Citations de Herman Melville (598)
Oui, Bartleby, pensai-je, reste là derrière ton paravent, je ne te persécuterai plus; tu es aussi inoffensif, aussi peu bruyant que n'importe laquelle de ces vieilles chaises; bref, je ne me sens jamais autant en paix que lorsque je te sais là. Je le vois, je l'éprouve enfin; je pénètre la raison d'être prédestinée de ma vie. Je suis satisfait. D'autres peuvent avoir des rôles plus élevés à jouer; quant à moi, ma mission en ce monde, Bartleby, est de mettre mon étude à ta disposition aussi longtemps que tu trouveras bon d'y rester.
Son visage offrait une maigreur tranquille ; son œil gris, une vague placidité. Si j’avais décelé dans ses manières la moindre trace d’embarras, de colère, d’impatience ou d’impertinence ; en d’autres termes, si j’avais reconnu en lui quelque chose d’ordinairement humain, je l’eusse sans aucun doute chassé violemment de mon étude. Mais en l’occurrence j’aurais plutôt songé à mettre à la porte mon pâle buste de Cicéron en plâtre de Paris. Je restai quelque temps à le considérer, tandis qu’il poursuivait ses propres écritures, et puis je retournai m’asseoir à mon bureau. Voilà qui est étrange, pensai-je. Quel parti prendre ? Mais les affaires pressaient. Je décidai d’oublier provisoirement l’incident, le réservant pour d’ultérieurs loisirs.
Celui qui a une fois régalé ses amis a éprouvé la sensation d'être César.
Parmi les bévues que la nature ardente de Dindon commettait dans sa fougue désordonnée de l'après-midi, il lui advint un jour de mouiller un biscuit au gingembre entre ses lèvres et de l'appliquer sur une hypothèque en guise de cachet. Je fus à deux doigts de le congédier cette fois-là. Mais il m'apaisa en disant avec un salut oriental : Sauf votre respect, Monsieur, c'était faire acte de générosité que de vous fournir en papeterie à mes frais."
...le courage le plus sûr et le plus efficace découlait d'une juste estimation du danger et que, dés lors, un homme n'ayant absolument peur de rien est un compagnon beaucoup plus redoutable qu'un lâche.
Chapitre XLVIII: Première mise à la mer
Allons, nagez, nagez, de grâce ! Peu importe le soufre, les diables sont assez bons bougres. Bon, voilà qui va bien, c'est un coup qui vaut ses mille livres, c'est un coup qui ramasse les enjeux ! Hourra pour la coupe d'or de spermaceti, mes braves ! Trois vivats, hommes, et haut les cœurs ! Comme ça, comme ça, ne soyez pas pressés. Pourquoi ne brisez-vous pas vos avirons, canailles ? Un peu de mordant, chiens que vous êtes ! Bon, bon, là, comme ça, comme ça ! Voilà... comme ça, voilà ! Allongez la nage, tirez. commencez à tirer ! Le Diable vous emporte, gueux de propres à rien. Vous dormez ! Fini de roufler, fainéants, et tirez. Nagez, voulez-vous ? Ne pouvez-vous pas nager ? Ne voulez-vous pas nager? Je vous en donnerai des petits couteaux pour les perdre, pourquoi ne nagez-vous pas ? Nagez, et que ça barde ! Souquez, que les yeux vous en sortent ! là ! ( Il tira brusquement de sa ceinture son couteau effilé). Que chaque fils de sa mère nage la lame entre les dents ! Voilà... très bien, mes tranchants de hache, voilà... Faites-la avancer, mes nés-coiffés ! Faites-la avancer, mes épissoirs !
Toute pensée profonde vient de l’effort intrépide déployé par l’âme pour maintenir l’indépendance d’une mer ouverte.
[...] la Foi, tel un chacal, se nourrit parmi les tombes et sa plus vivante espérance naît des doutes qui planent sur la mort.
Depuis quelques temps, j'avais pris l’habitude involontaire d'utiliser le mot "préférer" en toutes sortes d’occasions où ce terme n'était pas parfaitement indiqué. Et je tremblais à l'idée que la fréquentation du scribe avait déjà sérieusement affecté mon mental. À quelle nouvelle et plus profonde aberration ne risquais-je pas de me voir conduit ? Cette appréhension n'avait pas été sans influence sur ma détermination à recourir à des mesures sommaires. Alors que Pince-nez se retirait la mine aigre et boudeuse, Dindon approcha avec un air de plate déférence.
"Sauf votre respect, Monsieur, dit-il, j'étais hier en train de penser à Bartleby, ici présent, et je me disais que s'il pouvait préférer boire chaque jour un quart de bonne bière, cela l'aiderait beaucoup à s'amender, et le rendrait capable d’assister à la collation des minutes.
- Ainsi donc, vous aussi avez attrapé le mot, dis-je, avec un brin d'excitation.
- Sauf votre respect, Monsieur, quel mot ?" demanda Dindon, en venant respectueusement encombrer l'espace exigu ménagé derrière le paravent, me poussant ainsi à bousculer le copiste.
"Quel mot, Monsieur ?"
- Je préférerais qu'on me laisse seul ici", dit Bartleby, comme offensé de se voir ainsi envahi dans son intimité.
"C'est ça, le mot, Dindon, dis-je, c'est lui.
- Oh, préférer ? Oh oui - étrange vocable. Moi-même, je ne l'utilise jamais. Mais Monsieur, comme je vous le disais, si seulement il pouvait préférer...
- Dindon, l'interrompis-je, si vous voulez bien vous retirer.
- Oh, mais certainement, Monsieur, si vous préférez que je m'en aille."
(Traduction Jean-Yves Lacroix)
J'ai toujours vu en lui la victime de deux puissances malignes: l'ambition et l'indigestion. L'ambition se manifestait par un certain mécontentement d'avoir à remplir les devoirs d'un simple copiste, lesquels devoirs constituaient un empiétement insupportable sur ses véritables fonctions professionnelles, l'établissement d'actes notariés par exemple. L'indigestion semblait attestée occasionnellement par une nervosité irascible, par une intolérance ricaneuse qui parfois lui faisait grincer distinctement des dents sur ses fautes de copie, par des malédictions superflues chuintées plutôt qu'articulées dans la chaleur du travail, et surtout par un mécontentement continuel de la hauteur de la table sur laquelle il écrivait.
Au temps des Vikings, les rois du Danemark amoureux de la mer avaient des trônes faits de défenses de narvals, si l'on en croit l'histoire. Qui, voyant Achab assis sur son trépied d'ivoire, n'eût pas évoqué la royauté dont il était le symbole ? Kahn des bordages, roi de l'Océan, et grand seigneur des léviathans, tel était Achab.
La vision de Shelley
J'errais en bord de mer
Ce matin-là, le coeur en peine
Battu de haine:
Mon ombre allait, chagrine.
Caprice d'elfe amer,
J'ai lancé une pierre
A mon tour sur la haine.
Je vis alors, soleil au sol,
Le spectre tremblant se changer
En saint Etienne couronné:
J'en reconquis le respect de moi-même.
Prenez garde au peuple qui pleure
Et qui montre un poing nu.
Le Martyr
Non seulement la mer est l’ennemie de cet homme qui lui est étranger mais encore elle est démoniaque envers ses propres enfants, plus fourbe que l’hôte persan qui assassine ses invités, n’épargnant pas ceux qu’elle a engendrés. Comme une tigresse sauvage étouffe en se retournant ses propres enfants, la mer jette aux rocher de la côte les plus puissantes baleines et les abandonne flanc à flanc avec les épaves des navires naufragés. Point de miséricorde, elle ne connait d’autres maîtres que sa propre puissance. Haletant et renâclant comme un destrier affolé qui a perdu son cavalier, le libre Océan galope autour du globe.
Songez à la ruse de la mer et à la manière dont ses créatures les plus redoutables glissent sous l’eau, à peu près invisibles, traîtreusement cachée par les plus suaves tons d’azur. Songez à la beauté et à l’éclat satanique de ses plus impitoyables tribus, à la forme exquise de certains requins. Songez au cannibalisme universel qui règne dans la mer où les créatures de proie s’entre-dévorent, menant une guerre éternelle depuis l’origine du monde.
Songez à tout cela et tournez alors vos regards vers cette terre aimable et verte infiniment docile, songez à l’Océan et à la terre, ne retrouvez-vous pas en vous-mêmes leurs pareils ? Car de même que cet Océan de terreur entoure les verts continents, de même l’âme de l’homme enferme une Tahiti, île de paix et de joie, cernée par les horreurs sans nombre d’une vie à demi inconnue. Que Dieu te garde ! Ne pousse pas au large de cette île, tu n’y pourrais jamais revenir !
Je gardai pendant quelques instants un silence parfait afin de rassembler mes esprits en déroute. L’idée me vint aussitôt que mes oreilles m’avaient abusé ou que Bartleby s’était entièrement mépris sur le sens de mes paroles. Je répétai ma requête de la voix la plus claire que je pusse prendre. Mais tout aussi clairement retentit la même réponse que devant : « Je préférerais pas ».
Le navire et la chaloupe s'écartèrent et entre eux s'engouffra le vent humide et froid de la nuit, un goéland les survola en criant ; les deux coques roulèrent sauvagement.
Le coeur lourd, nous poussâmes trois hourras et, pareils au destin, nous plongeâmes aveuglément dans la solitude océane.
Ô homme, admire la baleine, prends modèle sur elle ! Toi aussi, conserve ta chaleur au sein des glaces Toi aussi, sache vivre en ce monde, sans être de ce monde. Garde ta fraicheur sous l’Équateur et la vivacité de ton sang au pôle. Comme le grand Dôme de Saint-Pierre, et comme la grande baleine, ô homme, sauve ta température propre en toute saison.
Tous les hommes naissent la corde au cou, mais ce n'est qu'au moment où ils sont pris dans le tourbillon soudain et rapide de la mort, qu'ils prennent conscience des dangers muets, subtils, toujours présents de la vie.
J'ai vu ainsi la Passion et la Vanité taper du pied sur la terre vivante et magnanime sans qu'elle change pour autant le cours de ses marées et de ses saisons.
Car, en ce monde, camarades, le péché qui paie son voyage peut voyager librement et sans papiers, alors que la vertu, en pauvresse se fait, elle, arrêter à toutes les frontières.