Citations de Emmanuel Carrère (1612)
La vérité, disait Paul aux Juifs et aux Grecs, c’est que tout est permis. Tout est permis mais, ajoutait-il, tout n’est pas opportun. Mangez ce que vous voulez, mais si vous vous trouvez à table avec quelqu’un à qui ses choses importent, prenez garde à ne pas le choquer. Même si les interdits qu’il observe vous paraissent des enfantillages, observez-les aussi, par respect pour lui. La liberté ne dispense pas du tact.
Le soupçon me vient parfois que ces notes, telles qu’elles, s’ébattant librement dans leurs carnets ou leurs fichiers dépareillés, sont beaucoup plus vivantes et agréables à lire qu’une fois ordonnées, unifiées, reliées les unes aux autres par d’habiles transitions, mais c’est plus fort que moi : ce que j’aime, ce qui me rassure et me donne l’illusion de ne pas perdre mon temps sur terre, c’est de suer sang et eau pour fondre ce qui me passe par la tête dans la même matière homogène, onctueuse, riche de plusieurs couches superposées, et de ces couches je n’ai jamais assez, en bon obsessionnel j’ai toujours le projet d’en passer une de plus, et par-dessus cette couche un glacis, un vernis, que sais-je encore, tout plutôt que laisser les choses respirer, inachevées, transitoires, hors de mon contrôle.
Une grande partie de mes rêveries suit cette pente - et je m'y abandonne en invoquant la règle fondamentale de la méditation comme de la psychanalyse : consentir à penser ce qu'on pense,à être traversé par ce qui vous traverse. Ne pas se dire : c'est bien, ou c'est mal, mais : cela est, et c'est dans ce qui est que je dois m'établir.
Ma position, en gros, est que la quête du sens de la vie, de l'envers du décor, de cette réalité ultime souvent désignée sous le nom de Dieu, est, sinon une illusion ("Tu n'en sais rien", objecte Hervé, et j'y consens), du moins une aspiration à quoi certains sont enclins et pas les autres. Les premiers n'ont pas davantage raison, ni ne sont plus avancés sur la voie de la sagesse que ceux qui occupent la vie en écrivant des livres ou en générant des points de croissance.
Un de mes amis, enfant, avait entendu parler d'un garçon de son âge qui, touché par la grâce, était devenu prêtre. Cette histoire édifiante terrifiait mon ami. Il avait si peur qu'il lui arrive la même chose qu'il priait chaque soir le bon Dieu pour n'être pas touché par la grâce et ne pas devenir curé.
Beaucoup de gens peuvent vivre toute leur vie sans être effleurés par ces questions- ou s'ils le sont, c'est très fugitivement, et ils n'ont pas de mal à passer outre. Ils fabriquent et conduisent des voitures, font l'amour, discutent près de la machine à café, s'énervent parce qu'il y a trop d'étrangers en France, ou trop de gens qui pensent qu'il y a trop d'étrangers en France, préparent leurs vacances, se font du souci pour leurs enfants, veulent changer le monde, avoir du succès, quand ils en ont redoutent de le perdre, font la guerre, savent qu'ils vont mourir mais y pensent le moins possible, et tout cela, ma foi, est bien assez pour remplir une vie.
J'ai lu Nietzsche, et je ne peux pas nier que je me suis senti visé quand il dit que le grand avantage de la religion est de nous rendre intéressants à nous-mêmes et de nous permettre de fuir la réalité.
Résumons : c'est l'histoire d'un guérisseur rural [Jésus] qui pratique des exorcismes et qu'on prend pour un sorcier. Il parle avec le diable, dans le désert. Sa famille voudrait le faire enfermer. Il s'entoure d'une bande de bras cassés qu'il terrifie par des prédictions aussi sinistres qu'énigmatiques et qui prennent tous la fuite quand il est arrêté. Son aventure, qui a duré moins de trois ans, se termine par un procès à la sauvette et une exécution sordide, dans le découragement, l'abandon et l'effroi. Rien n'est fait dans la relation qu'en donne Marc pour l'embellir ni rendre les personnages plus aimables. A lire ce fait divers brutal, on a l'impression d'être aussi près que possible de cet horizon à jamais hors d'atteinte : ce qui s'est réellement passé.
C'est le secret de l'Arche, aussi : au début on veut être bon, on veut faire du bien aux pauvres, et petit à petit, cela peut prendre des années, on découvre que c'est eux qui nous font du bien, parce qu'en se tenant près de leur pauvreté, de leur faiblesse, de leur angoisse, on met à nu notre pauvreté, notre faiblesse, notre angoisse à nous, qui sont les mêmes, elles sont les mêmes pour tous, vous savez, et alors on commence à devenir plus humain.
Ceux qui ne pourront jamais guérir ne guérissent pas mais on leur parle, on touche leur corps, on leur dit qu'ils comptent et cela même les plus blessés l'entendent, et quelque chose en eux se met à vivre.
{après le sac de Jérusalem par Rome en 70}
Le Temple des Juifs n’existait plus. La ville des Juifs n’existait plus. Le pays des Juifs n’existait plus. Normalement, le peuple juif aurait dû cesser d’exister, comme tant de peuples qui avant et après lui ont disparu ou se sont fondus dans d’autres peuples. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Il n’y a dans l’histoire des hommes aucun autre exemple d’un peuple qui a persévéré dans son existence de peuple, si longtemps, en étant privé de territoire et de pouvoir temporel.
Tous considéraient le loisir, le libre usage de son temps, ce qu'ils appelaient l'otium, comme une condition absolue de l'accomplissement humain. L'un des plus célèbres contemporains de Paul, Sénèque, dit là-dessus quelque chose d'assez mignon, c'est que si par malheur il se trouve réduit à travailler pour vivre, eh bien il n'en ferait pas un drame : il se suiciderait, voilà tout.
L'amour veut la proximité, la réciprocité, l'acceptation de la vulnérabilité. L'amour seul ne dit pas ce que nous passons notre vie à dire tous, tout le temps à tout le monde : Je vaux mieux que toi. L'amour a d'autres façons de se rassurer.
Résumons: c'est l'histoire d'un guérisseur rural qui pratique des exorcismes et qu'on prend pour un sorcier. Il parle avec le diable, dans le désert. Sa famille voudrait le faire enfermer. Il s'entoure d'une bande de bras cassés qu'il terrifie par des prédictions aussi sinistres qu'énigmatiques et qui prennent tous la fuite quand il est arrêté. Son aventure, qui a duré moins de trois ans, se termine par un procès à la sauvette et une exécution sordide, dans le découragement, l'abandon et l'effroi.
(P556)
Je ne peux pas nier que je me suis senti visé quand il (Nietzsche) dit que le grand avantage de la religion est de nous rendre intéressant à nous-même et de nous permettre de fuir la réalité.
"Si tu fais advenir ce qui est en toi, ce que tu feras advenir te sauvera. Si tu ne fais pas advenir ce qui est en toi, ce que tu n'auras pas fait advenir te tuera."
La foi chrétienne ne m'inspirait pas la même hostilité que le Front national, mais on m'aurait presque autant étonné en me disant que je m'y convertirais un jour.
C'est une chose étrange, quand on y pense, que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne, un truc exactement du même genre que la mythologie grecque ou les contes de fées.
{à l'issue du sac de Jérusalem par les Romains, commandés par Titus, en 70}
Quand il n’est plus resté personne à tuer, l’aimable Titus a fait démolir la ville, abattre ses murailles, raser le Temple. En termes d’ingénierie, ce n’a pas été une mince affaire. Ces blocs cyclopéens qu’on faisait tomber, il fallait bien les mettre quelque part et, une fois comblé à ras bord le ravin qui à l’époque séparait le Temple de la ville haute, on s’est résigné à laisser le reste en tas. Les divers conquérants, Romains, Arabes, croisés et Ottomans, qui ont au cours des siècles suivants pris et repris la ville, se sont servis dans ce tas pour la reconstruire à leur guise et prétendre chacun qu’elle était leur œuvre. Dans ce gigantesque Lego, seul n’a jamais croulé le mur de soutènement occidental du Temple, celui que les Juifs appellent le mur des Lamentations et auquel aujourd’hui encore ils confient leurs prières. Josèphe conclut de tout cela que "la rébellion a détruit la ville, et Rome détruit la rébellion". Entendez que les Juifs ont commencé et que les Romains pour rétablir la paix n’ont pas eu le choix. On peut dire les choses autrement, comme le chef breton Galgacus dont Tacite nous a conservé ces fortes paroles : "Quand ils ont tout détruit, les Romains appellent ça la paix."
{d'après Sénèque}
Aimez les enfants en général, pas en particulier, pas comme les hommes depuis qu’ils ont des enfants aiment leurs enfants : plus que ceux des autres, parce que ce sont les leurs.