Pioché chez un bouquiniste à Grenoble ,après un échange avec ce sympathique collectionneur (tout ce qui touche à la seconde guerre mondiale, c'est dire ) il me répondit que Jünger fut sans doute " l un des occupants le plus fréquentable " ,pour preuve ce carnet de route parisien * où sont pointés avec ironie, acide souvent, les traits marquants de ces Français pris dans la tourmente.
Débrouille, combines, tractations sans oublier les recommandations et passe droits Bref le cinéma en a rendu compte sous toutes les facettes .
Bien écrit par un francophile ( anti nazi ) ce journal mérite attention ouvrant bien des horizons vers l 'Europe des sixties >>>l'UE.
Nb : je le rapprocherais des témoignages de von Kageneck , autre Allemand talentueux.
* découvert- ou dénoncé ?- il paya son audace par un séjour à l'Est d'où il revint vivant, contrairement à tant de ses camarades.
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Lorsque l'on passe sur l'une de nos grand-routes, on peut tomber sur des figures humaines telles qu'on en avait jamais vu. Ce sont les captifs qui reviennent des camps, avec leur aura grisâtre de souffrances ultimes. On leur a infligé tout ce qui peut vous être infligé par des hommes et les a dépouillés de tout ce que des hommes peuvent vous ravir. Ce sont les messagers de lieux où d'innombrables victimes ont subi, au point d'en mourir, la torture, la faim, le froid, et les derniers outrages.
J'ai rencontré l'un de ces fantômes aujourd'hui, près de Beinhorn ; on ne lui avait rien laissé qu'un sarrau de toile grise à travers lequel sifflait le vent du Nord. Il devait venir de loin, et il passait sans détourner le regard, comme une ombre.
Pourquoi n'ai-je pu lui adresser la parole aujourd'hui, soir de Noël, comme je l'ai fait avec tant d'autres ? Était-il donc si monstrueusement loin de moi ? (p. 1010)
La cabane dans la vigne
Kirchhorst, 24 décembre 1945
Mélancolie. Comme bien souvent quand je suis pris de cette humeur, je me distrais en feuilletant des cartons remplis d'images. Ainsi, des compositions de Pierre Bonnard, de Braque, d'Utrillo, de Fautrier. Chez Bonnard, on voit apparaître cet aspect ou cette tâche de l'impressionnisme qui, pourrait-on dire, consiste à conquérir la molécule grâce à une assurance consciente. L'atmosphère est convertie en conscience. Certitude plus consolante encore chez son contemporain Henri Lebasque*, dont les scènes d'intérieurs et de jardins sont baignées d'une onde de bonheur et de paix. La peinture offre aussi une histoire des détails, et par exemple d'un matin clair de printemps en 1910, avec ses éléments imprécis que ne peut saisir nul recours à l'écriture.
* Henri Lebasque (1865-1937), peintre post-impressionniste.
La cabane dans la vigne
Kirchhorst, 20 novembre 1945.
Les lys constituent une famille de rois, une lignée princière. D'où peut bien venir la grande consolation, la gratification que nous trouvons dans les fleurs ? J'y ai songé. Tout d'abord elle est certainement tellurique et érotique, puisque les fleurs sont les organes nuptiaux, les pousses amoureuses de la terre maternelle. Les noces des fleurs sont parfaites, et même la suprême splendeur des parades animales ne l'égale pas. Il semble que les lois cosmiques se dévoilent dans leur pureté native, voire paradisiaque. Peut être le rapport du soleil aux planètes est-il de même nature. Qui connaît les vertus qu'ils échangent entre eux ?
Et puis, la contemplation des calices contient aussi une volupté de l'esprit. Leur silence est si profond, si convaincant, si symbolique ! Dans chaque jardin paysan, à chaque lisière de champ, on voit briller des mosaïques et des bandes d'écriture colorée. Où pressent-on aussi clairement la possibilité, l'existence de mondes supérieurs au nôtre ? C'est un nectar divin, le vin de l'éternelle jeunesse, qui resplendit dans les calices. (p. 840)
La cabane dans la vigne
Kirchhorst, 14 avril 1945
Paris, 6 juin 1944
Passé la soirée chez Spiedel à la Roche-Guyon. Trajet incommode, à cause des ponts détruits sur la Seine. Nous sommes repartis vers minuit, manquant ainsi d'une heure l'arrivée au quartier général des premiers rapports sur le débarquement. La nouvelle s'est répandue à Paris ce matin : elle a surpris bien des gens, et surtout Rommel absent de la Roche-Guyon hier soir : il était parti pour l'Allemagne fêter l'anniversaire de sa femme. C'était une fausse note dans l'ouverture d'une si grande bataille. Les premiers éléments détachés ont été repérés peu après minuit. Des flottes nombreuses et onze mille avions ont participé aux opérations.
C'est là sans aucun doute le début de la grande attaque qui fera passer ce jour dans l'histoire. J'ai été tout de même surpris, et précisément parce qu'on avait proféré tant d'oracles à ce propos. Mais pourquoi ce lieu, ce moment ? On en disputera encore dans les siècles à venir.
Le froid est tel qu'il est à peine possible de tenir ses livres en main ; aussi ai-je l'habitude de me bâtir le soir, au moyen de deux couvertures, une sorte de yourte, éclairée par l'ampoule électrique que j'y introduis au bout d'une rallonge.
C'est dans ces circonstances que je relis une fois de plus Les Milles et une Nuits, dans l'édition Insel avec un plaisir sans égal. Quel bonheur que d'avoir pu sauver ce trésor d'entre mes livres ! C'est justement à l'heure actuelle que l'on peut y trouver pour sa délectation ce que Stendhal y louait, et ce que Hugo Von Hofmannsthal répète dans sa préface : " Un livre qui fait d'une prison le plus exquis des séjours. "
Cette préface d'Hofmannsthal à saisi l'Orient en son coeur même : comme l'une des grandes régions de notre âme, comme notre pays du Levant. (p. 1006)
La cabane dans la vigne
Kirchhorst, 13 décembre 1945
Dans son nouveau roman "Le barman du Ritz", l'homme de radio, Philippe Collin, nous plonge dans la période de l'Occupation française. Imaginez un rendez-vous de hauts dignitaires nazis, de personnalités à la mode, de collabo et de résistants qui se croisent autour d'un verre sous l'oeil d'un barman virtuose, Frank Meier, un agent double à ses heures perdues. Dans le bar du grand palace de la place Vendôme, qui bénéficiait d'un statut spécial lui permettant de rester ouvert, on y croisait entre autres, Jean Coctzau, Gabrielle Chanel, Sacha Guitry, Barbara Hutton, Ernst Jünger ou Hermann Göring. Pendant ces années sombres, l'élite parisienne se retrouve donc à trinquer avec les SS. Et pour servir ce petit monde, Frank Meier, un fils de prolétaire juif, né en 1884 et issu du Tyrol autrichien. Expatrié aux Etats-Unis, il va rejoindre un hôtel de luxe de New-York et gravir les échelons jusqu'à devenir l'un des papes des barmen, avant de finalement rentrer en France. Naturalisé Français grâce à sa participation à la Première Guerre mondiale, il atterrit ensuite au Ritz en 1921. Derrière son bar, métaphore d'une ligne de front, il voit alors l'arrivée des Allemands dès 1940. Dans ce palace, véritable modèle réduit de la France occupée, il assiste en tant que spectateur, puis acteur de cette partie sombre de l'Histoire. Une question se pose alors : comment réagir ?
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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