après, l'empire du Mal serait depuis longtemps oublié, mais que nous finirions deux fois plus effrayés à cause de quelques milliers de terroristes apatrides ? Ou bien qu'au nom de leur éradication, nous participerions à une dizaine de petites guerres merdiques à travers le globe ? Staline aurait été ravi de provoquer la moitié de cette frayeur, et pourtant il avait derrière lui une armée de cinq millions d'hommes bien équipés.
Tout le monde s'en souvient. Ça n'avait rien de secret. Mais, moi, je l'ai vu de mes yeux, des innocents, dont la grande majorité étaient d'authentiques réfugiés fuyant des régimes comme celui des talibans ou de Saddam, et ce pays les a punis comme s'ils étaient Saddam et les talibans. Tu n’imagines pas ce que c'était, de voir ces gens qui croyaient voir trouvé la sécurité comprendre peu à peu qu'ils étaient encore plus mal lotis qu'avant. Comment l'espoir se changeait en stupeur, en colère, puis en pur désespoir. Alors, bien sûr, des violences éclataient dans le camp. Des protestations, des grèves de la faim, des tentatives de suicide. Le personnel n'y pouvait rien. Et, pendant ce temps, le gouvernement claironnait : "Vous voyez? Nous avions bien dit que les clandestins étaient des sauvages !"
Personne ne doit jamais savoir.