"J'ai le goût du merveilleux, ce sont des restes d'enfance." C'est avec ces quelques mots de Romain Gary, extrait de "La Nuit sera calme", que nous démarrons ce nouvel épisode de notre podcast. Car il y sera justement question d'éblouissement des premières fois, de cet âge où chaque découverte est un trésor à apprivoiser. D'enfance, en somme.
Pour nous accompagner : nous recevons Valentine Goby, autrice de nombreux romans pour adultes, mais aussi pour la jeunesse. Son dernier livre, "L'Île haute", nous emmène à la rencontre de Vadim, jeune garçon de 12 ans, qui vit à Paris. Nous sommes en 1943 et il est envoyé dans les Alpes. Officiellement pour soigner son asthme, mais surtout pour fuir les Allemands... car il est Juif. Arrivé après un long trajet en train et dans la neige, Vadim découvre la splendeur de la montagne, immensité enivrante qui le rend minuscule.
Au cours de cet entretien, Valentine Goby nous dira comment est née cette envie d'écrire un roman d'apprentissage, et en quoi l'enfance la fascine et l'inspire.
Juste après, nous retrouverons les libraires de Dialogues, Romain, Rozenn et Laure. Ils ont sélectionné pour nous plusieurs romans sur l'enfance et l'émerveillement.
Bibliographie :
- L'Île haute, de Valentine Goby (éd. Actes Sud)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/20859799-l-ile-haute-valentine-goby-actes-sud
- Murène, de Valentine Goby (éd. Actes Sud)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/18855093-murene-roman-valentine-goby-actes-sud
- L'Anguille, de Valentine Goby (éd. Thierry Magnier)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/16758956-l-anguille-valentine-goby-thierry-magnier
- Chèr.e moi (éd. Seuil)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/21362899-cher-e-moi-lettres-a-l-ado-qu-lettres-a-l-ado--collectif-seuil
- Germinal, d'Émile Zola (éd. Folio)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/843968-germinal-emile-zola-folio
- Les Misérables, de Victor Hugo (éd. Folio)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/11354695-les-miserables-victor-hugo-folio
- E = mc2 mon amour, de Patrick Cauvin (éd. le Livre de poche)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/185907-e-mc2-mon-amour-roman-patrick-cauvin-le-livre-de-poche
- Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes, de Thomas Giraud (éd. Contre-allée)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/16687921-elisee-avant-les-ruisseaux-et-les-montagnes-thomas-giraud-contre-allee
- Ciel bleu, de Galsan Tschinag (éd. Métailié)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/18909888-ciel-bleu-une-enfance-dans-le-haut-altai-galsan-tschinag-anne-marie-metailie
- L'Invention de Louvette, de Gabriela Trujillo (éd. Verticales)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/18955179-l-invention-de-louvette-roman-gabriela-trujillo-verticales
- le Petit Prince, d'Antoine de Saint-Exupéry (éd. Folio)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/392754-le-petit-prince-avec-des-aquarelles-de-l-auteur-antoine-de-saint-exupery-folio
- Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll (éd. Folio)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/8194310-les-aventures-d-alice-au-pays-des-merveilles---lewis-carroll-folio
- L'Étranger, d'Albert Camus (ed. Folio)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/440374-l-etranger-albert-camus-folio
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La passoire rouge. Légère, aérée, elle lui va même très bien selon la porte du four. Triomphante, elle traverse le jardin une première fois. Puis une deuxième. Et ainsi de suite, jusqu'à la joie en plein de soleil. C'est l'anniversaire de Louvette tête de passoire et combattante.
C'est toujours le monde de l'après-guerre qui pulse sous nos yeux, le monde du "miracle" italien dont le cinéaste se méfie, l'avènement d'une société de consommation qu'il honnit d'avance. C'est la chimère des Trente Glorieuses sans joie ni gloire, un monde où s'élèvent banlieues anonymes et centres commerciaux. Penseur sombre, exigeant, Ferreri fait sienne l'idée que la fin des idéologies confronte l'homme moderne à l'absurdité du monde, donnant naissance à un individu suffisamment démuni pour ne rien chercher, et trop désespéré pour trouver aucun type de consolation auprès de ses semblables.
Une fille sans qualités
Louvette a apprise l'éléphant en vieillissant devient très dur d'oreille. Elle a appris aussi que ses grandes oreilles permettent à l'âne, comme à l'éléphant d'Afrique, de bien ventiler son corps.Quelle joie ! Quel moyen simple et efficace de se rafraîchir ! Elle qui ne sait même pas faire bouger les siennes. Pire que cela : elle ne sait rien faire de bien, elle tombe tout le temps, elle est nulle en sport, elle chante faux, elle écrit comme un cochon, découpe comme une tronçonneuse, avale la pâte à modeler, se coller le doigts et les cheveux dès qu'il faut bricoler. A l'approche de la fête des mères, de la fête des pères ou de Noël, elle épuise pendant quelques jours le sang-froid des instituteurs qui veulent lui faire fabriquer des colliers de nouilles, des cadres en bâtons de glace ou des porte)crayons en feutre. Les parents, lucides, affichent une courtoise indifférence et se débarrassent de ses oeuvres, sans attendre qu'elle ait le dos tourné. C'est que Louvette est, sans aucun doute, arrivée en retard à la répartition de sens pratique. (pages 81-82)
Longtemps, L. a été une femme sans passé. Et voilà que maintenant, elle se souvient de Louvette : soudain, il fait un temps de petite fille.
Le jour où Tristan doit venir chercher Louvette pour l’initier à Marx et la sensibiliser aux luttes du prolétariat international, sa voiture est tombée en panne. Il lui téléphone : tu n’as qu’à prendre le bus. Le quoi ? répond Louvette amusée. Elle ne l’a jamais pris, n’a jamais été autorisée à le faire. Il se moque d’elle, de ses slogans poétiques et de sa rébellion de pacotille. Il lui dicte des instructions bien précises pour trouver l’arrêt, et la prie de mettre un pantalon large, un tee-shirt long, des chaussures de sport, de ne porter aucun bijou ni écouteurs, ni lunettes de soleil, d’attacher ses cheveux, de prendre un sac à dos léger avec fermeture éclair, de tenter d’avoir l’air sereine, de ne pas se laisser distraire par quoi que ce soit, de ne pas s’asseoir au fond, de ne pas prendre trop d’argent, de ne rien acheter à manger, surtout pas de fruits frais (ce serait bête d’attraper le choléra), d’éviter la fenêtre, de ne pas sourire, de ne regarder aucun homme dans les yeux, de ne pas se mêler des bagarres entre passagers et de ne parler à personne. Ainsi tout devrait bien se passer, il viendra la chercher à l’arrêt de bus dans une heure. Et si on me tue, demande bêtement Louvette. On ne va pas te tuer, dit-il d’un ton sérieux, des milliers de personnes prennent le bus chaque jour dans cette ville. Si on te tue, on t’enterrera : Ci-gît Louvette, qui n’a pas eu de chance la seule fois où elle a pris l’autobus. Il ajoute : qu’elle se dépêche, le prolétariat international l’attend.
(pp.201-202)
Cela arrive enfin, un matin qui se distingue dans la masse résonnante de l’enfance, un matin dont pourtant elle a oublié la date. Louvette a appris à lire, et ce jour pourrait tout aussi bien être le premier de sa vie. Elle lit à voix haute tout ce qui passe devant ses yeux, et cela donne le tournis à ceux qui l’entourent : elle déchiffre la boîte de céréales, le mode d’emploi, le journal, les publicités, les panneaux du supermarché, et, naturellement, les livres. Tous les livres possibles. Les saisons de Louvette se teintent d’une autre couleur. Les grandes vacances, par exemple, sont une saison entière dans la langue du dehors. Lorsque l’école ferme, Louvette dévore les livres que la mère lui achète en espagnol. C’est comme si le français hibernait pendant l’été. Mais Louvette ne l’oublie pas. Elle attend en secret le retour de l’estivante langue du dedans. Elle la retrouve chaque rentrée de septembre, espiègle, tapie au fond d’un manuel, dissimulée dans le cartable, sentant le cahier neuf.
(pp.52-53)
Au cours des entraînements pour d'hypothétiques compétitions de huit cents, mille ou trois mille mètres, Louvette révise ses cours, imagine des histoires. Elle a le temps d'ourdir des complots, le temps de sauver le monde, le temps d'y renoncer. Elle a même le temps de s'ennuyer, et elle aime ces moments de suspension. Sous l'eau, c'est la vie comme elle passe, avec ses réserves d'heures creuses et ses longueurs. La nuit tombe d'un coup sur le stade et c'est bien agréable : Louvette continue sur sa lancée. Elle entend son propre souffle et le clapotis régulier qui fait glisser le ciel sur lui-même. (page 90)
Ferreri interprète le monde en mettant en scène les pulsions contrariées de son temps. Le changement dans les liens affectifs, la fin des idéologies, la métamorphose d'une société et sa course vers l'extinction, tout cela peut être ramené à la question, purement cinématographique, de l'effacement de ses personnages masculins.
Après l'une de ces récréations, Jeannie vient la voir et lui dit : Personne ne t'aime parce que tu es précoce, tu vas te marier avec un vieux. Louvette dit d'accord – puis s'en va. Elle espère surtout que c'est vrai : elle pourrait ainsi se fiancer sans tarder à David, un de ces vieux aux yeux clairs qui doit bientôt passer son bac. Et puis un jour enfin, par les mécanismes mystérieux qui régissent la loi des harpies du primaire, on lui parle à nouveau. Elle ne s'est jamais fiancée à David.