Citations de Ernst Jünger (511)
J'ai du mal à me représenter un jour sans lecture, et je me demande souvent si je n'ai pas au fond vécu en lecteur.
L'argent est la force véritable de la vie, la plus ingénieuse de ses abréviations -de là cette soif générale et dévorante de s'en rendre maître."
[...] Haletant, je bondis avec le sergent autour d'un gros chêne, comme un écureuil qu'on poursuit à coups de pierres. Machinalement, sans cesse fouetté par de nouvelles explosions, je courais derrière le gradé qui se retournait de temps à autre, me fixait d'yeux hagards et braillait : " Mais qu'est-ce qui se passe, bon Dieu, qu'est-ce qui se passe ?" Soudain, un éclair sauta des racines largement étalées, et un coup sur la cuisse gauche me projeta contre le sol. Je me crus atteint par une motte de terre, mais la chaleur du sang ruisselant ne tarda pas à m'apprendre que j'étais blessé. On découvrit plus tard qu'un éclat coupant comme un fer de lance m'avait blessé au gros de la jambe et que mon porte-monnaie avait atténué la violence du choc. Cette mince coupure qui, avant de trancher dans le muscle, n'avait pas transpercé moins de neuf feuilles de cuir épais, semblait faite au rasoir [...]
La grande bataille marqua aussi un tournant dans ma vie intérieure, et non pas seulement parce que désormais je tins notre défaite pour possible.
La formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui la suivait de façon si surprenante, si écrasante, m'avaient conduit pour la première fois jusqu'aux abîmes de forces étrangères, supérieures à l'individu. C'était autre chose que mes expériences précédentes ; c'était une initiation, qui n'ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l'épouvante. Là, comme du haut d'un char qui laboure le sol de ses roues, on voyait aussi monter de la terre des énergies spirituelles.
J'y vis longtemps une manifestation secondaire de la volonté de puissance, à une heure décisive pour l'histoire du monde. Pourtant, le bénéfice m'en resta, même après que j'y eus discerné plus encore. Il semblait qu'on se frayât ici un passage en faisant fondre une paroi de verre - passage qui menait le long de terribles gardiens.
À la guerre, on apprend à fond son métier; mais les leçons se paient cher.
En voyant un major-général qui contrôlait au sein de cet affairement sanglant la marche des opérations, j'eus de nouveau cette impression, difficile à dépeindre, que l'on ressent lorsqu'on voit l'homme, cerné par les terreurs et les agitations de la zone élémentaire, poursuivre avec un sang-froid de fourmi l'édification de ses structures propres.
Ils vivaient tristement, malgré les espaces énormes qu'ils administraient; la richesse leur fondait dans la main. Les dieux s'étaient détournés d'eux. Mais il leur semblait que sommeillait dans le vin le souvenir d'âges d'or. Il leur ramenait l'abondance, comme des vagues. Au fond de la coupe, ils trouvaient l'unité; les barrières tombaient. Les temps où les hommes étaient frères se renouvelaient. On entendait monter les chants, parmi les tables dressées devant les cabanes des vignerons, on rencontrait des couples au bord ombreux des bosquets, et sur les étroits sentiers de vignobles des amis qui marchaient bras dessus bras dessous. On les entrevoyait dans des dialogues pleins de profondeur et de feu, dont le sens reliait les âmes comme un courant d'étincelles; l'esprit prenait le caractère de l'élément. Les âges et les sexes se rapprochaient.
Comme toute choses sur cette terre, les plantes aussi veulent nous parler, mais il faut un esprit lucide pour comprendre leur parole.
La moisson de maintes années de labeur était ainsi devant nos yeux la proie des éléments, et notre oeuvre avec la maison retournait à la poussière. Mais nous ne pouvons ici-bas espérer de rien parachever, et bienheureux l'homme chez qui la volonté ne passe point tout entière dans le douloureux effort. Nulle maison n'est bâtie, nul plan n'est tracé, où la perte future ne soit la pierre de base, et ce n'est point dans nos oeuvres que vit la part impérissable de nous-mêmes.
On verrait toujours revenir le moment où l'Un s'élèverait au-dessus des séparations pour se revêtir de splendeur. Ce secret était indicible : mais tous les mystères rituels l'ébauchaient et parlaient de lui. Les voies de l'histoire et ses ruses, qui semblaient si tortueuses, menaient à cette vérité. S'en rapprochait toute vie humaine, chaque jour, à chaque pas. Cette unité était seule le sujet de tous les arts, et assignait son rang à chaque pensée.
Le philosophe fut d'avis que pour contenir dignement le vin, il n'y avait que le verre. Le vin était symbole de la vie supérieure, du sang fait esprit, dont la limite naturelle était la mort. Le verre était la plus stérile des matières, la plus étrangère à la vie; et dans les calices les plus fins, l'or et la pourpre tremblaient comme épandus dans l'invisible, contenus par lui, pure essence dans la forme pure.
Une erreur ne devient une faute que lorsqu’on ne veut pas en démordre.
Qu'avaient donc fait les Péruviens aux Espagnols ? A bon entendeur, les couronnes des forêts vierges qui se balancent aujourd'hui sur les ruines de leurs temples solaires chanteront la réponse. C'est le chant de la vie qui se dévore elle-même. Vivre égale tuer.
On ne revient pas en arrière pour reconquérir le mythe, on le rencontre à nouveau, quand le temps tremble jusqu'en ses bases sous l'empire de l'extrême danger.
(Traité du rebelle)
Mélancolie. Comme bien souvent quand je suis pris de cette humeur, je me distrais en feuilletant des cartons remplis d'images. Ainsi, des compositions de Pierre Bonnard, de Braque, d'Utrillo, de Fautrier. Chez Bonnard, on voit apparaître cet aspect ou cette tâche de l'impressionnisme qui, pourrait-on dire, consiste à conquérir la molécule grâce à une assurance consciente. L'atmosphère est convertie en conscience. Certitude plus consolante encore chez son contemporain Henri Lebasque*, dont les scènes d'intérieurs et de jardins sont baignées d'une onde de bonheur et de paix. La peinture offre aussi une histoire des détails, et par exemple d'un matin clair de printemps en 1910, avec ses éléments imprécis que ne peut saisir nul recours à l'écriture.
* Henri Lebasque (1865-1937), peintre post-impressionniste.
La cabane dans la vigne
Kirchhorst, 20 novembre 1945.
Au sein du monde du travail, l’exigence de liberté revêt la forme de l’exigence de travail.
(p.91)
Le Rebelle est l’individu concret, agissant dans le cas concret. Il n’a pas besoin de théories, de lois forgées par les juristes du parti, pour savoir où se trouve le droit. Il descend jusqu’aux sources de la moralité, que n’ont pas encore divisées les canaux des institutions. Tout y devient simple, s’il survit en lui quelque pureté.
Nous avons vu que la grande surprise des forêts est la rencontre avec soi-même, le noyau inaltérable du moi, l’essence dont se nourrit le phénomène temporel et individuel. Cette rencontre, qui peut tout faire pour la guérison et le triomphe sur la crainte, tient aussi, en morale, le rang le plus haut. Car elle mène jusqu’à cette strate qui fonde toute vie sociale et contient depuis les origines toute communauté. Elle conduit vers cet homme en qui réside, en deçà de l’individuel, notre richesse première, et dont rayonnent les individuations.
Cette zone a plus à nous offrir que la communion : là se trouve l’identité : ce dont le symbole de l’éternité donne le pressentiment.
Le moi se reconnait en l’autre : il se conforme à la vieille formule : « Tu es celui-là ! » L’autre peut être la bien-aimée, ou encore le frère, le dolent, le dépourvu. Lui prêtant secours, le moi se fortifie par là même dans l’impérissable. Acte en lequel se confirme la structure morale du monde.
Ce sont des faits d’expérience. On ne saurait compter, de nos jours, ceux qui ont dépassé les centres de l’enchaînement nihiliste, les lieux mortels du maelström. Ils savent qu’ailleurs le mécanisme dévoile de plus en plus clairement ses menaces ; l’homme se trouve au centre d’une grande machine, agencée de manière à le détruire. Ils ont aussi dû constater que tout rationalisme mène au mécanisme et tout mécanisme à la torture, comme à sa conséquence logique : ce qu’on ne voyait pas encore au XIXe siècle. (pp. 125-126)
Ce jardin reflétait la paix robuste d'un esprit désireux, non plus du nouveau, mais de la répétition. Ortner n'aimait pas les plans de réformes mondiales. L'avenir était dans l'instant bien rempli, et le monde dans le plus étroit des cercles. Montre-moi comment tu vis avec ta servante, avec ta femme, avec tes enfants, avec ton chat, et je te fais grâce de la théorie.
Pour toute réponse, il se fourra les mains dans les poches et haussa les épaules. Comme je n'avais pas de temps à perdre, je bondis sur lui et lui arrachai le renseignement en lui mettant mon pistolet sous le nez.
Ce fut la première fois où je rencontrai au front un homme qui me fît des difficultés, non par frousse, mais, de toute évidence, par pur dégoût de la guerre. Bien que ce dégoût se fût naturellement accru et généralisé dans ces dernière années, une telle manifestation, en plein combat, n'en restait pas moins très insolite, car la bataille lie, tandis qui l'inaction disperse. Au combat, on est sous le coup de nécessités objectives. C'est au contraire lors des marches, au milieu des colonnes, lorsqu'elles quittent la bataille de matériel, qu'on pouvait le plus nettement observer comme la discipline s'effritait.
incipit :
Quand nous étions à la côte, Twinnings nous servait de Providence. J'étais assis dans son bureau. Cette fois, je n'avais que trop tardé ; j'aurais dû depuis longtemps me décider à lui rendre visite, mais la misère brise en nous toute volonté. On s'incruste dans les cafés, tant qu'on a de la petite monnaie en poche, on use ses fonds de culotte et on baye aux corneilles.