Citations de Belinda Cannone (348)
Au début, la seule à en parler est la mère. Et encore : peu et à presque personne. Les hameaux sont dispersés, il peut s’écouler du temps sans qu’on se voie, surtout quand la météo est rude, allez savoir qui est chez soi et qui a disparu. Pendant des semaines les habitants de la vallée n’y prennent pas garde. C’est l’épicier ambulant, lui qui passe chaque semaine dans toutes les maisons avec sa camionnette, qui lui dit un jour Ça fait longtemps qu’on n’a pas vu ta fille. Elle s’est raidie, racontera-t-il ensuite, hautaine dans sa blouse grise, ou noire peut-être, ses cheveux gris, oui, gris et ramassés dans un chignon trop serré, raidie comme si je lui avais envoyé une décharge électrique. Il n’a pas insisté.
Le temps reste très froid. Les bouquetins s’enhardissent assez bas et il n’est pas rare de surprendre deux cornes au-dessus d’un rocher, près d’une maison. Le ciel est d’un bleu de glace, la neige sur les sommets aveugle.
Les parents des trois disent que ça leur a rappelé leur jeunesse, à l’époque d’avant les générateurs, quand l’électricité était courante, comme l’eau, quand eux aussi avaient voulu vivre autrement, Mais ces jeunes, leur hostilité, ça faisait presque peur. Mais est-ce que vous avez compris quelque chose à cette foire ? Eh ben, en fait c’est pas du tout comme nous, nous on voulait juste plus de liberté et on était gais, alors que nos enfants sont très en colère, ils nous accusent, c’est surtout ça, leur truc, ils nous reprochent, ils nous reprochent tout, l’état du monde, de la planète, ils nous ont dit Vous avez tout bousillé. On les a regardés un peu étonnés, Au contraire, on leur a dit, on voulait tout améliorer, c’est pas notre faute si l’industrie, si les grandes entreprises, si tout ça, vous auriez vécu en ce temps vous auriez fait pareil, on était pris dans, dans, dans le mouvement. Ils nous ont interrompus, Vous avez trop profité. Et on ose à peine vous l’avouer, ont murmuré les parents, mais ils ont ajouté qu’on comprenait rien à rien, qu’on était englués dans nos avantages, et ils nous ont chassés comme des malpropres.
j'aimerais ici évoquer cet état intérieur propice à la saisie émerveillée du monde. Celle-ci n'est pas liée au caractère exceptionnel du spectacle que nous contemplons : c'est notre vigilance poétique, notre concentration, qui peut rendre "spectaculaire" (visible) un objet intrinsèquement humble. Je m'intéresse à cet état parce qu'il relève d'une sagesse - d'un savoir-vivre à conquérir contre l'agitation de nos jours.
Au moment de la rencontre et de la séduction, les femmes ne sont pas les égales des hommes ; (…) on a déjà atteint la liberté sexuelle mais on n'a pas atteint l'égalité sexuelle.
Avec ses mots et son regard, il te tisse un manteau de reine dont tu sauras te dévêtir pour lui offrir ta nuque.
Un bouquet est posé devant moi. Éclat des fleurs vivantes dans un univers d'objets; les murs et les meubles rigides se dressent, tandis que, fragiles, elles palpitent. Emerveillement devant leur grâce (et sentiment poignant de l'éphémère - elles faneront).
Je n'ai jamais réussi à dire la beauté d'un bouquet. Jamais. Je la crois même indicible. Que les peintres aient souvent peint des fleurs peut paraître absurde ou ridicule si l'on ne perçoit pas leur beauté. Tous n'ont pourtant pas voulu faire œuvre décorative : ils cherchaient à restituer le mystère de cette apparition qui semble prête à nous révéler un sens se dérobant sans cesse.
Cet "infracassable noyau de nuit" (André Breton) au creux de la vie sexuelle, tu l'as nommé Désir. Et tu l'as fracassé en deux cent cinquante fragments nocturnes dont tu aimerais que la somme fasse résonner un chant solaire.
... on ne peut pas saisir la beauté du désir et son énigme renouvelée.
On dit que lorsqu'on lui demanda à quel âge le désir disparaissait, une princesse Palatine (tu ne sais laquelle) aurait répondu : "Comment puis-je le savoir ? Je n'ai que quatre-vingts ans !".
"Je suis et tu n'es, dans les vastes flux des choses, qu'un point d'arrêt favorable au rejaillissement", écrit Georges Bataille quelque part ...
... mais tu préfères les hommes intelligents. Car l'intelligence est érotique.
Tu sais les prestiges de la parole qui s'échange, pas seulement les murmures du désir, tous les mots qui circulent et tissent les liens de l'esprit, comme une danse qui vous unit - car vous voulez aussi danser ensemble la pensée.
Tu te rappelles un amant merveilleux, sorte d'apnéiste qui, sans effort et comme en dansant, ne jouissait pas, ou si tardivement que ta propre jouissance n'avait plus de bornes. Et de naviguer sur cette mer sans rivages - oui, tu disais mer sans rivages - , avec l'assurance que rien au monde ne marquerait une limite à ton plaisir hormis ton propre épuisement, transformait jusqu'à la nature de ce plaisir. Ce qui se déroulait entre vous n'était pas seulement une abondance de plaisir mais un plaisir d'une qualité différente. De cet homme tu as eu désir fou.
Que le désir et le plaisir nous débordent, excèdent notre activité raisonnable, voilà qui est sûr.
Contrairement aux autres arts dans lesquels on considère qu’apprentissage et exercices sont nécessaires pour permettre l’inventivité, dans l’étreinte on improvise constamment, au motif rétrograde que le sentiment y pourvoirait. Cette situation fait souvent de nous, longtemps, dans l’amour, des peintres du dimanche. Il faut beaucoup de grâce, de bonnes rencontres et un effort personnel assidu pour devenir artiste accompli. Pourtant, chacun sait que le pianiste amateur n’est ni plus inspiré ni plus émouvant que le musicien formé. Au contraire, c’est une fois son art maîtrisé qu’il peut oublier la technique et improviser, inventer, et donner libre cours à ses sentiments.
C’est pourquoi, comme l’existence, le désir et la danse portent aussi en eux une secrète mélancolie, celle qui s’attache à notre condition mortelle.
Même si nous estimons qu’une personne a eu tort en prenant le risque d’escalader une falaise, sommes-nous libérés du devoir de l’aider, quand elle tombe devant nous ? J’embrasse qui j’aime, mais ne dois-je pas aussi prendre dans mes bras celui qui se tient, démuni et affaibli, devant moi ?
Mais voilà, les migrants sont devant nous, ils sont là ou ils viendront, parce qu’aucune frontière ne peut être étanche. Il suffit de les regarder, de les envisager, pour comprendre que nous sommes en relation avec eux, et que nous devons donc leur répondre quelque chose.
Quelle joie quand je comprends soudain vraiment comment améliorer le pivot, le pas de côté, le tour… Le tango ne requiert pas de dispositions physiques exceptionnelles — c’est d’ailleurs un de ses charmes, on peut pratiquer une danse si sophistiquée sans avoir vingt ans de danse classique derrière soi. C’est pourquoi, comme me le disait avec des étoiles dans les yeux Brina, romancière et excellente tanguera, il est une des rares activités humaines dans lesquelles on peut progresser jusqu’à la fin de la vie.
Nous, peuples trop sédentaires et immobiles, avons tendance à oublier que la danse est l’une des manifestations primordiales de l’humanité : tous les peuples de la terre ont toujours dansé. Car danser consiste à donner une forme esthétique à la force dynamique — énergie et élan — qui nous meut, et je crois que si on ne le bride pas, il existe en chacun un « vouloir-danser » qui est l’un des visages du désir vital.