Citations de Emmanuel Levinas (188)
Vague de marais qui revient en léchant la plage en deça du firmament, spasme du temps qui conditionne la souvenance. Ainsi seulement je vois sans être vu. Je ne suis plus envahi par la nature, je ne plonge plus dans une ambiance ou dans une atmosphère. Ainsi seulement l’essence équivoque de la maison creuse des interstices dans la continuité de la terre.
la poésie du monde n'est-elle pas antérieure à la vérité des choses et inséparable de la proximité par excellence, de celle du prochain ou de la proximité du prochain par excellence. (p.122)
Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux. Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas. Il y a d'abord la droiture même du visage, son expression droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. (...) Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d'État, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ».
« Éthique et infini ». Dialogues avec Philippe Nemo. Collection, L'espace intérieur. Fayard et Radio-France, Paris, 1982.
C'est d'abord l'intériorité même des choses qui, dans l'œuvre d'art, prennent une personnalité. Une nature morte, un paysage, à plus forte raison un portrait, ont une vie intérieure propre que leur enveloppe matérielle exprime.
Si paradoxal que cela puisse paraître, la peinture est une lutte avec la vision. Elle cherche à arracher à la lumière les êtres intégrés dans un ensemble.
L’être est toujours à-être, il est tâche d’être, c’est-à-dire possibilité de (se) saisir ou de (se) manquer.
Le pathétique de l'amour consiste au contraire dans une dualité insurmontable des êtres ; c'est une relation avec ce qui se dérobe à jamais.
Au cinéma, un thème commun est proposé à l'écran, au théâtre, sur la scène; au café, il n'y a pas de thème. On est là, chacun à sa petite table, auprès de sa tasse ou de son verre, on se détend absolument au point de n'être l'obligé de personne et de rien; et c'est parce qu'on peut aller au café se détendre qu'on supporte les horreurs et les injustices d'un monde sans âme. Le monde comme jeu d'où chacun peut tirer son épingle et n'exister que pour soi, lieu de l'oubli - de l'oubli de l'autre -, voilà le café.
Les larmes, c'est peut-être cela.
Défaillance de l'être tombant en humanité.
Le jugement viril de l’histoire, le jugement viril de la « raison pure » est cruel.
Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse de l’impuissance radicale de réparer l’irréparable - annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L’homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il s’affaisse énervé aux pieds de l’homme comme une bête blessée. Et il le libère.
Je pense […] que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
[…] Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
[…] Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ».
La relation au visage est d'emblée éthique.
...la relation avec la mort, la façon dont la mort frappe notre vie, son impact sur la durée du temps que nous vivons, son irruption dans le temps - ou son irruption hors du temps -, pressentie dans la crainte ou dans l'angoisse, peut-elle être encore assimilable à un savoir et donc à une expérience, à une révélation? p.18
Le social avec ses institutions, ses formes universelles, ses lois, provient-il de ce qu'on a limité les conséquences de la guerre entre les hommes, ou de ce qu'on a limité l'infini qui s'ouvre dans la relation éthique de l'homme à l'homme ?
Le "Tu ne tueras point" est la première parole du visage. Or c'est un ordre. Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d'autrui est dénué ; c'est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout.
Je pense, quant à moi, que la relation à l'Infini n'est pas un savoir, mais un Désir.
Au lieu de s'oublier dans la légèreté essentielle du sourire, où l'existence se fait innocemment, où dans sa plénitude même elle flotte comme privée de poids et où, gratuit et gracieux, son épanouissement est comme un évanouissement, l'existence dans la lassitude est comme un rappel d'un engagement à exister, de tout le sérieux, de toute la dureté d'un contrat irrésiliable.
Si on pouvait posséder, saisir et connaître l'autre, il ne serait pas l'autre. Posséder, connaître, saisir sont des synonymes du pouvoir.
En posant l'altérité d'autrui comme le mystère défini lui-même par la pudeur, je ne la pose pas comme liberté identique à la mienne et aux prises avec la mienne, je ne pose pas un autre existant en face de moi, je pose l'altérité.