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Critiques de Georges Didi-Huberman (57)
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Hériter, et après ?

Réunir une flopée d’intellectuels et développer une notion, c’est le pari de ce livre. Réussi car s’appuyant sur une rencontre nommée Forum Philo ayant eu lieu en 2016 et réunissant ces contributeurs et bien d’autres sans doute... C’est donc bigrement intéressant, profond comme on peut s’y attendre, même si le niveau et l’intérêt que l’on peut porter à certains apports s’avèrent inégaux. Un petit trait d’humour : il manque juste la vision d’un économiste pour circonscrire entièrement le périmètre de l’analyse. Un Piketty ayant de remarquables idées sur la question aurait clôt l’affaire. Mais il est vrai que le focus de cet essai se situe plutôt du côté culturel et civilisationnel.

Du « legs » inquiet de Renouard pour qui la langue est primordiale : « à chaque fois que nous perdons une forme, un temps verbal, nous perdons une nuance dans la façon de dire le monde ; à chaque fois que nous adoptons sans examen un mot de l’anglobish, nous diminuons la capacité d’invention de la langue, qui est notre principal et plus précieux héritage, puisque c’est par lui que nous pensons » à l’engagement culturel de Chantal Del Sol : « Les théories postmodernes de l’individu sans héritage ne valent même pas la peine d’être récusées, tant elles sont hors-sol, et discourent sur un monde qui n’existe pas. La récusation de tout héritage particulier pour gagner la liberté entière (par exemple : nous ne lui apportons aucune croyance, il choisira quand il sera grand) est un leurre manifeste. L’enfant apprend à aimer à travers l’amour imparfait qu’il porte à ses parents, il apprend à croire en adhérant pour commencer aux croyances de ses parents, il apprend à parler à travers la langue dite maternelle, etc. Tout apprentissage se réalise à travers un héritage particulier, donc imparfait, partiel et partial, subjectif. »

en passant par Mona Ozouf et la révolution française qui souligne que « la nation est faite de la longue sédimentation des habitudes communes » ainsi que la très belle interrogation de Anne Cheng sur le cas contemporain de la Chine : « sur l’ère actuelle de la prétendue « post-modernité », force sera de constater que l’opération en cours de réappropriation du passé et d’invention d’une « spécificité chinoise » sert en réalité à entretenir l’amnésie d’un passé récent » , ce tour d’horizon des différents questionnements relatifs à ce que nous sommes, à ce que nous souhaiterions que nos enfants soient, aux systèmes d’organisation pouvant permettre cette dualité du passé/futur émancipatrice est vraiment très bien questionné ici.

La conclusion est laissée à Pierre Rosenvallon qui rappelle fort à propos : « L’Europe a été le continent des totalitarismes. Réfléchir à la démocratie, c’est donc réfléchir à cet héritage problématique, tant à cause du flou de ses définitions que du fait de ses perversions. Cela veut dire une chose fondamentale : personne ne possède l’idée de démocratie. Personne ne peut dire : je sais ce que c’est que la démocratie. ». Pour éviter le piège de la dictature, qui naît bien souvent d’une mauvaise interprétation de l’accomplissement ultime de la démocratie, Pierre Rosenvallon met en garde « Si on veut être un bon « apprenti » en démocratie, il faut donc être extrêmement vigilant et comprendre qu’une critique, même radicale, doit aller de pair avec la reconnaissance du fait que c’est à l’intérieur de ce système qu’il faut travailler et non pas contre lui. »

A bon entendeur salut !

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Le témoin jusqu'au bout : Une lecture de Vict..

Ce livre, écrit par Georges Didi-Huberman, a obtenu le prix Médicis Essai 2022. L’auteur est philosophe et historien de l’art. Il enseigne à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

« Le témoin jusqu’au bout » sur lequel il écrit est Victor Klemperer. J’avais déjà entendu le nom d’Otto Klemperer, chef d’orchestre, mais pas celui de Victor, son cousin.



Victor Klemperer (1881-1960) était allemand, juif, écrivain et philologue. Il a vécu à partir de 1920 à Dresde où il a assisté à la montée du nazisme, où il a connu toutes les discriminations imposées aux Juifs, où il a pu échapper à la déportation, où il a subi les bombardements alliés de février 1945.

Dès 1933, il a noté ses observations dans son Journal, sur le nazisme, la brutalité du régime, l’oppression des Juifs, la vie amoindrie, persécutée et angoissée qui était devenue la sienne, et en tant que philologue, sur la langue allemande transformée par le totalitarisme hitlérien.



G. Didi-Huberman analyse et commente ce Journal et, dans une moindre mesure, l’essai que Klemperer a publié en 1947, à partir de ce journal : LTI (Lingua Tertii Imperii -Langue du Troisième Reich).



Le Journal que Klemperer appelle ses « soldats de papier », qu’il tient de 1933 à 1945 alors que le fait même de l’écrire le met en danger de mort, doit, dans son intention, atteindre deux objectifs : d’abord étudier le langage en usage et démontrer que l’allemand fabriqué, diffusé, parlé, pendant cette période, est une langue transformée, à la fois appauvrie et boursouflée, à l’image de l’idéologie du régime hitlérien. Ce volet-là du Journal sera à la base de l’élaboration du livre « LTI ».

Ensuite témoigner de ce qu’a été la vie à Dresde pendant ces douze années. Témoigner au jour le jour, et pas seulement des faits, mais aussi des émotions que lui, Victor Klemperer, juif persécuté, a ressenties. Dépression, abattement, peur, colère, indifférence, angoisse, dégout, sidération… Car ces émotions participent de l’Histoire, elles lui appartiennent et elles la construisent, au même titre que les discours, les textes, les évènements, les exactions.



Il semble que le « Journal » ait eu un troisième effet : permettre à son auteur de conserver un intérêt à sa vie de pestiféré en danger permanent. Trouver un tout petit peu d’espoir dans le fait d’écrire : espoir de survivre et de pouvoir présenter son témoignage, ou au pire, de le laisser à d’autres, pour après. L’effet salvateur de l’écriture dans les pires moments…



L’essai de Georges Didi-Huberman donne passionnément envie de lire Victor Klemperer, son Journal en particulier. Et il donne les clés pour en apprécier l’importance sous toutes ses facettes.



« (…) il nota, dès les premières pages de son Journal : « Dans un magasin de jouets, un ballon d’enfant avec la croix gammée » (30 mars 1933). Un simple ballon d’enfant dans un magasin de jouets ? Une toute petite chose, en effet, si l’on voulait, par exemple, exprimer d’un coup toute l’ampleur de la tragédie politique et humaine de ce temps. Cette image attrapée au vol semblera donc minuscule, voire ridicule comparée au phénomène historique où elle s’inscrit. Mais pour Klemperer, elle n'en représentait pas moins le cristal – l’un parmi des myriades d’autres – de toute la situation. »



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Sortir du noir

J’ai longtemps renâclé à voir Le Fils de Saul de László Nemes.

Une appréhension inexplicable me faisait reculer.



Pourtant, après la découverte, enfant, de Nuit et Brouillard, après les 9h de Shoah de Lanzmann, vu à l’âge adulte, je pensais qu’aucune image fictive ne pourrait jamais égaler le choc du documentaire, de ce déchiffrement plein d’effroi, ce questionnement respectueux de lieux hantés par le secret le plus terrible de notre histoire récente.



Des fictions, j’en ai vu beaucoup : des pathétiques, des obscènes, des pudiques…elles ont toutes un côté trafiqué, artificiel.



La Shoah est bien ce trou noir de notre mémoire, une sorte de sanctuaire de l’horreur qui engouffre toute image, interdit d’être approché par autre chose que la recherche historique ou la mémoire des suppliciés.



Le Fils de Saul, c’était différent.



Une peur-panique m’en interdisait la vue. Je viens de le voir pourtant, lundi. Cauchemars à la pelle depuis deux jours. Lectures critiques pour mettre à distance l’effroi : une critique stupide de Libé, une autre, magnifique, des Inrocks. Et, dedans, une pépite: la mention de ce petit livre d’un historien d’art , Georges Didi-Huberman que j’ai commandé et que je viens de lire d’une traite.



C’est une lettre de l’historien à László Nemes, le jeune réalisateur hongrois de ce film extraordinaire. Elle a mis des mots sur mes émotions, et a su les expliquer et les mettre en lumière.



Fondé sur une documentation rigoureuse- je sors du livre de Jablonka sur ses grands-parents, qui s’arrête lui aussi sur l’horreur muette des Sonderkommandos d’Auschwitz et raconte, en 1944, la résistance folle de ces esclaves de la mort qui ont pris, dans un péril extrême, des photos –quatre- pour témoigner de ce que les nazis entendaient balayer comme cendre- , fondé, donc, sur une parfaite connaissance historique, le film évoque lui aussi la rébellion de ces « porteurs de secrets » (Geheimmisträger ), évoquant leur projet de dynamiter les crématoires, non sans avoir, d’abord, enfoui photos et journaux personnels, aux portes des crématoires.



Nemes sait tout cela.



Fort de cet enseignement, il n’a pas craint de donner une forme à cet enfer.



Un format, plutôt : une image resserrée, cadrée sur le visage puissant et atone de Saul, joué par un comédien non professionnel, un poète hongrois , l’inoubliable Gëza Röhrig.



L’arrière-plan, flouté laisse deviner l’horreur des chairs, des corps, des lieux, des déjections de la souffrance et de la mort.



Torturé par une bande-son terrible, pleine de bruit , de fureur et de cris babéliens proférés dans toutes les langues du massacre de masse, le spectateur suit au plus près Saul, cet homme marqué d’une croix rouge dans le dos, dans une urgence, une violence, une tension perpétuelle. L' image, composée à partir des quatre clichés rescapés de Birkenau, fait littéralement sortir du noir les images sanctuarisées de la Shoah.



La mise à distance se fait aussi -et surtout - à travers la fable, le conte orphique et désespéré de ce film.



Saul, malgré l’urgence - le Sonderkommando va être à son tour exécuté, les photos de témoignage sont prises, les journaux accusateurs enfouis, mais il faut encore tenter de ralentir la mort en marche en faisant sauter le crématorium- prend la décision folle de « bifurquer », de passer toutes les frontières, tel Orphée, de transgresser la nécessité de l'action, celle du témoignage, et celle de sa survie elle-même pour sauver un enfant;



Un enfant mort.



Lui donner une sépulture, une cérémonie rituelle, un kaddish.



Cet enfant est son « fils » , le fils qu’il s’invente, lui le mourant en sursis, « à contre-courant du monde et de sa cruauté ».



Dans une lettre pleine d’empathie et de tendresse au réalisateur, l’historien s’incline devant cette forme innovante et intransigeante, ce respect de l’Histoire et l’audace d’une fiction à la fois immémorielle et d’une étonnante modernité.



Et nous, lecteurs-spectateurs, nous trouvons, dans sa missive, les clés de notre émotion et la mise en perspective qui nous permet de les tenir à distance.



De les sortir du noir.

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Survivance des lucioles

Partant d'un article de Pasolini de 1975, article désenchanté en forme de fable politique évoquant la "disparition des lucioles" Georges Didi-Huberman traite sur ce thème de la question de la place contemporaine des images.



L'argument de Pasolini (qui allait mourir peu après) est resté célèbre: les traditions - et l'identité même des peuples - se seraient perdues progressivement dans la consommation effrénée, dans l'américanisation globale et sans partage de la société. Avec les années 60-70, c'est l'âme même de la nation italienne qui se serait ainsi perdue. En comparaison, quelques décennies plus tôt, le fascisme mussolinien était passé de manière assez neutre finalement, il n'avait pas entamé l'esprit du peuple. À l'inverse, la télévision, la nouvelle presse écrite, le spectacle navrant des élites, et de manière générale, les nouvelles logiques consuméristes et de réussite calquées sur le modèle américain, ont eu de manière cumulée une influence dévastatrice sur le peuple italien, sans possibilité de retour.



Ainsi, il n'y a plus de "lucioles" autour de Rome, maintenant urbanisé... Où la belle image des lucioles est employée comme métaphore des anciennes formes de résistance.



... des formes de résistance prenant, en particulier, la forme d'images. L'argument est que le nouveau spectacle des images n'est plus éclairant, au contraire, il nous bouche la vue.



Car de quelles images parlons-nous? Images évoquant la grande lumière éternelle ("luce"), lumière majestueuse du paradis dans le monde judéo-chrétien d'hier, lumière devenue celle, contemporaine et désolante, des médias et du spectacle? Images comprises comme fins, comme vérités dernières?

Ou, images comme sources, comme graines, comme germes, images opérant comme des lucioles ("lucciole") dans l'obscurité du présent?

Il y a ainsi d'un côté: les images télévisuelles, nocives, celles qui achèvent d'englober le regard. Les images comme horizon messianique de la société du spectacle.

De l'autre: les "images-lucioles", reliquats du passés servant à une lecture plus éclairée du présent, portes étroites vers des avenirs plus radieux.

D'un côté: la puissance et la gloire, la grande lumière aveuglante, qui noie le regard littéralement.

De l'autre: des bribes de lumière qui aident à y voir plus clair.

D'un côté, le règne sans partage de la logique capitaliste, médiatisée par les images.

De l'autre, la survivance des marges, les espaces de liberté trouvée dans les images-souvenirs, la possibilité restée vive d'une non-détermination. le maintien de débats publics, de confrontations, de partages d'idées.



Violent et polémique, le propos de Pasolini est âpre, pessimiste, sans appel: les lucioles disparaissent.

Chez Debord, plus tard chez Agamben, le discours est également apocalyptique, offrant peu d'espace à l'espoir.



Dans cet essai, Didi-Huberman s'emploie à démonter ce pessimisme philosophique et politique. Il en pointe les contradictions et le met en balance avec une lecture personnelle des écrits de Walter Benjamin.

Déjà, il note que penser la "disparition des survivances" est un non-sens. Les lucioles - parce qu'elles sont effectivement là - nous garantissent que l'oubli ne sera jamais définitif. Les lucioles pourront toujours, éventuellement, remonter à la surface.



L'essai de Didi-Huberman a pour double mérite de (1) souligner le rôle fondamental des images dans la constitution du regard politique, et (2) d'en projeter davantage les bienfaits que les méfaits. À l'heure de l'image Instagram "botoxée", de la publicité "rutilante", du feuilleton BFM permanent, feuilleton toujours plus fascinant, plus déliquescent, auquel nous ne cesserions de puiser notre tristesse contemporaine, il peut être bon de se redire que les images, dans leur versant positif si l'on veut, sont également des passeurs, de survivantes lucioles qui éclairent, pour continuer à envisager d'autres logiques d'avenir.



Contre les systèmes sans issues de Pasolini, de Debord, d'Agamben, le livre de Didi-Huberman est, quelque part, un rempart contre le fatalisme. Pourtant, dans mon sentiment, à répéter que "on pourra toujours éviter la catastrophe", il en devient lui-même assez catastrophiste... de sorte qu'on aurait envie de le contredire lui-même - comme poussé par un réflexe de survie. Son livre est éclairant, mais comme le sont toujours les médias au sens large. Tout comme les pratiques et interrogations individuelles face aux médias, à la publicité etc. Mais peut-être que je cherche à me rassurer. Que je me leurre moi aussi après tout sur mon propre aveuglement, c'est-à-dire, que je me leurre dans mon rapport au leurre. Ce n'est à la fin qu'un avis, moitié éclairé, moitié leurré, un petit avis, pas grand chose.
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Éparses : Voyage dans les papiers du ghetto ..

« Non, nous ne nous laisserons palissader sans rien faire. Nous avons une machine à faire des remous dans le Passé », Henri Michaux, face aux verrous. 1954.

Passé, histoire d’un présent, d’un présent achevé ? d’un présent condamné ?

Le passé, si il est voué à l’histoire, ne doit pas quitter notre imagination.

«  l’imagination – cette faculté qui est éthique et politique avant même que d’avoir à s’exercer littérairement ou artistiquement, par exemple- travaille de toute façon dans la dimension du défi, de l’exigence, de l’impossible saisie. On ne possède pas ce qu’on imagine. On imagine éparsement, lacunairement. On imagine à grand-peine, on ressasse infiniment, on demeure en défaut. C’est par l’imagination, néanmoins, que se tracent les voies nécessaires à la compréhension historique et à l’interprétation politique elle-mêmes.

Exercer son imagination relève en fin de compte, non de la fantaisie personnelle, mais du défi de savoir quelque chose qui ne nous est pas donné immédiatement, clairement, ou distinctement. Quelque chose qui « appelle » notre conscience depuis une distance- ainsi, aujourd’hui, la guerre faite à tout un peuple, là-bas en Syrie- ou d’un passé qui, comme celui du ghetto de Varsovie, semble en effet défier notre imagination. »

Comment prendre contact en réduisant la distance, et comment garder la juste distance pour ne pas dénaturer le contact, comment rendre le regard opérateur de la pensée ?

Comment faire lien sans pour autant combler l’absence ?

Comment respecter l’archéologie du temps ?

Tenter une restitution , oser imaginer, essayer voir, « poser la question du rôle des images dans la lisibilité de l’histoire » comme l’expliquait Georges Didi-Huberman dans le texte « Anthropologie du visuel »( conférence 2011)

Il ne s’agit pas de « boucher des trous » mais mettre en évidence l’évidement, l’absence afin que la lumière soit faite, ou du moins que son passage soit rendu possible.

Et nous devons faire appel à notre’imagination pour que la pensée puisse donner une image la plus fidèle possible à la mémoire d’un temps.

Comment lorsque l’histoire est en cendres, éparse, morcelée, pulvérisée, éparpillée, ensevelie, comment opérer le remontage des temps que les bourreaux, les assassins ont voulu et veulent toujours effacer ?

Quel souffle soulève enlève la poussière du temps, quel souffle porte serment à la lumière pour que les « éparses »de ce temps survivent jusqu’à nous ? Quel souffle porte mémoire ?

La force d’un soulèvement, un acte de résistance.

Même « dos au mur » comment mettre en marche « cette machine » dont parlait Michaux ? « Pour faire passer une vérité malgré tout ».

Varsovie. 03 aout 1942. Emmanuel Rigelblum, écrivant résistant, enterre avec son groupe, Oyneg Shabes, une extraordinaire collecte dont 35 639 pages on été retrouvées après la guerre : poèmes, billets, chroniques, témoignages, photographies, cartes postales…emballages de bonbons, les cartes de rationnement, blagues, chansons, journaux clandestins, , procès-verbaux, les derniers messages des déportés..et bien d’autres documents. autant de « semences de vie ».

La première et la deuxième caches ont été déterrées en 1946 et en 1950. Une troisième cache reste toujours à déterrer sous les décombres recouverts de Varsovie...Archéologie du savoir….

Varsovie. Du 1er ou 3 octobre 2018 . Georges Didi Huberman se rend à Varsovie, à l’Institut juif de Varsovie pour consulter ce « trésor » muet.

Voir pour comprendre. Comprendre la nécessité de ce trésor, l’histoire même de la constitution de ces archives clandestines, comprendre la division au sein même d’une communauté à l’intérieure de laquelle la préexistante d’une classification sociale, une fracture politique a fait le jeu des bourreaux.

Et Didi-Huberman rappelle l’analyse faite par Hannah Harendt à ce sujet, analyse qui en son temps fit et fait encore scandale, concernant la sujétion établie par les « maîtres » des Judenräte sur le reste du « peuple » du ghetto.

Papiers, défis, papiers conflits…

« Éparses » au-delà d’un essai sur l’archéologie historique qu’il soulève, soulève également le problème de l’indivisibilité. La tentation de rendre les choses « indivisibles » peut elle avoir pour conséquences de rendre certains faits invisibles ? Cela nous interroge sur la notion de peuple, de nation.

La résistance ne peut-elle s’exprimer et exprimer, et simplement exister, justement qu’à la lumière des fragmentations qui parcourt son histoire ?

Un ensemble n’est pas un Tout, mais une diversité, une pluralité. Faire d’un peuple un tout, est un risque pris à l’encontre de la mémoire. C’est prendre le risque d’effacer un sujet d’une phrase, c’est imposer un impératif qui risque de clore toute parole. « Non, nous ne nous laisserons palissader sans rien faire ». Alors, écrire, semer.

« Epars a son étymologie dans le participe sparsum du verbe spagere, qui veut dire « jeter ça et là, éparpiller, disséminer. ».Le verbe se dit aussi dans un sens rituel, lorsqu’on répand un liquide sur quelque chose ou quelqu’un pour en faire la bénédiction.

Mais ce qui a été parsemé a été, tout aussi bien semé. L’éparsement serait donc ensemencement ( en grec : speirô, « je sème », sperma «  la semence »). La dissémination serait séminale, une disparition eût- elle d’abord disséminé toute chose au quatre vents. ...l’écriture pourrait se comprendre comme de l’épars collecté, comme de la disparition ensemencée. Un texte travaillerait donc comme un archiviste : il rassemble ou, plutôt, il réassemble – remonte- de l’épars ». «  Le poétique c’est faire collecte ». « en laissant les brisures visibles » «  en laissant du jeu dans le montage, dans la bordure des textes et des images, de façon à laisser chaque fragment dans sa singularité, dan sa solitude partenaire ».



Pour faire lien, procéder à une lecture c’est notre imagination, notre pensée imaginative qui doit être ici convoquée. Comme le rappelle Marie-José Mondzain, philosophe de l’image, une image ne dit rien, par elle même, d’elle même, mais une image nous demande de prendre la parole. Émanciper son regard, c’est se considérer comme un être voyant , mais un voyant qui prend parole, et qui ensemencera la possibilité éparses et diverses d’une prise de parole.



«  Celui qui donne vie donnera la possibilité d’ouvrir la bouche » . E. Ringelblum. Journal du ghetto de Varsovie.



« Eparses, voyage dans les papiers de Ghetto de Varsovie », de Georges Didi-Huberman , écrivant, résistant, est paru en février 2020.



Astrid Shriqui Garain



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Survivance des lucioles

Ce petit livre s’adresse en priorité à ceux que l’état présent de notre société écrasée sous la barbarie de la logique marchande et du spectacle, amène à désespérer d’un quelconque devenir humain et consécutivement, au renoncement et au repli individuel.

Illustrant son propos d’une image extraite de la Divine Comédie mise en relation avec les prises de position successives et contradictoires de Pasolini sur ce qu’il était possible d’attendre des formes de résistance conjointes, issues de la culture populaire et de « l’avant-garde », Didi-Huberman marque clairement ici sa divergence : « Mais une chose est de désigner la machine totalitaire, une autre de lui accorder si vite une victoire définitive et sans partage. Le monde est-il aussi totalement asservi que l'ont rêvé - que le projettent, le programment et veulent nous l'imposer - nos actuels "conseillers perfides" ?

Le postuler, c'est justement donner créance à ce que leur machine veut nous faire croire. (...). C'est donc ne pas voir l'espace, fût-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé, des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout. »

S’appuyant, entre autres, sur les thèses développées par Walter Benjamin à l’époque de la domination nazi et en contradiction avec celles que Giorgio Agamben a postulé dans ses récents ouvrages, l’auteur ouvre ici quelques pistes encourageantes sur ce que pourrait être, sur ce qu’est déjà, la « résistance » en notre si déprimante époque.

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Sortir du noir

La proposition d'émancipation est constante chez Georges Didi-Huberman. Cela va au-delà de la recherche du savoir. Savoir le temps, le lieu, le nombre, savoir l'horreur. Oui, savoir. Mais comment se rendre en capacité de le formuler. De le dire. De pouvoir dire par un vouloir dire. Comment imaginer, s'il n'y a pas la volonté d'imaginer ? Comment activer la volonté ? La volonté de savoir.

Parler, dire, communiquer, donner forme, rendre corps au lieu, au temps, au nombre. Malgré tout.

Malgré le lieu, le temps, vécu malgré soi. Alors volonté. Acte de libération, acte d'émancipation. Lettre à Lazlo Nemes. Lettre à un jeune réalisateur. Dont le film « Le fils de Saul » sort en ce mois de novembre 2015 sur les écrans français. Il est toujours difficile de donner voix, corps, nombre, lieu à ce qui concerne, se rattache, touche au génocide dont furent victimes de nombreux peuples et communautés durant la seconde guerre mondiale. Difficile parce qu'il faut y faire face. Difficile parce que notre communauté européenne lui est contemporaine.

Difficile dès lors que l'on sort du cadre du témoignage. Mais l'histoire nous est à présent confiée. Le temps du témoignage sera dans quelques années clos parce que les survivants ne seront plus là. Il restera les livres, les enregistrements. L'histoire, l'écho de l'histoire continuera. Il faut en parler, l'exprimer. Il faut comme le rappelle l'auteur dans son livre « essayer voir » en écho aux écrits de Primo Levi que l'art, la poésie, la raison nous aide à « déchirer » le lieu où ils ont été bannis. Déchirer pour donner passage au regard. Voilà pourquoi le cinéma, art de l'image, du mouvement de l'image, là où les images justement « prennent vie », le cinéma doit prendre ce risque, le porter, se soumettre et nous soumettre à cette épreuve. Et que nous puissions en parler, parler pour nous souvenir, bien sûr nous souvenir de ceux qui ont été engloutis dans la gueule de la bête immonde, mais nous souvenir nous rappeler ce qui a fait que malgré tout, ont subsisté des lueurs d'humanité. Ces lueurs ont pris bien des formes, mais toutes ont eu valeur d'actes de résistance, de différentes façons, de mille façons. C'est de cela de cette lueur qu'il convient de nous parler. Nous rappeler à l'ordre des lueurs. « Le fils de Saul » a provoqué une urgence pour l'auteur. L'urgence qui prend corps dans cette lettre. « À hauteur d'homme, à distance d'homme, » et donc à « égale distance ».

Voilà sans doute pourquoi ce film est à la fois l'épreuve et l'espoir.

Parce qu'à travers le le choix d'un objectif de 40 mm il nous fait vivre à la dimension de l'humain, parce qu'il nous place à ses côtés.

Pas de plan large, pas de plan qui surplombe, nous ne sommes pas du côté des miradors, pas du côté des chiens, des non-humains, nous nous tenons, grâce à celui qui porte la caméra sur l'épaule, comme Saul porte son fils, il nous tient, à travers son mouvement, son rythme, ses angles, ses bruits, sa peur, sa panique, son silence, il nous tient à côté de Saul.

Nous sommes acteurs et non voyeurs.

Nous devenons voyants. Et de voyants il nous revient à notre tour le devoir de témoigner.

Parce que le regard du cinéaste est celui de Saul, il est celui de celui qui se tient aux côtés de Saul.

Et notre regard est sur l'épaule de celui qui porte la caméra. Notre regard est le fils de Saul, il est Saul, il est l'égal regard. A la hauteur de l'humain.

l'auteur dit également la valeur de ces images. Ce que voient, ce que vivent, ce à quoi doivent survivre Saul et ceux qui se tiennent à ses côtés. Ce qui ne peut se dire en ce lieu, en ce temps. Qui ne trouve pas d'expression comme le visage de Saul. Une parole, un visage pétrifié. Alors ce film l'auteur choisit de lui accorder la valeur d'un conte – parce qu'il est et n'est pas fiction, qu'il n'appartient pas au rêve, qu'il n'est pas invention mais création - un conte comme un récit qui a valeur d'histoire commune, de passeur de mémoire. Un conte. Qui contient l'âme d'un peuple, d'une communauté, d'une humanité. Un conte et non une fable. Un conte comme une image qui nous fait « sortir du noir », un conte comme une lueur sauvegardée, conservée, transmise. Il y a beaucoup de symboles dans ce film. L'enfant mort, l'homme qui porte l'enfant, le fleuve, le franchissement du fleuve, beaucoup d'images venues de nos plus anciennes humanités.

Orphée, Moïse. Les voix sont là. Pour ma part je vois également Antigone, je vois la vallée des Rois. Mais Négatif d'images. Alors Sortir du noir pour voir. Voir la réalité de l'image.

Oui un conte. « Il ressemble à ces graines enfermées hermétiquement pendant des millénaires dans les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu'à aujourd'hui leur pouvoir germinatif. » (Le conteur réflexions sur l'oeuvre de Nicolas Leskov).

Un conte, une épreuve, qui a valeur d'expérience et non plus d'événement seul.

Savoir bien sûr, mais connaître Saul, reconnaître Saul, l'autorité de Saul, de celui qui porte parole du conte, Saul qui porte l'enfant, l'enfant, l'enfant qui existe pour l'éternité. Alors je comprends le terme de conte, et me tiens aux côtés de Saul parce qu'un travail artistique comme celui de Laszlo Nemes me permet par l'intermédiaire de ce film de m'y tenir. La lettre de Georges Didi-Huberman commence par ces mots : « Cher Laslo Nemes, votre film, Le fils de Saul, est un monstre. » oui un « Monstrare », un monstre qu'il faut montrer pour protéger la vérité et faire qu'elle ne s'efface jamais. Un film, le fils de Saul, une lettre : la première.

Un conte qui n'a pas vocation à hanter nos rêves, mais à nous permettre de faire face à nos cauchemars afin de les vaincre, à nous permettre de nous mettre en capacité de parler, de reprendre parole au moment même où les derniers témoins peu à peu disparaissent. Film émancipateur. Démarche émancipatrice. Là il était inimaginable de mettre des mots, apparaît une œuvre d'art. Parce que malgré tout, des lueurs d'humanité ont survécu. « La leçon émancipatrice de l'artiste est celle-ci : chacun de nous est artiste dans la mesure où il effectue une double démarche ; il ne se contente pas d'être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d'expression, il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. L'artiste a besoin de l'égalité comme l'explicateur a besoin de l'inégalité. Et il dessine ainsi le modèle d'une société raisonnable où cela même qui est extérieur à la raison – la matière, les signes du langage – est traversée par la volonté raisonnable : celle de raconter et de faire éprouver aux autres ce en quoi on est semblable à eux » Jacques Rancière, la leçon des poètes, le maître ignorant, extrait.

Son prénom est : Saul.

Son nom ? Ausländer.

Saul Ausländer,

Saul l'étranger. Étranger au lieu, en un lieu où comme l'écrivait Primo Levi « la raison, l'art et la poésie ont été bannis », mais où ils ont pourtant résisté et survécu, malgré tout.

Même si je ne partage pas tout à fait avec l'auteur son angle de vue final concernant les derniers images du film, à savoir... (je ne vous le confierai pas, puisque vous verrez le film et que vous lirez cette lettre), je le remercie d'avoir partagé cette correspondance par laquelle il nous transmet ce qui a su le toucher, et ainsi nous permettre de rejoindre les images de Laszlo Nemes.



Astrid Shriqui Garain



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Pour quoi obéir ?



"Pour quoi obéir' est un petit livret faisant partie de la collection "Les petites conférences". Des conférences destinées aux enfants, mais pas que.



Georges Didi-Huberman, dans cet exposé ne parle pas vraiment de "pour quoi obéir", mais "pour quoi ne pas obéir".



En fait, il y a des situations où des ordres sont données contraires à toute loi en vigueur ou même à des valeurs morales et, dans ces cas, on doit être capable de désobéir.



Il cite l'exemple du nazisme, des ordres données par Hitler pour l'extermination des juifs, mais pas que. Dans les niveaux les plus bas de la hiérarchie on trouve des soldats capables de tuer à bout portant des centaines de personnes sans défense : des vieux, des femmes ou des enfants. Il parle d'une photo où il apparaît un soldat tuant une femme avec son bébé dans les bras avec, probablement une seule balle. À un niveau supérieur de la hiérarchie on trouve, par exemple, Adolf Eichmann, chargé de la logistique, l'ordonnancement des trains transportant ceux qui devraient être exterminés dans les camps. Ce sont juste deux exemples d'obéissance aveugle )à des ordres insensées.



La question qui se pose, et que des enfants l'ont posée, est pourquoi avoir pris cet exemple particulier, puisqu'il y a tant d'autres. L'explication est que Didi-Huberman a beaucoup étudié le nazisme, et cela apparaît dans plusieurs de ses livres écrits dans les 20 dernières années. D'une part parce que sa famille a fait partie des victimes de la Shoah, mais parce que comprendre cet événement historique lui intéresse pas tant du point de vue historique mais plutôt philosophique et sous ce aspect les réflexions de ses livres vont au delà du nazisme.



C'est un livre à lire par les petits et aussi par les grands.
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Survivance des lucioles

Texte brillant. Un chef d’œuvre de la philosophie qui même philosophie politique avec l’esthétique.

Le titre provient de divers textes et souvenirs de Pasolini, couplant son souvenir de l’apparition de lucioles dans la banlieue romaine avec un vers de Dante décrivant la Bolge des esprits corrompus et des politiciens perfides. Les lucioles sont les fulgurances politiques du peuple, les survenances intellectuelles de l’espace public contre un pouvoir fasciste corrompu et un pouvoir absolutiste de l’image et des médias principalement.

La problématique va donc se résumer à comprendre s’il y a une extinction de la parole politique populaire ou s’il demeure une capacité de survivance de cette parole politique malgré les pouvoirs qui lui sont antagonistes.

En passant par Agamben, Warburg, ou Benjamin, Didi-Huberman ne cesse de tenter d’évoluer de manière dialectique dans une évolution de la pensée politique et de l’espace au travers de l’art ou simplement du langage et des comportements sociaux.

Chef d’œuvre. Didi-Huberman l’un des intellectuels les plus importants du XXe siècle et du siècle actuel permet de mettre en perspective un questionnement sur le déclin hypothétique ou avéré de notre société. En passant par des chemins inédits, en questionnant des disciplines artistiques telles que la poésie le philosophe procède par enquête et constitue une synthèse de notre évolution post guerre mondiale.



Ouvrage peu accessible de par les références qui le constituent il n’en demeure pas moins qu’il est indispensable de le lire, le relire, le re-relire jusqu’à épuisement du sujet et digestion de celui-ci. Le style est agréable, et l’observation suffisamment ludique pour permettre à tous de comprendre le message principal. Une dernière chose importante, ce livre donne envie de penser et de lire les références. Un ouvrage réussi.

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Survivance des lucioles

Réactivons l'espoir ! Réactivons notre regard ! Cherchons. Cherchons dans la nuit, fouillons la Noire. La flammèche, l'étincelle, une trace, un signal, la palpitation luminescente d'un « plus que vivant », une persistance, un rappel de mémoire, la pointe d'une flamme qui perforerait la toile de nos tentes lourdes de suie, de cendres, de cambouis, de boue, de pluies harassantes.

Un éclat comme l'éclat d'un sourire, un éclat de rire.

Une re-montrance. Une re-montrance qui échappe aux distances , aux temps, une re-montrance de notre présence, la résistance possible, une prise, une échappée rétinienne. Un remontage d'un temps subi. Re-montrage. Voir autrement, faire apparaitre le sujet autrement. Par l'urgence d'un choix, par une libre et urgente nécessité intérieure. Se mettre en quête d'une lueur et adresser cette lueur à autrui. Pour ne pas se contenter de docilement mettre en Lumière mais éclairer ce qui nous échappe, ce que nous ratons, ce qui nous mutile.

En 1941 un jeune italien de 19 ans P. P. Pasolini va revisiter l'enfer de Dante, il va s'interroger sur l'ombre humaine, sur la portée de la Lumière en écoutant, en les observant, Giotto, Massaccio, Masolino, Erich Auerbach, Roberto Longhi et tant d'autres. Ils pense. Il voit. Il voit les lucioles et les regarde.

Les lucioles, petites « fireflies », , extraordinaires « petits oiseaux du feu » comme aurait dit Bachelard..

Lucioles, elles, si petites, si fragiles, vouées à l'enfer, à la nuit, vouées leur sève luciférine.

Lucioles,... mauvaises graines, ….cette ivraie bonne à jeter sur les braises de l'enfer. Cette brisure de chapelet. Et cette lumière blanche, totale, totalitaire omniprésente, qui éclaire le bon grain, cette lumière presque lame qui foudroie par son pouvoir la multiplicité de nos possibles.

Et si cette lumière que se voudrait être seule vérité, seule loi, seule pureté, si cette Lumière à qui l'on donne suivant les époques le nom de toutes les églises, de tous temples, de tous les dogmes, de toutes les dictatures  provoquait notre aveuglement ?

Et si le peuple des lucioles, ces damnés de la terre, était un peuple d'innocents ?

Voilà, une lecture surpuissante de la Divine Comédie ! .

«  L'univers dantesque est donc bien inversé : c'est l'enfer qui, désormais, est au grand jour avec ses politiciens véreux, surexposés, glorieux. Les lucioles, quant à elles, tentent d'échapper comme elles peuvent à la menace, à la condamnation qui désormais frappe leur existence.''

Elles s’échappent et dansent l'amour joyeux, dansent l'amitié totale. Elles dansent l'innocence du monde. «  io mi sono denudato e ho danzato in onore della luce) « Plongés dans la grande nuit coupable, les hommes font quelque fois irradier leurs désirs, leurs cris de joie, leurs rires, comme autant de lueurs d’innocence. » .

Le peuple des lucioles c'est l'enfance du monde. L'enfance de l'art. C'est un devenir qui porte en lui même touts les possible de son histoire.

C'est le pauvre, c'est le sans-voix, c'est le poète, c'est l'artiste, le troubadour, c'est le voleur, c'est le nomade, le fugitif, c'est le tout chemin, va nus pieds, le bohémien, c'est le hors la Loi, c'est le crève la faim, celui qui ne possède rien, le sans toit, le sans grade, le sans titre, le sans nom, le sans travail, sans papier, le pestiféré, l'exclus, l'exilé, celui que l'on montre du doigt.

Mais il doit être l'exception qui confirmera la bonne et sainte règle.

« L'innocence est une faute, l'innocence est une faute, comprends tu ? Et les innocents seront condamnés, car ils n'ont plus le droit de l'être.Je ne peux pardonner celui qui traverse avec le regard heureux de l'innocent les injustices et les guerres, les horreurs et le sang. Il y a des millions d’innocents comme toi à travers le monde qui préfèrent s'effacer de l'histoire plutôt que de perdre leur innocence.Et je dois les faire mourir, même si je sais qu'ils ne peuvent faire autrement, je dois les maudire comme le figuier, et les faire mourir, mourir, mourir. » La sequenza del fiore di carta ( 1967-1969, Per il cinema. )



1941, l'Europe, le monde entier, est plongé dans sa nuit dans le brouillard, les monstres dictateurs allument les feux de leur rampes, lumière froide, lumière directe, inquisitoire, leur lumière, leur lumière comme des lance flammes.

Pasolini s'interroge, perçoit comprend. La première partie de son œuvre sera la plus grande re-montrance qu'il adressera au désespoir, qu'il mettra en contre-pouvoir face à cette Lumière. Lumière que l'on croyait éteinte après la seconde guerre mondiale. Fascisme vaincu ? Mais ce que le jeune Pasolini comprend observe, c'est qu'une autre dictature a remplacé la présente. Elle n'a pas disparue elle a mutée. Elle est en place. Déjà. Pernicieuse, hypocrite, silencieuse, elle s’injecte peu à peu dans les artères d'un monde que l'on annonce comme Nouveau.

Une à une selon Pasolini les lucioles s'éteignent, et ne reviendront plus. Le génocide culturel est en marche. L'ordre nouveau condamne l'apparition de nouveaux temps. Nous devenons semblablement tous semblables sous le Règne de la lumière unique. «  cette assimilation totale au mode et à la qualité de vie de la bourgeoisie » «  le régime démocrate-chrétien était la continuation du régime fasciste ».

Le rêve, la danse des lucioles disparaît, le Règne de l'ambition, du pouvoir , et de l'envie tient tout l'affiche, sur le monstre écran de nos télévisions. «  ce pouvoir surexposé du vide et de l'indifférence transformés en marchandise », Pasolini, article des lucioles.

Et le combat fait rage, et le pouvoir est puissant. C'est le règne de la Lumière. Le fascisme du grand inquisiteur public. Pasolini perd les lucioles de vue. Pour lui elles ont disparu. Elles sont vaincues. Son peuple est mort. Notre humanité pour lui a disparu.

Les lueurs ne sont plus que des images fantômes. Il écrira l'article des Lucioles le 01 février 1975. 34 ans après que les lucioles lui soient apparues.Il vient de théorisé la disparition des lucioles... L' Apocalypse selon lui est advenu.

Alors même si l'un des plus grands veilleurs, défenseurs des hommes- lucioles a disparu, même si lui même s'est projeté contre la lumière, comme il le fit lors de la performance Intellettuale à Bologne en 1975 de Fabio Mauri, ( une des images les plus violentes et désespérantes que j'ai pu recevoir, violente à en pleurer ) en désespoir de cause, au désespoir de ses combats, il faut continuer, veiller, chercher, sauvegarder les lucioles.

Le combat est toujours d'actualité. Les lucioles, c'est la lumière à contre courant, c'est la parole contraire, c'est l'acte libre, c'est l'expression de la survivance de chacune de nos intensités, de nos particularités, c'est la multitude des lucioles qui donne à leur luminescence sa force d'action. C'est dans cette multitude, dans sa variabilité, que réside leur sens.

Non, les lucioles ne sont pas mortes nous rappelle Georges Didi Huberman.

Pardonnons à Pasolini, pleurons son effondrement, il a lâché prise. Mais la cordée continue.

Les lucioles ont survécues. Elles sont là, toujours présentes quelque part, elles sont là dans la maison noire, elles sont là dans la course joyeuses des enfants parmi les tentes des réfugiés qui ont fui la guerre, la famine, la dictature d'une incohérente Lumière, elles sont là dans tout ce qui donne à l'homme sont visage d'ange humain, elles sont dans chaque mot qui parle au nom des innocents, Les lucioles nous sont peut être invisibles mais elle n'ont pas disparues.

C'est parce que notre vue à changer, parce que les grandes lumières divines, politiques, économiques, financières, médiatiques - messianiques nous aveuglent. Il suffit d'un battement de paupière il suffit de tourner la tête, de faire un pas, de retrouver le hors champ , un clair obsur, pour les découvrir. Elles sont à Sangatte, elles sont sur les rives de la méditerranée, elles sont à Lesbos, elles sont dans les couloirs du métro, dans les camps de rétention,.

Non l'enfer ne s'est pas encore réalisé. Il n'a pas tout pris. Les innocents sont parmi nous. Et ne plus les voir, ne plus être capables de les ditinguer pour les protéger voilà le règne de la Barbarie. Voilà la tolérance cultrelle passive promulguée par la nouvelle forme du fascisme.

Mais les lucioles survivent, malgré tout. Elles sont le contraire d'un tout qui ne voudrait admettre que lui même.Un tout qui serait bien tenté de faire disparaître des innocents afin de se sentir moins coupable. Pas de corps, pas crime. Pas de crime, pas de victime et donc pas de coupable.

Mais les lucioles brillent, scintillent, palpitent. Elles s'aiment, se parlent, se retrouvent, se regroupent, «  malgré le tout de la machine malgré la nuit obscure malgré les projecteurs féroces », voilà ce que nous rappelle Didi-Huberman.

Les lueurs d'espoir sont toujours là. Intermitentes, innocentes, fugaces, légères, pulsatives, vivantes, vibrantes, « d'une beauté sidérante ».

Elles ne soumettent rien à leur Lumière, elles qui portent en elles toute la force de leur « éclairage en mouvement ». Ces la communauté des hommes livres évoquée dans Faranheit 451. « il faut environ cinq mille lucioles pour produire une lumière équivalente à celle d'une unique bougie ». La flamme d'une bougie, c'est fragile, ça ne fait pas de bruit, et pourtant c'est un fleuve qui vous ouvre les plus grandes routes du ciel. « Une danse du désir formant une communauté » voilà la plus belle des images de la survivance des lucioles.

C'est pas mal quand même d'inviter ses contemporains à rêver, rêver pour danser, penser pour rêver, pour réaliser son rêve. «  La politique ne va pas à un moment ou à un autre sans la faculté d'imaginer » écrit Hannah Arendt ( Sur la philosophie de Kant) .

Oui imaginez ! Osez imaginer ! , dire qu'il faut laisser l'innocence libre de danser, d'aimer, de vivre en amitié. C'est révolutionnaire non ? Vu sous la grande Lumière Politiquement incorrect...mais dans une nuit d'été réfléchissez…  malgré tout...ça c'est une très belle idée.

Oui Pasolini a désespéré de son temps, mais nous devons faire re-montrance du passé, réactiver notre mémoire, comme un espoir et non comme une relique ossifiée..

Nous étions , nous sommes, nous serons. Lucioles. Sauvegardons les , laissons leur une chance de survivre, laissons leur tout l'espace qu'il leur sera nécessaire pour qu'elles apparaissent, pour que que ce temps nous revienne.

Que nous puissions vivre cette expérience, à notre table d'existence.

Ne laissons pas l'annonce d'un Nouveau temps faire apparaître la fin de nos temps.

De ces temps nombreux et différents. Ne laissons pas un jugement dernier nous condamner à la Nuit. Ne laissons pas une Lumière nous annoncer quelque paradis qui n'est ni à l'usage ni à la dimension de l'humain.

Il n'y a pas de révélation. Il n'y en aura pas. Il n'y a que l'espérance de nos vies.

Il n'y as pas de message subliminale, pas de lumière de vérité.

Il n'y a que la danse fragile de chacune de nos vies.

Il n'y as pas de fantôme. Pas de spectre, d'enfer. Il n'a pas de résurrection.

Il n'y a que l'enseignement que les les lucioles nous transmettent en filigrane lumineuse sur les miroirs de la Nuit, comme si elles nous souriaient dans l'éclat de leur survivance :

«  la destruction n'est jamais absolue ». *

Il n'y aura pas de solution salvatrice, il n'y aura pas de résurrection,

il n'y a que nous, ensemble, fragiles, inconstants parfois, mais survivants toujours.

Les lucioles sont libres, savamment libres, et le Pouvoir est anarchique parce qu'il est ignorant.

Ignorant de la force des lucioles, de leur enseignement.

Il faut pour voir les lucioles tout d'abord les aimer. Les aimer positivement. Ne pas les craindre. Ne pas les inventer autrement. Il faut leur faire confiance, avoir confiance en leur intelligence. Il faut quand vous les appeler peuple prononcer ce mot sans penser que vous lui êtes différent, pensez aussi à ne pas oublier que ce peuple a conscience de lui même, il faut être à son égard bien-veillant. Alors il se pourrait que les lucioles reviennent, comme avant, danser sur les collines, les soirs d'été.

Ils se pourrait que nous retrouvions notre joie de danser.

Il se pourrait que cette multitude devienne une possibilité de démocratie.

C'est sur cette image que doit porter notre regard .

Sur cette image où nous sommes tous.

L'horizon est trop imprécis, trop vaste, trop plat, trop vertical.

L'humain combat toujours sa lourdeur, son ignorance, il rêve de prendre les airs, de découvrir d'autres vallées, de passer d'autres sommets.!ils rêvent qu'il vole comme un oiseau de feu. Il rêve de franchir la ligne d'horizon.

Nous sommes le peuple des lucioles. Un choeur comète, qui chante l'exception, un fait d'exception, «  il suffit qu'un atome bifurque légèrement de sa trajectoire parallèle pour qu'il entre en collision avec les autres, d'où naîtra un monde ». ( Lucrèce de la nature).

Nous sommes les graines du grenier dormant, nous sommes la rose de Jericho.

Une luciole disparait mais ne meurt jamais.Pour une luciole qui disparaît, mille autre sont déjà nouveaux nés. Avec l'expérience on le sait.

Ce n'est pas un événement, c'est un fait, quoique nous cache la Lumière, où que la Lumière nous dirige, nous ordonne d'aller, nous oblige, les lucioles survivent.

Les hommes lucioles ont existé, existent et existeront.

Ce sont des « mots lucioles » contre les mots « projecteurs ».

Des mots brillants contre les mots en plomb.

Des hommes debout contre les gens en plomb qui ne peuvent pas se lever, pas se soulever.

Un lueur pour soi, à vivre en « expérience intérieure » , une lueur pour autrui pour partager l'espoir de la vie.

Elles savent beaucoup de choses les lucioles, beaucoup.

Elles sont témoins, elles sont capables de dessiner le visage de nos demain, elles savent les fantômes, les morts, la peur et la la profondeur la terreur «  c'est le toucher au mort qui rend le rêve voyant » P.Fedida, crise et contre-transfert.

Elles savent le fracas du silence, l'absence la faim et le manque. Elle savent que la Gloire n'a rien de glorieux. Elles sont fortes. Jaillissantes, excédantes. Elles savent la joie, la route, et la main qui se tend et la parole qui écoute et l'ombre qui parle.

La luciole est comme l'homme. «  indestructible, et pourtant il peut être détruit. ( M.Blanchot «  l'espèce humaine » extrait ». Les lucioles le savent, c'est pour cela qu'elles sont importantes.

« Les lucioles, il ne tient qu'à nous de ne pas les voir disparaître.Or, nous devons pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d'humanité, le désir indestructible.Nous devons donc nous mêmes- en retrait du règne et de la gloire, dans la brèche ouverte entre le passé et le futur- devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensée à transmettre.Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle ».

Merci à Georges Didi-Huberman, merci à ces mots lucioles. En nous transmettant votre lueur d'espoir vous faites danser notre regard. Nous ne nous perdrons pas de vue.

« Oui, le veilleur devant sa flamme ne lit plus. Il pense à la vie. Il pense à la mort. La flamme est précaire et vaillante. Cette lumière, un souffle l’anéantit; une étincelle la rallume. » (Gaston Bachelard, la flamme d'une chandelle. )

Merci pour cette étincelle de vie.

« Le rêveur de flamme unit ce qu’il voit et ce qu’il a vu.

Il connaît la fusion de l’imagination et de la mémoire. » G. Bachelard.

Voyant sachant. Non, les lucioles n'ont pas disparu.



Astrid Shriqui Garain



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Écorces

Un très court texte de commentaires de l'auteur sur des photos qu'il a pris lors d'une visite du site d'Auschwitz-Birkenau. Une déambulation à regarder les traces, la mémoire de la tragédie qui s'est déroulée il y a soixante-dix ans. C'est une très belle réflexion philosophique sur le sens de l'image par son cadrage, par la focale, le sens du regard lié au hasard conscient ou pas où vont les yeux, de la reproduction de l'image. C'est également une réflexion sur le présent et la relation au passé, à la vérité et comment en témoigner. Il y a des passages assez bouleversant notamment concernant cette photo prise dans la zone où les Sonderkommando brulaient les corps dans d'immense fosses, maintenant comblées mais à la surface desquelles apparaissent des milliers de petites fleurs blanches délimitant parfaitement l'emplacement des fosses.

Images terrifiantes également de cette forêt de bouleau aux abords du camp qui étaient là il y a soixante-dix ans et qui ont poussés, grandis, se nourrissant des milliers de cadavres et dont l'écorce dont l'auteur à récupérer quelques morceaux est certainement marqués des cendres des rejets des crématoriums, ou du sol bétonné craquelé, fissuré d'une chambre à gaz.

C'est un texte à lire et relire, pour intégrer et faire sien les réflexions de Didi-Huberman.
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Écorces

Quelle force, similaire à celle des livres-témoins de ceux qui ont vécu l'Horreur des camps mais certes différente, dans un autre registre. L'écho entre les photos et cette visite commentée confère à ce livre une autre dimension pour dire l'indicible. Georges Didi-Huberman nous amène à voir à la fois le camp d'Auschwitz-Birkenau pendant la guerre mais aussi ce qu'il est devenu. Cette difficulté à transmettre dans le lieu même sans trahir les victimes. En cela le livre de Georges Didi-Huberman est une véritable prouesse.

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Sortir du noir



Georges Didi-Huberman est un philosophe dont une partie de ses livres traitent de la philosophie de l'image, mais pas que.



Parmi ces œuvres, certaines concernent les images de la Shoah. Peut-être un hasard de son métier, le premier est peut-être "Images malgré tout", une analyse de quatre photos prises par des juifs du Sonderkommando à Auschwitz - le sens de l'image pour représenter la Shoah. Le sens philosophique de ces photos, d'assez mauvaise qualité, est étudié dans tous les sens.



Puis il y au d'autres. Le livre "Écorces" relate sa visite à Auschwitz avec une photo qui m'a beaucoup touché : une photo toute simple où on voit une clôture de barbelé et un oiseau par terre de l'autre côté et rien d'autre. De cette photo on peut imaginer qu'a pu représenter cet image pour un prisonnier du camp. Mais ça montre aussi l'empathie de l'auteur devant des images, en apparence, toute simples. On peut comprendre que l'auteur est personnellement concerné, par son histoire, par ce qui s'est passé dans ces lieux, il le dit dans un autre livre : "Éparses".



Ce livre est sorti juste après la sortie du film "Le fils de Saul" de Lazlo Nemes. C'est l'histoire d'un membre du Sonderkommando qui, au moment de vider une chambre à gaz des cadavres des juifs qui venaient d'être assassinés et de les porter aux fours crématoires, il a l'impression d'identifier le cadavre de son fils. Alors, à partir de cet instant, son objectif est de trouver un moyen de sortir le corps de son fils pour l'enterrer avec la présence d'un rabbin que récitera le Kaddish.



Il s'agit bien d'une fiction mais fondée sur la réalité de comment se passait l'assassinat des juifs dans ce complexe de la mort et de ce qui était l'activité des membres du Sonderkommando.



Attentif à l'image, rien ne lui échappe, et en particulier le choix du cinéaste de pratiquement tout filmer avec un objectif court de 40mm, ce qui oblige l'opérateur de se tenir proche de la scène et des acteurs et de se déplacer avec eux, la plupart du temps. Ça donne un effet terrifiant et très proche de la réalité, comme il le dit, d'ailleurs au tout début du livre.



Un livre tout court, à lire, juste après voir le film.
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Survivance des lucioles

Pasolini se serait inspiré des lucioles de l’Enfer de Dante pour tisser toute une allégorie sur la résistance au sein des régimes politiques totalitaires. Tout régime serait totalitaire lorsque la petite lumière produite par les lucioles se laisserait recouvrir par les flashs surpuissants de ses projecteurs – projecteurs du fascisme, du spectacle ou de la surveillance. Didi approfondit si bien son sujet qu’on aura même droit à un cours sur les organes sexuels des lucioles, ceci sans doute afin de comprendre pourquoi Pasolini n’était pas loin de se branler sur ces insectes dans ses théories – de la part du réalisateur de Sodome, plus rien ne nous étonne, et c’est dans cette habituation que se loge notre pessimisme anti-révolutionnaire. Que Pasolini ait pu nourrir des pensées peu chrétiennes à propos de lucioles nous en touche l’une sans bouger l’autre.





Bon, Didi nous dit que tralaladidi et que Pasolini avec son désespoir des petites lumières de résistance qui se font phagocyter par les grosses a peu ou prou rejoint le courant des Walter Benjamin et des Giorgio Agamben qui assurent que la vie de l’homme moderne ne soutient la narration d’aucune expérience et que notre horizon est bouché. Didi nous dit qu’ils exagèrent les mecs, ils en font un peu trop, et sous couvert de vouloir lutter contre les machines totalitaires, ces prophètes du malheur entérineraient la mort des lucioles - de toute ces formes larvées de résistance, comme le veut la superbe métaphore. Sans doute savaient-ils, eux, que les petites lucioles ne rêvent dans le fond que de flashs aveuglants.





La philosophie, c'est bien quand c'est chiant (ainsi que l'illustre Didi) et méchant (mais pas trop longtemps), et ainsi ça ne devrait pas être réservé seulement aux pessimistes, aux dépressifs et aux suicidaires qui vont toujours trop loin dans la peinture du putride de notre monde, nous dit Didi. Didi appelle à la naissance d’une pensée qui ne se complaît pas dans les fanges de la morosité, tout cela dans un langage plat et terne qui ne permet pas de se rendre réellement compte de la portée a priori (selon lui) révolutionnaire de son message. « Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle ». Didi aurait-il été le précurseur de la philosophie du développement personnel en histoire des idées ? Nous pourrions craindre que oui puisque son propos, à mesure qu'il tente de nous convaincre de la pertinence d'une forme de résistance joyeuse, finit de nous ôter tout espoir en la possibilité d’une vie intellectuelle.

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Invention de l'hystérie : Charcot et l'iconog..

Il est des mots plus évocateurs que d’autres. « Hystérie » est de ceux-là. L’hystérie, ce mal essentiellement féminin semble indiquer son nom (« hystérie » vient du grec ὑστέρα, matrice). Une maladie mystérieuse et qui le reste : nous ne la cernons toujours pas vraiment lorsque nous refermons ce gros volume ! Mais il est vrai qu’éclairer la nature exacte de cette affection n’est pas son propos. Il n’en livre pas moins, au fil des pages, des aperçus éclairants des manifestations souvent spectaculaires de cette étrange maladie. Et, surtout, il découvre les enjeux de son étude par des hommes...



La suite sur mon blog !
Lien : https://litteraemeae.wordpre..
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Le danseur des solitudes

De l'ombre à la lumière il n'y a que nos pas.

De la terre au ciel encore un pas.

C'est ça la danse flamenca. Le « temple ».

Le fil tenu de la vie, là où se plante la tragédie, dans la profondeur de ses fibres, comme banderilles dans nos chairs.

Faire face à la tragédie. L'homme seul, face au monde jusqu'au bout de lui même.

Je ne savais pas avant d'entendre ces phrases là ce qui battait dans le ventre du flamenco.

Résonance, consonance, transe, langage du chant profond.

Rythme, rythme, à la mesure d'un geste qui articule toute la démesure de l' être. La « Poésie de la peur ». Le risque est là. Le passage au risque de la fêlure.



C'est aux pas de ce Nijinski du flamenco, Israel Galvan, que Georges Didi Huberman nous convie. Évidement le combat est là. J'ai vu des lames, des éclats, du sable, de la cendre, Le sang des hommes dans l'arène du monde.

On « temple » à la limite du déséquilibre.

Le fil c'est le rythme, le contrepoids : un corps suspendu à l'immobilité du temps.



On marque, on frappe, on percute, on arrête le temps, le mouvement, la commotion se transmet, se transporte.

Racines, rhizome, émergence, renaissance, survivance. On déchire, on entaille, on entre en flamenco.

La percussion d'un sentiment : le vivant. On devient images vivantes.

Pour entendre ça, pour se relier à nos solitudes, pour les danser, pour aller procéder à leur lecture, il faut prendre le rythme, en prendre le risque.

«  Celui qui percevrait la totalité de la mélodie serait à la fois le plus solitaire et le plus communautaire ». RM Rilkes.



«  bailer jondo », le danser profond.

«  Je vis sur la terre

sans espérance ;

il ne sera pas nécessaire de m'enterrer

car je suis déjà enterrer vivant ».



Le flamenco, comme la tauromachie, est un art de la terre, des entrailles. Une entrée dans la matière.

Être seul pour se reconnaître en tous, jusqu'au bout de tout.



On ne s'enfouit pas, on resurgit. C'est ça le saut du flamenco. L'élan ultime. En flamenco , on apparaît, on ne paraît jamais.

C'est ça l'élégance du geste. Il « signifie » celui qui vient danser dans l'arène, sur la scène.



Le pacte : on affirme la dignité de sa peur, on ne la nie jamais.

« la musique tue, la solitude sonore » ( Jean de la Croix- Cantique spirituel)



On trace un passage. On râcle la dalle. On sculpte l'instant infini. Il n'y a pas de moment, il n'y a qu'un événement surgissant de la nuit. La nuit du premier langage. De l'origine.

Celui du geste, celui d'avant la lettre.



« La nuit est le vaste creuset des images et des solitudes. Cela ne veut pas dire : l'écrin du rêve, par exemple. Cela désigne aussi la nuit comme boite de Pandore par excellence toril sans fond- d'où surgit un réel qui nous laisse esseulés plus que jamais. Dans le nuit, toute chose étrangère, toute chose impossible peut advenir et bouleverser d'un coup l'ordre de notre histoire. Dans la nuit nous sommes plus nus que jamais, car nous attendons ce moment, ce destin, toutes nos solitudes et nos peurs se réunissant pour se mettre à trembler, à bruire, à danser ensemble ».



Voilà l'ultime expérience nocturne, les « ruissellements intérieurs ».( G. Bataille, l'Expérience intérieure).



Mais ne nous trompons pas de mesure : «  cette danse est joie » et d'  « une beauté suppliciante ».



Son analphabétisme la protège. Danse de pure intelligence dans laquelle on risque sa vie. Y renoncer nous condamnerait au pire. On prend le rythme et on se livre au combat.



On y risque sa vie, comme se risque soi même à son origine.

« Il danse avec son geste comme fait un chanteur avec son poème : il le coupe et l'entrecoupe, il l'attaque comme on brise un diamant, il en dégage tous les éclats et jette en l'air les bribes, les fusées ».

Il entre en éclat.

Folie et profondeur. Jusqu'à la syncope : le silence du geste.

« Décevoir l’attente et susciter le désir' », cet événement où se dispersent tous les possibles. Ce pas, sur la pointe duquel repose en équilibre le temps, l'espace, « à la frontière de l'improbable ».



Tout cesse sans cesse, et pourtant rien ne s'arrête. Paradoxe. « Tout est là dans ce rapport entre danse et stature,...entre l'air et la force, la force et la pierre, la sculpture et le mouvement : profil de vent, profil de feu, profil de roc ».



« Je ne saurais croire qu’en un Dieu qui sache danser… »F.Nietzsche



De la beauté au sublime, pour finir il n'y a qu'un pas.





Astrid Shriqui Garain .



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Écorces

Précieux sont les amis qui vous conseillent des livres précieux. Et c’est le cas de ces Ecorces, bouleversante déambulation dans certaines pages les plus noires de l’Histoire. En juin 2011, Georges Didi-Huberman se rend à Auschwitz-Birkenau. Il y prend quelques photos. De retour, les images sous les yeux il s’interroge. Ecorces est le résultat de ces interrogations. Quelques photos, des courts textes pour les accompagner. Courts mais intenses, riches, profonds.



Lire la suite sur mon site : http://chroniques.annev-blog.fr/2012/07/chronique-livre-ecorces/
Lien : http://chroniques.annev-blog..
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Éparses : Voyage dans les papiers du ghetto ..

Tout commence par une conférence donnée par l'auteur en 2017. Un homme étrange, inconnu, s'est adressé à Didi-Huberman et lui a suggéré de prendre connaissance du corpus de photographie de Emanuel Ringelblum, dans le tas d'archives enterrées dans le Ghetto de Varsovie. Des archives inconnus de Didi-Huberman.



Emanuel Ringelblum, historien juif vivant dans le Ghetto de Varsovie s'est chargé de constituer un archive d'environ 35000 pages de documents, photos, lettres, tout ce qui pouvait témoigner de ce qu'était la vie dans le Ghetto. Ces archives ont été enfouis dans la terre, dans des caves, dans des faux murs, ... partout où ça pouvait l'être. Emanuel Ringelblum a fini par être torturé et ensuite fusillé avec sa femme et son fils en mars 1944.



Donc, Georges Didi-Huberman passe trois jours à l'Institut Historique Juif de Varsovie, en 2018, à étudier ces archives.



En fait, ce qui a d'exceptionnel dans ce livre n'est pas le contenu des archives mais la vision de Didi-Huberman. Celle qui analyse le témoignage, comme dans "Le témoin jusqu'au bout", mais encore plus fort ici. Son affaire ne s'arrête pas à la philosophie ou à l'historiographie. En tant que spécialiste des images, il s'arrêtait et a photographié, par exemple, les boîtes métalliques des archives. Il s'arrête sur une photo d'un gamin juif mendiant et analyse son geste, et le met en rapport avec une photo très connue qui est à l'origine du livre "L'enfant juif de Varsovie". J'appelle ceci de "l'empathie".



Cette empathie apparaît très nettement dans ce livre, dans "Le témoin jusqu'au bout", mais surtout dans une photo prise par Didi-Huberman dans du livre "Écorces". Dans ce livre apparaît une photo banale, en apparence. Un grillage en barbelé avec un petit oiseau de l'autre côté. Il n'y a aucune violence mais on se rend compte de la force de l'image quand on voit qu'elle a été prise en Auschwitz. Didi-Huberman s'est probablement mis à la place d'un prisonnier qui pourrait être gazé ou mourir bientôt tandis que l'oiseau était libre et allait bientôt s'envoler.



C'est ainsi que je lis les livres de Didi-Huberman. Il rajoute une touche très humaniste à des sujets qui ont parfois déjà été traités par ailleurs.



Sur ce sujet, ceci est un livre à lire juste après "Le témoin jusqu'au bout".

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Génie du non-lieu

On peut parfois voir les choses vous murmurer... haleine de poussière, rêve fantôme, empreintes de chimères..., l'image danse à la fenêtre du rêve. « Si une image présente n fait pas penser à une image absente, (…) ,il n'y a pas d' imagination ». G. Bachelard, L'air et les songes.

Essai sur l'imagination du mouvement. «  Génie du non-lieu ».

Essai de Georges Didi-Huberman. L'Art est éternel et vivant. Quel est donc alors l'esprit qui donne corps à son génie ? Quel est la nature de ce qui nous entoure ? Quelles images construisent notre demeure ? Quelle est la nature d'un lieu, et la réalité d'un espace ? L'artiste n'investit pas un espace , il crée un lieu. Quel fable s'inscrit sur la rétine de notre mémoire ? Quelle histoire ? Quel passé hante notre demeure ? Ou plus justement quelle pensée se projette en elle ? « l'imaginaire ne conduit bien un psychisme dynamique que s'il prend l'allure d'un voyage au pays de l'infini. » rappelait Gaston Bachelard.

« L'ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,

Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,

Les prières des morts aux baisers des vivants. ».. .« La forme d'un toit noir dessine une chaumière » . ..Crépuscule. Victor Hugo.

« Maison de vent demeure qu'un souffle effaçait. » , Louis Guillaume.

L'absence a un parfum. Les images sont des effluves courantes dans le conduit de notre mémoire.

Si le passé laisse des traces, la pensée , elle, retrace. Elle flotte sur l'océan de notre histoire.

C'est travers les Delocazione de Claudio Parmiggiani que le philosophe nous entraîne. Nous entraîne à penser, méditer, imaginer. Essai philosophique, traité poétique. Et cela sous la plume du philosophe cela ne s'oppose absolument pas. Bien au contraire, l'un porte ce que l'autre contient. C'est dans la fertilité d'une pensée que réside la force de son avenir.

Étrange et mystérieux voyage. «  Dialogues de bouche de fumée à bouche de fumée »… P. Celan.

« L'image serait à penser comme une cendre vivante ».

Comment réanimer, réactiver, nourrir le feu devant et dedans lequel danse notre pensée ?

Comment une empreinte de fumée peut elle recomposée une empreinte de poussière ? Comment pouvons nous nous rendre à cette idée ?

Il ne s'agit pas ici de scories, d'obscurité, mais bien de souffle et de mise en lumière. On ne lit pas dans la suie, mais à travers ses contours. Comme on ne lit pas dans l'encre mais à travers la pensée qu'elle dessine. Paradoxe ? Là où la fumée étouffe , là où la poussière se dépose il souffle en un lieu le mystère d'une présence extrêmement vivante. Création de l'esprit. Un espace semble s'ouvrir dans le lieu de notre mémoire. Ce n'est pas un passé qui ressurgit, mais alors, est-ce l'âme des choses qui nous souffle, nous murmure à l'esprit ? Dans «  l'impureté de ce silence de suie » quelle chorégraphie appelle notre pensée ? Quelle survivance engendre une éternelle lumière ? Quelle est cette «  vie opiniâtre » dont parle Rilke dans les cahiers de Malte Laurids Brigge ?

« Poussière : poétique de la matière en mouvement ». «  La poussière devrait tomber et pourtant elle s'élève ». Particules impalpables.. Traité d'alchimie. Comme le rappeler Gaston Bachelard : «  pour obtenir la pureté par la distillation ou par la sublimation, un alchimiste ne se confiera pas seulement à une puissance aérienne. Il trouvera, nécessaire de provoquer une force terrestre pour que les impuretés terrestres soient retenues vers la terre. La descension ainsi activée favorisera l'ascension. Pour aider à cette action terrestre, de nombreux alchimistes ajoutent des impuretés à la matière à purifier. Ils salissent pour mieux nettoyer ». C'est ce qu'il nommera : la participation active à deux qualités contraires. C'est ce que l'oeuvre de Parmiggiani m'évoque : une alchimie du rêve.

«  Un certain gris, c'est aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires(..), une sorte de détroit entre des horizons extérieurs toujours béants, quelque chose qui vient toucher doucement et fait résonner à distance divers régions du monde coloré,(..) quelque chose qui n'est pas chose, mais possibilité, latence et chair des choses ». M.Merleau Ponty, le visible et l'invisible.

Car il s'agit dans l'oeuvre de Parmiggiani de sculptures d'ombres, rondes bosses de grisaille, de tissage « dans l'ombre des icônes d'absence ». Il ne s'agit pas de nuit, pas d'opacité mais tout au contraire de claire voyance, logé en son silence.

Le songe est un éveil. Et c'est l'essence même de la vie. Et c'est un réel plaisir que de songer que cet essai puisse exister.

Qu'il puisse « ouvrir finalement une fenêtre lumineuse sur le monde ».

Je referme ce livre en laissant la fenêtre ouverte et je songe à Angelo, l'ange que Parmiggiani a fabriqué en 1995. Angelo, cette « quelque part dans l'air », cet indéfinissable, ce sentiment , ce quelque chose, je ne sais quoi, qui flotte dans l'air.

«  L'ombre de la chair doit être de terre brûlée », Léonard de Vinci.

Car il faut « plonger non pas la vie dans le rêve, mais le rêve dans la vie ». C.Parmiggiani, Stella Sangue Spirito.



Pour découvrir un peu l'oeuvre de Claudio Parmiggiani : https://dutremblementdesarchipels.blogspot.fr/2018/02/claudio-parmiggiani-sculpture-dombre.html



Astrid Shriqui Garain

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L'homme qui marchait dans la couleur

Ceci est une fable. Il était, est ou sera-t-il ( toujours ?..) un désert et un homme. une légende comme un élément de tragédie . Une fable, et, comme toute fable ce sera au lecteur qu'il reviendra de faire le choix d'en retirer la morale.



« Chaque instant de la rencontre avec cette oeuvre devrait être reporté scrupuleusement, comme si chaque quart de minute, pour un tel contact, valait pour chaque saison d'une marche de quarante années ».



L'homme marche. Il va à la rencontre. Il semble aller. Aller vers un lieu ? Suit-il une trajectoire ? Un chemin ? Ou simplement son destin ?



Le pense-t-il ? L'imagine- t- il ? le croit -il ? le rêve- t- il ?

Il va se livrer et vient se donner à l'évidence apparaissante de la couleur de « l'évidance »…



Un pan, un pan de lumière, un éclat qui appelle le marcheur.

Peut être est-ce là toute l'expérience de l'art. Est ce là l'expérience de l'homme ?

Croit-il se délivrer en allant de la sorte se livrer ?



Ne pas figurer. Non pas représenter, tenter d' incarner.

L'aura, l'éclat, que revêt une absence, celle de l'Absent. Une aura qui l'incarnera. . Dont l'immanence donne à l'homme l'énergie pour marcher.



Si l'attente est un plaisir comme le soulignait André Breton, l'attente est un désir.



L'homme marche dans le désert. Il continuera de marcher depuis l'instant qu'il nomme la rencontre, , depuis le moment où levant ses yeux sur la montagne, il a vu éclairs nuées , feux et fumées lui parler de l'Absent, qui lui donnèrent une substance en donnant lieu.



Marcher vers la Lumière. Y entrer. Y pénétrer. « L'homme marche dans l'image », en région de dissemblance. ». de l'invisible viendra la vision.

« Un monde étrange de voile, de feux, de lumières et de minéralités précieuses ».

« échos visuels, taches d'appel ».

Vitrail embrasant le portail de l'esprit.

Un clos ,qui, par une ouverture crée une fulgurance de lumière provoquant un blanc de l'esprit.

Un blanc. « A blank »… Un manque, une mutité.

Une fable où l'homme inlassablement marche, marche ainsi qu'il marchait dans le désert.

«Une couleur vestige » annonce L'imminence de l'éternel.





L' éclat d'or de la Pala d'Oro de la Basilique de San Marco de Venise

une pluie de couleurs projetée par Fra Angelico sur la fresque de la Madone des Ombres au couvent de San Marco de Florence,

la verrière des cinq soeurs de la cathédrale de York…

Lumières, lumière, Lumière .



L'homme marche vers la lumière. La trouver ? La retrouver ? Tenter de la toucher ?

L'homme marche. En cet instant il se prépare à entrer. Il s'approche et veut comprendre.

La lumière fait le tour de la Terre. le temps passe . L'homme marche. Depuis toujours. Depuis une éternité.



Les siècles passent. A son tour, le 20 e siècle met en lumière .



« La lumière est le matériau que j'utilise, la perception le médium, mon travail n'a pas de sujet, la perception est le sujet, il n'y a pas d'image car la pensée associative ne m'intéresse pas. »

— James Turrell.

Le temps passe. « L'homme ne marche plus dans les églises ». et si comme P. Fedida l'écrivait

« l'absence est, peut être, l'oeuvre de l'art » ?

L'homme marche. L'homme marche à présent dans une galerie d'art.

« Evidence de l'évidance ». Région de la dissemblance. de « l'inassignable », du « dissemblable ».

Région de dissemblance. « échos visuels, taches d'appel ».

Quels sont nos déserts que vient visiter la lumière ? Une fresque ? Un tableau ?

L'évidence d'une évidance mise en lumière ?

Il n'y a rien derrière l'image et pourtant la pulsion d'un écho appelle le marcheur.

Il n'y aura plus de temps , rien que l'espace d'un instant.

Le temps passe. Il est 1989 à l'horloge du monde.

Paris. Un homme marche. Il est philosophe, historien d'art.

Galerie Froment et Putman. Il est novembre.

L'homme entre dans la galerie. Son nom : Georges Didi-Huberman.



« Echo visuel »… Ici, pas d'autel, pas de madone, pas de vitrail. Et pourtant ce qu'il va le toucher en cet instant c'est la lumière. Une oeuvre de lumière .

Il s'en approche au point d'y entrer.

Bien sur l'oeuvre est l'expérience d'une perception. Elle doit être vécue.

Alors par cet essai approchons nous, approchons nous et tentons de revivre, ou du mois tentons de comprendre l'expérience de l'instant en nous plaçant aux coté de ce marcheur.

Nous connaissons le marcheur.

Mais avant que nous assistions à l'instant de la rencontre, « l'oeuvre » émettrice doit être présentée. :



« Blood Lust » de James Turrell, artiste dont la plupart des oeuvres sont consacrées à la lumière.

« Les installations de Turrell nommées "environnements perceptuels" sont réalisées à partir de lumières naturelles ou artificielles. Son travail produit un décalage entre la perception visuelle et intellectuelle de l'espace. Il sollicite les sens des spectateurs et joue de leur perception, il la bouscule et la trompe. Il pose ainsi les fondements de sa démarche, c'est à dire d'agir sur la perception de l'espace, empêcher une perception passive pour conduire le spectateur au dépassement de soi. La manipulation de la lumière naturelle dans l'architecture est son thème de prédilection. James Turrell intervient dans les espaces architecturaux, et donne dans la plupart de ses oeuvres l'illusion d'un tableau monochrome sortant de l'obscurité où le spectateur plonge le regard dans une « couleur-lumière insaisissable ». ( source Art Wiki) (pour découvrir son univers http://jamesturrell.com )

Voilà donc en quelques lignes dressé le portrait de l'artiste.



La lumière est une matière. Elle est matière. Sculptée, projetée, elle dévoile ou recouvre. Elle est mouvement, espace, elle creuse, file, coule, ouvre, drappe, ruisselle, prolonge.

La lumière est matière. Lumière blanche, lumière noire, lumière rouge. Chaque siècle a sa lumière. Giacometti déclarait : « le ciel est bleu par convention mais rouge en réalité »

Giacometti et l'homme qui marche... comment en lisant cet essai ne pas y songer ?

Comment ne pas revoir cette image, celle de l'homme qui marche qui « s'arrache à la glaise de la matérialité du corps pour que l'esprit progresse »…

Chaque siècle a sa lumière . Quelle couleur porte-t-elle ? La lumière, la véritable lumière n'aveugle pas , elle révèle.

La lumière est matière, elle est substance, comme l'homme qui la reçoit, comme l'objet qu'elle éclaire, comme le lieu qui la recèle.

La matière est constituée, elle se manipule et se construit.

Elle délimite, un dehors, un dedans. Elle peut ouvrir ou fermer un espace. C'est là que naissent toutes les fables, les fables des lieux ...à usage des grandes personnes.



Lust : désir. Blood : sang.



Ici pas d'autel. Pas d'église, ni de temple. Une galerie.

L'homme marchait dans le désert, il marche dans la ville.



Pourtant quelque chose va prendre corps, semble vouloir prendre corps devant nous et peut être en nous mêmes, nous qui nous nous sommes placés du côté du marcheur en choisissant de suivre ses lignes.

Nous qui mettons ici nos pas dans les pas du marcheur. « touchez l'image et vous touchez l'homme » ?…



Image lacunaire, écho, dissemblance, recherche, présence d'une absence, reconnaissance, mise en lumière, révélation, quête, connaissance...Savoir.



L'homme marche, il réfléchit devant la dissemblance.

Il perçoit, au-delà, bien au delà du signe, de l'image, de la figure.

Derrière l'image il n'y a peut être rien, mais en la totalité l'image, c'est à dire en dedans et en dehors de l'image, il y a peut être tout. Malgré tout.

L'intelligence de l'art est-elle de révéler la lumière ? Attendre de l'art est-ce désirer de la lumière ?

Mais revenons vers « Blood Lust »,..et ... marchons.



Marchons vers ce rectangle de lumière rouge, « Couleur -front, couleur poids », contours nets, « une masse colorée, sans ombre , sans nuance. » , « Pan de couleurs qui semble flotter massivement ». Cela apparemment ne ressemble à rien de connu.

L'homme serait-il entrer dans la région de la dissemblance ?

« une béance, Un chambre béante de lumière rouge ».

« Une chambre à voir, ( viewing chamber) « , chambre voyante ou de voyance ».



L'homme s'approche et perd ses repères visuels, il lui semble n' être ni dedans ni dehors, il est hors de soi et tout à la fois en lui même. Il n'y a plus d'espace de pour sa propre réflexion.



La lumière n'entre pas par l'ouverture, à l'inverse de la canera obscura ou du sténopé, elle est émise depuis la chambre. L'horizon est absent, la pièce dans laquelle se trouve l'homme disparaît.

Les frontières visuelles semblent abolies. Se présente à l'homme « un illimité ». Une illusion ?

L'homme est entré dans un « petite cathédrale », dont la bâtisseur est l'artiste et où il « se découvre marchant dans la couleur. ».

Mais ici l'homme sait que « le templum » est vide. Rien n'habite le lieu. Il est désert.

Jeu de ligne, d'ouverture et de clôture, jeu de biseaux et de néons électriques .

« le Saint des saints est vide ».

« C'est bien connu c'est devant le vide ou plutôt l'évidement qu'on sacralise le vide »...



Il n'y a rien, aucun objet, aucune figure, aucune forme que l'oeil pourrait reconnaître, sur lequel l'oeil pourrait s'accrocher, saisir une réalité qu'il pourrait toucher. .

Rien. Si ce n'est un espace de couleur et la profondeur de la béance créée par l'evidance, la marque de l'évidement.



L'évidence ...de la couleur ...de « l'évidance » lui apparaît.

Un rêve, un espace de rêve.



L'homme est comme en état de rêve, il ne peut rien saisir, il devient objet et sujet à la fois de rêve et du rêve.

Vertige, abîme. La béance est rouge sang, est elle pour autant vide de sens ?

Que nous adresse ici l'artiste, l'auteur de l'oeuvre , quelle est l'adresse de ce lieu où se dirige l'homme qui marche?

L'homme vient marcher dans la couleur, alors continuons à suivre ses pas , Lui qui vient rencontrer l'oeuvre de l'artiste.

La démarche de Turrell est se saisir de lieu public déserté. D'y travailler des espaces visuels, d'expérimenter.

Soit il crée un désert comme dans cette galerie, ou un hôtel, comme il l'a fait durant six ans dans un hôtel désaffecté californien soit il il investit un désert comme celui d'Arizona, où il construit son projet Roden Crater .

Lieu clos. Lieu déserté.

Fermer et provoquer une ouverture.

Soustraire le visible. Un lieu dénué de toute visibilité.



Une fable..., une fable pour réactiver la mémoire d'un rêve, retrouver le lieu , revivre un instant.

La fable d'un lieu.

La fable d'un espace susceptible de « recevoir » toute création, telle la Khôra évoquée par Platon dans le Timée ?

Ni forme, ni nom, ni visage. Un lieu tel que celui que Fra Angelico a créé et non recréer lorsqu'il a posé ses couleurs dans le clos de la madone des Ombres ?

Une amnésie du lieu, mais l'inscription en nous de la rémanence constante de sa substance… ?

Un lieu qui ouvrirait sur un illimité . Illimité définissant lui même ses limites. Limites, là où se place l'homme, l'homme qui marche.

Si le temps est un mouvement, l'homme marche dans la couleur de son temps.

Temps fini ou infini. Temps limité ou illimité.

Un éternité lumineuse de possibilité s'offre devant nous.

Je me souviens d'une définition mathématique : « Une fonction f tend vers l'infini quand x tend vers l'infini si et seulement si, en prenant x suffisamment grand, on peut rendre f(x) aussi grand que l'on veut. »..mais « Que nul n'entre s'il n'est géomètre » nous déclarait Platon. Je ne m'aventurerai pas donc pas plus loin. Je me tiendrai donc à la limite du raisonnable...



L'homme marche et, à la limite de l'illimité.

L'artiste par une expérience borderline en un lieu construit, en un temps donné, tente de lui faire toucher l'impalpable, l'indéfinissable, le dissemblable.

Ce que je vois est ce que je sens être. Mais ce que je sens être est ce une réalité palpable ?

Suis au bord du rêve ou au bord de la réalité ? Quel temps traverse le lieu ? Est ce le jour ? Est ce la nuit ? Est ce un entre deux ?

L'homme marche sur le terre . Il est entre le ciel et la terre. Il est à cet entre deux.

Si le marcheur est un homme éveillé, regardant au delà de la limite, au-delà de soi quel autre illimité s'ouvre t il devant lui , sinon le ciel ?

Une chambre de voyance. Un oculus. Un ciel qui peut être bleu mais qui peut revêtir d'autres couleurs comme l'avait écrit Aristote dans son traite « du ciel ».

Un ciel rouge, une terre bleue..L'homme marche sur la terre et sent des ailes le pousser vers le ciel.



Painted désert. Arizona. C'est là que James Turrel poursuit ses experiences. Sur la terre des Hopis.

Dans le coeur même de cette terre. Là où à perte de vue l'horizon se dessine.

Là « où les indiens Hopi ont, pendant des siècles, scruté le même horizon à partir de point fixes pour faire de sa ligne accidentée par la découpe des montagnes l'échelle d'un véritable calendrier astronomique. »

Roden Crater . « Un cratère de volcan éteint, que James Turrel a découvert en 1974 en survolant la région à bord de son avion. Il y a depuis ouvert un observatoire, vaste "work in progress", site d'exception d'où il est possible de percevoir des phénomènes célestes depuis des points prévus à cet effet. La lumière, toujours. Étroitement liée à la fascination de l'espace. » ( Stéphane Renault pour l'exposition du Grand Palais -2013).

Architecture, espace, lieu, horizon, terre, ciel, ligne, angle, cadre, oeil, ...oeil de l'homme, regard du volcan. L'un verse et l'autre se déverse. En un lieu précis en un temps précis.

L'homme, l'enfant, l'homme, le désert et le rêve.

« James Turrel est est un géomètre en quête du lieu comme phénomène ».



Fable du lieu, phénémologie de l'instant…

Je ne sais quelle morale je peux tirer de cette fable. Mais ce voyage dans l'espace mental de l'oeuvre de Turrel que Georges Didid Huberman nous adresse est un moment merveilleux de lecture. Philosophie, poésie, géométrie, géographie, mnémographie de l'espace.

Le soleil fait le tour de la Terre. Il est à présent la nuit. L'homme s'arrête. Il s'endort, derrière ses paupières closes ,l'horizon d'un rêve peu à peu se dessine...

« Il arrive souvent, à la lisière du sommeil, que s'impose à moi l'image très vague d'un désert : ce sont des dunes ramassées, allant s'aplanissant, fluides et lourdes pourtant. Et ce n'est rien d'autres que mon corps qui s'alourdit de s'endormir. L'image n'est pas fixe, les dunes lentement se meuvent, transformées par le vent. Et ce n'est rien d'autre que la marche alentie dans ma respiration ».



« HAD I the heavens' embroidered cloths,

Enwrought with the golden and silver light,

The blue and the dim and the dark cloths

Of night and light and half-light,

I would spread the cloths under your feet

But I, being poor, have only my dreams;

I have spread my dreams beneath your feet;

Tread softly because you tread on my dreams... »

William Butler Yeats, He Wishes for the Cloths of Heaven

L'esprit dans la couleur et les semelles..devant.

Astrid Shriqui Garain


Lien : https://dutremblementdesarch..
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