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Citations de Idir Tas (33)


L'air du train

C’est un air qui me vient
En regardant les nuages
Les beaux nuages du pays Cathare
Ralliant les rives de la Méditerranée

Entre Sète et Montpellier
Jijel me revient
Entre Sète et Montpellier
S’endort ma souffrance
Là-bas les refrains que chantait ma mère
Au-dessus de mon lit traversent l’aire bleue

C’est un air qui me vient
En regardant passer les collines
à travers les vitres pressées
Toute hâte soudain me quitte
Je vois les douces collines du pays de Bosco
Et le Pont d’Avignon où dansent les chansons

C’est un air qui me vient
En regardant passer les collines
à travers les vitres pressées
Toute hâte soudain me quitte

Je découvre le chèche du Mont Ventoux
Dans sa pureté irréprochable
Et c’est Yemma Gouraya qui me salue
En m’envoyant un signe

Alors je sais
Que les paysages se croisent
Que les destins s’entremêlent
Alors je sais
Que je peux avancer
En toute quiétude et sérénité
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Le cheval avance fièrement. Sa robe étincelle à en brûler les yeux. Les oliviers baignent dans le soleil de deux heures. Les cris des enfants et les youyou des femmes éclaboussent. La mariée glisse au bord du ruisseau. Mokrane la conduit vers son mari, avec la dignité d'un serviteur de l'amour. Cela plaît à Ahmed de voir Mokrane et personne d'autre guider cette fée, irradiante de beauté. Chacun est animé d'une formidable gaieté. La nature elle-même s'associe à la joie du cortège, accentuant en bordure du chemin d'amples senteurs de menthe sauvage.
Quand tout le monde a gagné la fontaine, le silence se fait. Nadia délaisse sa monture et s'approche du bassin. Les femmes se mettent à fredonner un air qui entre droit au cœur comme un chant purificateur. Dans ses mains en conque, Nadia porte à ses lèvres un peu d'eau qu'elle boit lentement. Une goutte s'échappe le long de sa gorge, pareille à une perle de rosée. Nadia remonte ensuite sur le cheval et le cortège fait demi-tour. Au loin les montagnes dressent leurs contours crénelés.
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Après ce moment de grâce où excellaient les plus belles valeurs, nous avions retrouvé le chemin qui longe la Drôme. La Tour se dressait au loin, majestueuse dans ses atours d’ivoire jauni. Ma sœur l’avait admirée et m’avait demandé à quelle époque elle avait été édifiée et en quelles circonstances.
Heureusement je m’étais informé sur cette Tour que j’aimais beaucoup comme le symbole d’une ville où je venais presque chaque semaine me ressourcer et je pus répondre aux questions de ma sœur. Je n’aurais pas aimé caler devant elle autant pour ne pas la décevoir dans sa volonté de savoir que par fierté de grand-frère pourvoyeur de connaissances.
Au-delà du camping, nous étions passés près du ranch où une jument bai courait avec son poulain dans un des enclos, ce qui nous avait ravis comme des enfants. Puis nous avions emprunté le sentier qui mène à Aouste-sur-Sye dans l’épaisseur d’un sous-bois qui n’était pas sans rappeler la forêt d’Akfadou. On trouvait là des mûriers, des aulnes, des frênes. Une végétation déjà méditerranéenne.
Ensuite, nous avions obliqué à gauche et après quelques enjambées au milieu des herbes sauvages nous avions débouché dans ce que j’appelais à l’époque une crique. Des plaques schisteuses striaient la rive en créant des plis qui recueillaient les offrandes de la rivière en crue, essentiellement des bouts de bois torsadés par les circonvolutions du courant.
Nous nous étions assis juste au bord de l’eau et nous avions regardé passer un groupe de canoéistes qui nous avait salués en riant. Nous les avions suivis des yeux jusqu’à ce qu’ils deviennent de petits points de couleur. Je lui avais alors demandé si elle aussi ne voulait pas faire du canoë.
— Peut-être un jour, m’avait-elle répondu en laissant la place à l’avenir.
Les minutes avaient passé lentement… Élixir de vie régénératrice… Plénitude… Parenthèse d’or dans la précarité des jours…
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Au cours de son deuxième stage en France, en mai 2001, ma sœur vint me rendre visite à Guilherand-Granges où j’habitais à l’époque. Je lui fis découvrir mes coins préférés de la Drôme et de l’Ardèche : le Château de Crussol, le Port de l’Épervière, les bords du Rhône, le Parc Jouvet où elle apprécia de voir les oiseaux exotiques des volières et la beauté des immenses platanes, Crest où elle plongea ses pieds dans la Drôme avec un bonheur identique au mien.
En quelques jours, en quelques heures devrais-je plutôt dire, elle partagea tous mes secrets de vie, elle sut tout ce qui me procurait de la joie et elle inscrivit la sienne dans ces lieux qui m’étaient devenus familiers, par la force des choses, par la force de l’exil, qui ‒ je dois bien l’avouer ‒ était parfois très doux.
En arrivant à Crest, j’avais garé la voiture sur le parking en face de l’établissement scolaire privé de Saint-Louis et nous avions longé la route qui rejoint la départementale menant à Die. Nous marchions tranquillement tout en parlant de choses et d’autres. Je ne me souviens plus de quoi. Brusquement ma sœur s’était arrêtée devant la sculpture dressée en l’honneur de l’Europe. Elle avait lu à haute voix chacune des inscriptions qui contenaient toutes une réflexion sur ce que les pays pourraient s’offrir dans l’idéal.
À son timbre de voix enthousiaste j’avais compris que ces réflexions notées sur le ciment en lettres noires rejoignaient ses propres attentes en matière de géopolitique. Que les peuples soient unis ! Voilà ce que souhaitait ma sœur et en cela je ne l’admirais que davantage.
Je ne suis plus jamais passé à côté de cette statue sans penser à elle. C’était un peu la sienne à cause de toutes ses pensées gravées qui auraient pu sortir de son esprit humaniste et généreux. J’ai fait une photo de cette œuvre d’art qui reflète le rêve pur des rassembleurs du monde aux antipodes des laideurs diviseuses qui se déroulent dans tant d’endroits où règnent le désordre et la souffrance, à commencer hélas par notre propre pays foudroyé par la guerre civile.
Ce chef-d’œuvre de la pensée pacifiée ressemble à une table en ciment ou à une roue couchée dans l’herbe où le plus beau de l’Homme aurait trouvé à s’enraciner en quelques mots, car c’est avec des mots que l’on façonne le monde. D’abord et essentiellement.
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[Pages 15-16]

Le tableau ci-dessous donne l’année de l’établissement du plan napoléonien dans quelques communes du département de l’Isère.

Code INSEE Commune Année Echelle (1/...)
  009 ANJOU 1813 1250
  058 BREZINS 1833 1250 & 2500
111 CLAIX 1811 2500
126 CORENC 1809 2500
229 MEYLAN 1809 2500
347 ROYBON 1826 5000
495 LA SONE 1830 2500
523 VARACIEUX 1827 2500
526 VATILIEU 1825 1250
545 VIF 1811 2500


[Page 43]

Le tableau ci-dessous indique l’année du remaniement de quelques communes du département de l’Isère.

Code INSEE Commune Année
  053 BOURGOIN-JALLIEU 1992 – 1998 – 2014
111 CLAIX 1990
151 ÉCHIROLLES 1984 – 1987
158 EYBENS 1987
163 LE HAUT-BREDA 2017
193 L’ISLE D’ABEAU 1993 – 1999
214 LUMBIN 2018
229 MEYLAN 1990 – 1991
252 MONTCHABOUD 2017
298 LE-PÉAGE-DE-ROUSSILLON 1976
405 SAINT-JOSEPH-DE-RIVIERE 1998
503 LA TERRASSE 2017
537 LA VERPILLIERE 1985
538 LE VERSOUD 1999 – 2000
545 VIF 2013
559 VINAY 2015
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Voyage de Lydia en Algérie (décembre 1992)

A l’hôtel Cirta
penchée à la fenêtre de ma chambre
je regardais se découper dans le drap blanc de la rue
le traversin jaune des taxis
insoucieux de braver les profondeurs de la nuit

L’escarpement des routes me fit oublier
toute la foule reconnaissable cette après-midi encore
sans la housse blêmissante de la neige
J’étais aux confins d’un monde mort prête à m’enfuir
La neige la nuit et la neige semblables à un drapé
s’immobilisant à la pointe sonore de ma mémoire
marchaient pacifiquement

Hier Tiddis et sa terre rouge
Aujourd’hui Constantine toute en hermine
J’ignorais que couvaient déjà
les germes rouges et blancs de la révolte

Anéantissement sous un nuage de dômes
Cloaque d’espoirs éventrés
Minuteries chevrotantes
La douleur est vide de mots
La fin du monde
poussière lucide percée de clairvoyance
Qui orchestre la symphonie des portes qui se ferment
Dans la fureur des herbes glacées au petit matin
le dos de la fourmi cassée
la gerçure sanguinolente de l’archer du violoniste
À pas de loups quelqu’un s’en va
Où tendre sa main
étranglement au goulot d’un pont se brisant
Le mensonge se retourne sur les ruines de Tiddis

Sevrée d’une rencontre tardive
j’atteignis à Ghardaïa
l’exil étrange du fond de tes yeux
Dans le plus grand secret j’inventais
des raccourcis pour l’enfance
puis j’écrasais sous mon talon ce fruit vert
porté à nos lèvres gémellaires
La lumière abondante fuyait déjà usée de mots

J’ouvre ma chambre au balcon
Il n’y a personne dans les rues
Seulement une ligne de maisons
trouant le châle sombre de la nuit
Au bord d’un trottoir frissonne
quelque chose d’imperceptible
qui n’est ni du vent ni du sable
tirant ses forces de la vieillesse des dunes
Je penche la tête par-dessus la balustrade
On me frappe dans le dos
On me spolie de mon sang
Cou coupé vite reposé
Je rêve sans doute
Il n’y a personne dans les rues
Seulement la ligne impavide des maisons
sous le châle sombre de la nuit
Pour la première fois apeurée
je regarde mieux l’angle vide
les colonnes qu’on dit déloyales
Ombres délogez-vous
mais nul coupable n’est en vue dans ce coupe-gorge

J’ai rêvé sans doute dans cette ville encaissée dans la nuit
Mon rêve est une impasse.
L’enseigne de l’hôtel brûle
de toutes ses lumières incombustibles
Aucune clameur de haro ne sera à ce jour poussée
Mes hypothèses étaient toutes hasardées
En hâte je me coule dans mon lit
rapprochant les dunes mauves de Biskra
des draps tout frais blanchis des rues de Cirta

Toutes les villes des nations des provinces
des bords de mer ou des déserts
ont des points communs
Au besoin je les invente
Biskra la douce
Constantine la vertigineuse
Courbes tendres et hauteurs secrètes
Depuis que votre profondeur
horizontale et verticale m’enchante
je ne dors plus

De nouveau j’ouvre ma chambre au balcon
Dehors la nuit est avancée
Au bord d’un trottoir frissonne
l’imperceptible écho d’une présence
De nouveau je retire ma tête de la balustrade
le souffle haletant
De quoi ai-je peur
La nuit suit son cours rivée aux dunes
que je devine au loin après la gare
et son chassé-croisé de rails et d’oueds asséchés
dans ce désert que je visiterai un jour
où je n’aurai plus de délai
un jour où je n’aurai plus peur

Une feuille passe dans la rue à toute allure
comme si elle avait un train à prendre
Elle ne passe pas elle disparaît s’écrasant les côtes
contre le crépi des façades couvertes d’épines
Le monde soudain se fait plus dur
Un papier transparent comme l’aile d’une phalène
vole cette fois au ras de mon balcon
puis se perd à l’encoignure d’une autre rue
À ce moment précis j’ignore pourquoi
j’apprends que les hommes ne s’aiment pas
Ils marchent côte à côte
mur à mur
colorés d’une rougeur amère
qu’on prend pour le feu de la vie
À ce moment précis j’apprends pourquoi j’ai peur
Quand les hommes errent trop longtemps
ils coupent les racines de leur cerveau
ils entrent dans un livre qu’un autre qu’eux écrit
chiens perdus dans une histoire cynique
chiens miteux se mirant
dans une flaque flanquée d’une eau boueuse
Pendant que la brume noire des jours de la nuit
envahit les jardins les maisons les rues
ils se scindent de leur jeunesse
et ne savent plus où enterrer leur pas
Ils rentrent dans l’histoire à reculons
tremblant de tous leurs membres
Décharnés compagnons d’une route abandonnée
je vous suis fidèle

Sous la coupe fraîche et ténébreuse
de la forêt d’Akfadou
j’oubliais jusqu’au jour de ma naissance
Dans un lit qui recevait mon corps pour la dernière fois
je dormis comme si j’avais toujours dormi là
veillé par le souffle réconciliant d’ancêtres
que je n’ai jamais connus
Ce fut la première fois que la nuit innocenta
si parfaitement ce que révèle le jour
Ma seule nuit véritable me confortant dans l’idée
que toutes les nuits du monde travaillent
à la réfection des jours
à l’apaisement de tous ces maux s’accumulant
séculairement aux pieds de l’Histoire
détritus d’espérance refroidie
cendres d’incapacité haineuse
Mon intimité avec ce lit cette maison
cette longue forêt
mit en réserve tous mes sombres pressentiments
Aussi au moment de rouvrir les yeux
je préférais feindre de dormir
et poursuivre mes visions candides au-delà de leurs limites
comme un enfant faussement alité
l’enfant de cette terre qui voulait bien de moi
et de mes brûlantes fièvres
Quand il me fallut partir
tous les arbres de toutes les forêts
de tous les versants s’ouvrirent à contrecœur
Et si je ne pleurais pas c’est que j’ai encore de l’orgueil
de la trempe de ces montagnes

A Béjaïa j’appris que le voyage est un songe
que l’on poursuit les yeux tendus sur les limites de l’horizon
Je sus dans le murmure du vent
qui lisse les paroles de Yemma Gouraya
qu’il faut creuser en soi des choses regardées
le reflet inaltérable qui abreuve la vertu des secrets
qu’on ne comprend pas
Je consacrais le corset bleu et vert de la mer
croisée à la force sylvestre
comme le lieu de la plus belle des inhumations

La mer attache ses boucles à la corniche de Jijel
Je me rapproche de ce jour où je m’en irai
Déjà j’entrecroise dans mon esprit
les rails de Biskra les oueds asséchés
les dunes que j’aurais voulu nouer
aux caresses de mon désir
Déjà à moitié scindé de cette terre
les boucles qui se referment m’ensanglantent
C’est l’heure du saut dans le vide rêvé et mérité
l’entrée dans un monde sourd
soupirant d’ignorance

Une dernière fois penchée sur ses remparts de pierres
Cirta m’accueille à bras ouverts
et dans la multiplication de ses lumières
d’autres villes d’autres hameaux
illuminent mon voyage d’un lourd savoir
Sans me fier à la dureté de ses traits
je m’abandonne à elle entièrement aimante
soumise à ses gorges
à ses vertiges ténébreux
à la profondeur de ses berceaux
où dort à poings fermés le Rhumel
Demain je m’en irai
Là-bas de l’autre côté de la mer
un autre bilan m’attend
peut-être plus amer
J’emporterai avec moi un peu de cette musique mouillée
et dans l’ombre gardienne de ma mémoire
j’écouterai ces morceaux volés à sa pluie cachottière
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De petites empreintes s’éloignent dans la poussière. Au bout du chemin, Ahmed reconnaît Ilès. Il avance, tête baissée, d’une démarche résolue. Ahmed se demande où il peut bien aller avec son sac sur l’épaule. Il hâte le pas pour le rejoindre. De le voir ainsi, il en a le cœur tout remué. Il a l’impression que ce bout d’homme suit les traces de son père, entraîné par une force fatidique.
— Tu nous quittes déjà ? demande-t-il en haussant le ton.
— Oui, répond l’enfant bourru.
— Tu vas me manquer, bonhomme !
Ilès ralentit son allure et se retourne subitement.
— Je t’écrirai.
— Non, ne m’écris pas.
— Pourquoi ? dit-il, le visage visiblement décontenancé.
— Je préfère que tu me parles avec les mots du monde.
Avec un accent triste, il dit tout à coup :
— Ce langage-là, je ne le connais pas, grand-père !
Son intonation est remplie d’une étrange sagesse. On dirait que le temps s’est retourné sur lui-même et qu’il se tient devant Mokrane. Ce bambin a la même obstination qui incite à battre en retraite.
— J’ai confiance en toi, je suis sûr que tu le découvriras tout seul.
Ilès porte alors ses yeux vers le ciel tout éclaboussé de lumière.
— Avec les nuages ? demande-t-il en ridant son front.
— Par exemple. Tu vois celui qui file vers le sud : on dirait un cheval qui se cabre. Je parie qu’il ne sait même pas où il va.
— Moi en tout cas je sais où je vais. Droit sur Alger. Là-bas, je retrouverai mes amis, et puis le port avec ses bateaux.
Les traits d’Ilès se ferment.
— Avant que tu t’en ailles, ça me ferait plaisir de te présenter mon dernier tour. Enfin si tu le veux bien.
— Quel tour ? dit-il sèchement.
— Le tour du roitelet.
L’enfant le considère avec un certain étonnement.
— Fis vite alors parce que je suis pressé. Il faut que j’arrive à Alger avant la nuit.
Ahmed sort de sa poche un mouchoir violet, le dénoue et montre à l’enfant un œuf piqueté de taches brunâtres. Il lève ensuite son bras en l’air et l’agite. Tout à coup, un roitelet huppé vient se poser sur l’épaule d’Ilès. L’oiseau se laissa caresser quelques secondes avant de disparaître.
— Alors ? demande-t-il tout rayonnant.
— C’est merveilleux, grand-père ! À moi de te montrer quelque chose, maintenant.
Il tire de son sac une boîte.
— C’est papa qui me l’a donnée pour garder tous mes trésors.
Il dépose dans la main du vieil homme un petit dé à coudre, puis un scarabée si clair que la lumière étincelle sur sa carapace.
— Maman m’a dit qu’on peut se servir de ce dé pour recoudre les nuages ensemble quand le ciel est en colère. À toi de choisir lequel tu préfères, grand-père.
— Il le faut vraiment ?
— Oui.
— Je prends le dé, mais à une condition.
— Laquelle ?
— Que tu retardes ton voyage. Demain nous irons ensemble voir la mer.
— Regarde ce nuage, grand-père ! Il file comme un poisson dans une rivière jaune.
— Tu vois, tu parles déjà le langage du monde.
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Le jour commençait à décliner lorsque sa sœur apparut à l’orée du bois. Les feuilles des arbres les plus bas la coiffaient d’une chéchia mouvante et lui donnaient l’apparence des dryades qu’il avait vues quelquefois dans ses livres de classe.
— Il faut rentrer, dit-elle simplement. On t’attend.
À ce moment-là, Rex qui avait dû reconnaître sa voix, surgit d’un fourré. Il était trempé jusqu’aux os ; quant à l’étoile, elle était totalement recouverte de fange.
— Tu as belle mine ! s’écria-t-elle en tapant dans ses mains.
Le chien apprécia le compliment à sa manière et se précipita au-devant du chemin en aboyant.
— On a un hôte ? demanda Akli.
— Je te laisse deviner, rétorqua Sadia, davantage par goût du jeu que pour s’amuser d’un don sur lequel elle ne savait rien. Elle ne l’aurait d’ailleurs pas pris au sérieux si l’enfant lui en avait parlé.
Quand ils pénétrèrent dans la maison fleurant la viande grillée, Akli remarqua les valises jetées pêle-mêle au pied de l’escalier intérieur. Il n’eut pas besoin de lire les étiquettes pour savoir à qui elles appartenaient. Ainsi l’étoile n’avait pas menti. Son père était rentré plutôt que prévu. Sa famille avait seulement préféré se taire pour que la venue de son père fût une surprise, mais tout au fond de lui il l’avait déjà vaguement pressentie.
— Va l’embrasser, lui dit Sadia en le poussant du coude. Il n’attend plus que toi.
Dehors des voix fusaient, très heureuses. Akli ouvrit la porte du corridor et reçut en plein visage la lumière aveuglante du couchant. Comme il hésitait à s’approcher, Oudia, une de ses tantes, l’encouragea :
— Regarde qui est là, Akli ! C’est ton père. Viens donc l’embrasser.
Les membres de sa famille étaient rassemblés autour d’un homme vêtu d’un costume gris. À son poignet, le soleil se réverbérait, dardant d’ardentes pointes de clarté qui firent baisser les yeux d’Akli comme si on y eût enfoncé de la laine de verre. Il dut attendre quelques secondes que la brûlure s’estompe. Ce fut suffisant pour que son père fendît la joyeuse troupe et le soulevât de terre.
— Eh bien mon gaillard ! Tu as grandi !
Les yeux d’Akli cuisaient toujours. Il ne pouvait regarder son père en face.
— Tu ne lui souhaites pas la bienvenue ? reprit sa tante Oudia. À moins que tu aies perdu ta langue dans la rivière !
— Qu’est-ce que tu attends pour l’embrasser ? lui dit sa mère qui venait d’entrer avec un plateau de baklavas et prenait maintenant part à la scène.
Visiblement gêné par la tournure de la situation, Saïd le déposa au sol à l’instant précis où le soleil disparaissait derrière les collines, cendrant aussitôt la cour et les visages, emportant avec lui la brûlure de ses yeux.
— Rien ne presse, l’excusa son père, tandis qu’Akli s’apprêtait à l’embrasser et que Saïd, qui ne comprit pas quelle était son intention, s’en retourna vers son siège.
Akli se demanda s’il devait faire comme si de rien n’était ou l’embrasser quand même. Il opta pour le second choix. Timidement, il déposa un baiser sur la joue de son père qui lui murmura :
— Je suis resté un peu plus longtemps que je le pensais. L’essentiel est d’être de nouveau là. Pas vrai, fiston ? Je suis vraiment content de voir mon grand garçon.
Assailli par les nouveaux venus qui lui posaient successivement des questions soit pour prendre des nouvelles d’un des leurs, soit pour s’enquérir du mode de vie, là-bas, de l’autre côté de la mer, Saïd n’eut plus le temps de se tourner vers l’enfant.
Bientôt il ferait nuit. Dans le ciel parcouru de vols lents d’étourneaux, de longs filaments violets s’estompaient entre les branches froissées par une imperceptible brise.
Akli profita d’un moment d’inattention pour s’échapper dans le jardin. Au loin chuchotait la rivière. Alors lui revinrent en mémoire des bribes de sa journée. Il pensa à Babouh qui devait se trouver quelque part là-bas, dans les bois. Toutes ces étoiles gardées par leur sœur polaire, paissant dans l’herbe brune, Babouh devait les voir aussi. Le ciel appartient à tous comme la rivière, se dit Akli qui s’amusa quelques secondes à compter les scintillations douces et laineuses tels des poings d’enfant serrant de petits rêves chauds.
Puis, éprouvant soudain un étrange vertige, il souffla, souffla pour que s’éparpille au milieu des herbes sauvages et des crécelles un ruissellement de lumière. Mais il dut s’interrompre lorsqu’il vit sa mère entrer dans le jardin.
— Toujours le nez dans les étoiles ! Je parie que tu n’as pas mangé de la journée, lui dit-elle d’une voix ferme mais douce.
— Je n’ai pas faim, bredouilla-t-il.
— Monte dans ta chambre. Tu trouveras ta part. Il faut la finir avant de dormir. Demain, je vérifierai que tu n’as rien laissé dans ton assiette.
Akli s’exécuta en souriant, car depuis longtemps, lui semblait-il, il n’avait pas vu sa mère aussi rayonnante. Il avait tellement faim qu’il dévora toute la viande grillée et ne laissa qu’un petit os dans l’assiette. Avant de s’endormir il repensa à Babouh. Tantôt il l’imaginait en train de parcourir les bois si profondément obscurs que nul autre homme à part lui ne devait traverser, tantôt il le voyait couper à la hache les branches qui entravaient sa progression. Et il se disait que les chemins que Babouh empruntait, ressemblaient au monde qu’il lui fallait découvrir. Pourtant, il avait beau fouiller en pensée l’épaisseur des troncs, il ne distinguait que le dos de son ami et l’éclat grisonnant de sa hache qui s’imbriquaient avec le reste de sa vision. Alors une émotion le saisissait, pareille à un malaise passager, et il s’élançait avec Rex à travers le jardin, se réconfortant de croire qu’ils étaient l’un et l’autre mus par un désir de gambade et de légèreté.
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Depuis quelques instants déjà, des femmes, le dos chargé de fagots et de bêches, revenaient des champs en traînant le pas, lasses d’avoir creusé la terre. Des gestes qu’elles avaient exécutés, il ne restait plus qu’un corps meurtri et endolori. Maintenant qu’elles rentraient, elles allaient préparer le repas du soir et dans tout le village un fumet d’herbes et de légumes flotterait. Par petits groupes, elles avançaient. Quelques-unes portaient des enfants endormis, au visage crotté et terreux. Derrière, d’autres enfants plus grands menaient les chèvres et les brebis, frappant régulièrement le sol de leur bâton. Quand les mulets et les ânes geignant sous leurs charges apparaissaient, les hommes n’étaient plus loin. Ils suivaient les bêtes, les rudoyaient de coups et d’injures. Des chiens aboyaient furieusement et les derniers hommes, précédés par des adolescents joyeux à l’idée que demain ils deviendraient à leur tour de grandes personnes, ramenaient les socles et les piochons. Chaque jour d’automne, dans une clameur rituelle et harmonieuse, c’était ainsi que les crépuscules s’annonçaient. Sur les montagnes, les roches plus réelles sans la lueur du soleil révélaient leurs anfractuosités. Le village plongerait bientôt dans un profond sommeil que seules les grenouillères coassantes et les chacals jappeurs dérangeraient.
Akli regagna le jardin où il trouva son grand-père Larbi installé dans sa brouette. Sans mot dire, il s’assit près de lui sur la murette. Et tandis qu’ils regardaient ensemble pousser la nuit, Rex, à une centaine de mètres plus bas, allait et venait le long des thuyas clabaudeurs.
Au bout de quelques minutes, à brûle-pourpoint, Akli rompit le silence :
— Dis-moi, papy, pourquoi certaines personnes sont méchantes avec d’autres ?
— Tu penses à qui, fiston ?
— Aux villageois, et à ce qu’ils racontent sur Babouh.
— Tu sais, Akli, les grandes personnes parlent beaucoup. Mais elles croient rarement ce qu’elles disent.
— Babouh n’est pas celui qu’elles imaginent, grand-père !
— Je le sais bien, Akli.
— Que lui reproche-t-on alors ?
— Ce qu’on lui reproche ? Disons simplement… qu’on n’aime pas ceux qui n’ont ni feu ni lieu.
— Je ne te comprends pas, grand-père !
— Pour parler clairement : un homme de son âge ne peut pas rester éternellement sans enfant, ni femme, ni maison.
— On n’est pas libre de vivre comme ça nous plaît ?
— Dans une certaine mesure, si. En respectant nos lois, nos traditions. Sinon…
— Sinon quoi, grand-père ?
— Sinon, on est désigné du doigt.
— C’est tout ?
— Que vas-tu imaginer, fiston ? Nous ne sommes pas des sauvages, voyons !
— Est-il vrai que son cousin Mohand est pressé de mettre la main sur ses terres ?
— Qui t’a dit ça ?
— Mon père.
— Ce ne sont que des rumeurs, mon enfant. Cela fait des années que Mohand laboure les terres abandonnées de son cousin Babouh. Et celui-ci ne lui a jamais fait de reproche !
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À travers le treillis des branches, un amoncellement de nuages charbonneux, continûment épaissis, se déversait à pleines pelletées sur la futaie. Gonflées d’animosité, les nues exhalaient des touffeurs viciées, conspirant en vue d’un éclatement. On entendit un long grincement amplifié, puis des cris déchirants ; toute la forêt se mit alors à bramer, à colporter des brandons de révolte qui couvaient. Les arbres fendirent l’air stagnant, levèrent en un balancement uni leurs bras tordus, insufflèrent leur haine féroce à la terre soumise aux flagellations et aux coups répétés des poings aveugles. À corps perdu, les branchages cognaient, resserraient l’étreinte comme un foulard noué. Un éclair creva le ciel et au milieu des clameurs frénétiques s »abattirent des hallebardes, renversant à terre, criblant et incisant. Le piochon du ciel retourna le sol et le saigna largement, ouvrant des plaies abyssales baignées d’un pus noir.
Quand Akli retrouva les villageois, la pluie avait cessé et un silence étrange régnait. Les hommes qui formaient un cercle s’écartèrent à son approche pour laisser apparaître le corps de Babouh inerte, gisant dans la boue, sa hache à ses côtés.
Akli le fixa du regard.
— C’est de sa faute, vociféra Mohand. Il a fait peur à ma vache qui l’a chargé.
— N’est-ce pas, mes amis ? Dit encore Mohand, cauteleux.
— Oui, Si Mohand, reprirent ensemble les autres.

Through the fatigues dress of branches, a pile of sooty clouds, continuously thickened, poured in full scooped on the forest. Swollen with hostility, the naked exhaled polluted suffocating heat, conspiring with the aim of an explosion. We heard a long amplified grating, then heart-rending shouts ; all the forest began then squalling, hawking firebrands of revolt which hatched. Trees split the stagnant air, raised in a united balance the twisted arms, breathed their wild hatred into the earth submitted to the whippings and to the knocks repeated by the blind fists. Wholeheartedly, the boughs banged, tightened the embrace as a knotted scarf. A flash of lightning burst the sky and in the middle of the fervent clamors brought down halberds, overturning on the ground, riddling and making an incision. The pickaxe of the sky returned the ground and bled it widely, opening abyssal wounds bathed by a black pus.
When Akli found the villagers, the rain had stopped and a strange silence reigned. The men who formed a circle moved away in his approach to let appear the body of sluggish Babouh, being lying in the mud, its ax by his side.
— It's his fault, shouted out Mohand. He frightened my cow which charged him.
Akli stared at him.
— Is not it, my friends ? still says Mohand, hypocritical.
— Yes, Si Mohand, took back together the others.
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Brusquement la voiture partit. En quelques secondes, le village se renfrogna et les lacets se succédèrent sur la pente raide qui conduit à la vallée. Rien ne semblait effrayer Si Méziane qui allait à fond de train, coupant malgré le peu de visibilité les virages les plus tortueux. Tant bien que mal, Akli se cramponnait à la banquette râpeuse d’où s’échappaient de molles crêtes de mousse que son index, dans les moments d’anxiété, s’efforçait de rabattre sous le tergal.
— C’est la première fois que tu vas voir la mer ? lui demanda Si Méziane.
Akli fit oui de la tête, peu enclin à parler.
— Quand je suis allé en France à dix-sept ans, c’est elle qui m’a le plus manqué. Faut dire qu’à Paris, on ne craint pas de trouver la mer à moins de trois cents kilomètres à la ronde ; et à part la houle des toits… Pas vrai, Saïd ! Au fait, t’es revenu pour de bon cette fois-ci ?
— L’occasion s’est présentée pour que je travaille ici. Je l’ai saisie. Après plus de six mois d’attente, je vais enfin commencer demain.
— Un homme, pour être fort, doit être chez lui, même s’il tangue, reprit Si Méziane. Moi, j’ai tenu vingt ans à Paris, et un jour, j’ai compris que tous les talismans du monde ne pourraient me protéger de la colère de mes aïeux. Alors j’ai acheté un billet d’avion et j’ai tout plaqué. Arrivé au bercail, ma mère m’a accueilli avec des talmouses pour être resté si longtemps loin d’elle. Puis elle m’a fait promettre de ne plus m’entendre parler de mon séjour là-bas. Et c’est comme ça que j’ai renoué définitivement avec le bled.
Ils avaient dépassé la première ville au pied de la montagne et longeaient à présent un fleuve bondé d’eaux grises, au moins quatre fois plus large que la rivière.
Ici et là affleuraient des pierres toutes lisses qu’Akli comparait à des pieds d’éléphants qu’un fort débit eût sectionnés. Ils s’engagèrent ensuite sous une longue allée de platanes et redoublèrent de vitesse. Les branches défilaient en une danse hypnotique contre les vitres, puis s’éclipsaient avec de brusques torsions, semblables à des boas qu’un vent violent eût emportés dans les airs. Les troncs des platanes, tous revêtus d’une combinaison cendreuse, se déchiraient régulièrement en découvrant des bouts de peau d’un vert très fourni. Des champs de luzerne où il serait bon de courir avec Rex, pensa tristement Akli. On dirait que rouler, c’est épingler des images sur le pare-brise pour ne plus avoir à les regarder.
Ils atteignirent la gare à dix heures précises. C’était une vieille bâtisse blanche à peine plus grande que l’école communale d’Akli.
— Où sommes-nous ? demanda Larbi soudain éveillé.
— Là où on t’a embarqué pour la France, il y a plusieurs lunaisons, répondit Si Méziane goguenard.
Ils entrèrent dans un hall minuscule. Un groupe de voyageurs attendait.
— N’oublie pas ta valise, Saïd, recommanda Si Méziane en déposant le bagage par terre. Ton train ne partira qu’à dix heures trente.
Puis, se tournant vers Akli et Larbi, il continua :
— Dépêchez-vous, mes amis. Une autre course m’attend. Je vais vous conduire jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche.
— À bientôt, dit Saïd qui n’aimait ni les longues phrases, ni les effusions démonstratives.
Et il s’en fut, l’esprit préoccupé par ce que lui réserverait son nouvel emploi.
Près du port, une odeur de poisson flottait. Des bateaux partaient en haute mer, accompagnés d’une nuée de mouettes. D’autres, au loin, trépignaient sur les labours cahotés. Sur la grève, telle la carcasse d’un animal éventré, gisait la coque d’un chalutier laminé par les roulis. Peut-être avait-il traversé toutes les mers, essuyé de furieuses tempêtes, et peut-être avait-il aujourd’hui besoin de tout son calme. Bercé par le clapotement de la digue, Akli avançait lentement.
Dès son arrivée dans cette ville, à chaque interstice entre les immeubles, il s’était attendu à plonger dans la mer, mais l’immense mur qui se refermait sans cesse l’en avait empêché. Certes, quand l’autocar avait pris de la hauteur, un bleu brumeux était apparu enfin, en pointillés entre les bâtisses. Hélas, cela n’avait pas duré. L’autocar s’était engouffré dans un dédale de ruelles bordées d’habitations hautaines. Au bout de quelques minutes, il avait freiné brutalement devant l’arrêt qui faisait face au cabinet du médecin auquel Larbi avait consenti à rendre visite. Une chance pour le vieil homme, peu disposé à marcher.
— Tu vas m’attendre là, lui avait-il dit en lui désignant l’enseigne d’un bar. C’est un ami qui le tient. Dis-lui que tu viens de ma part.
— Ce sera long, grand-père ?
— Une demi-heure, une heure tout au plus.
Et comme Akli avait hésité à pénétrer dans le bar, il lui avait rappelé sa promesse :
— Tout à l’heure, nous prendrons le bus et nous irons ensemble admirer la résidence des sirènes.
Ayant profité d’un moment d’inattention du propriétaire dont le visage, à la seule évocation du nom de son grand-père, s’était aiguisé d’une curiosité désobligeante, Akli avait délaissé le bar. L’attrait de la mer s’était révélé plus fort que tout. Il avait calculé qu’en pressant le pas, il pourrait atteindre le littoral qu’il avait évalué à une distance d’environ deux kilomètres en une vingtaine de minutes. Si la visite durait une heure comme il l’espérait, il serait de retour au bar en même temps que Larbi.
Blanches et minuscules, diluées dans l’outremer, des voiles semblaient inertes. Des chalutiers revenaient du large, chargés d’odeurs de pêche et de nuits sans sommeil. Le soleil allumait des étoiles sur des lames défaites et invitait à le rejoindre. Allongé sur le musoir, Akli écoutait le brisement de la houle s’échouer en lui.
Comme des vagues, successivement, les derniers événements lui revinrent en mémoire. Une foule d’images s’abattant en grêle sur tous les visages qui, de près ou de loi, avaient assisté à la mise à mort de son ami. Les uns après les autres, il les distingua, il lut leur avenir, il vit ce qu’ils deviendraient après le drame. Alors il souhaita la disparition totale de ce pouvoir qui était échu pour connaître seulement la méchanceté des hommes et leurs massacres. Il comprit encore mieux pourquoi Babouh avait préféré une vie sans gloire, à l’insu de tous. À quoi bon un tel don ?
Il implora la mer qui efface toute trace humaine dans son infinie fluidité ; il l’implora si fort qu’il sentit ses forces s’amoindrir, son cerveau se vider. Il eut soudain l’impression d’être comme un de ces vers de terre qui cheminent le long de la rivière, d’une nudité vulnérable, enfermé dans un corps qu’il connaissait à peine et avec lequel il aurait à vivre désormais, volontairement amputé des vibrations douloureuses de son cœur.
La mer l’avait exaucé. Il était devenu un enfant ordinaire, incapable de prédire le temps du lendemain ou la vie future des gens qui l’abordaient, un enfant regardant lucidement le monde autour de lui.
À présent, la lumière n’est plus la même. Elle a quelque chose de dilué comme si le soleil, éparpillé sur les flots, s’était recouvert d’un voile. Un ronflement profond remonte des eaux sombres. Les mains crispées sur la rambarde, Akli fixe d’un œil glacé le pelage de la mer. Un instant, il crut entendre la voix rauque et inquiète de son grand-père qui le soulevait, l’entourait de sa barbe grise semblable à de l’herbe desséchée et l’embrassait plus tendrement qu’à l’accoutumée.
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Ya qqes iyi w’azrem (Un serpent m’a piquée)

Aḥiḥa (Refrain)
Ya qqes iyi w’azrem (Un serpent m’a piquée)
I ğayi sem is (Il m’a laissé son venin)
Am asa aḍḍ ya ndem (Un jour il regrettera son forfait)
Aḍḍ ya ndem ul is (Son cœur le regrettera)

I qqes iyi w’azrem (Un serpent m’a piquée)
I qqes iyi as laman (Il m’a piquée en ayant ma confiance)
Nek iṭiḥuben (C’est moi qui l’ai aimé)
As xaḍḍmaγ leḥcan (Je voulais lui faire du bien)
Am asa aḍḍ ya ndem (Un jour il regrettera son forfait)
Aḍḍ vedlen w’usan (Les jours changeront)

Aḥiḥa (Refrain)

I qqes iyi w’azrem (Un serpent m’a piquée)
Aḍḍ nek ig εamḍḍan (Et moi je l’ai laissé faire)
Maḍḍ nek susmaγ (Je me suis tue)
Aḍḍ hadran meden (De peur du qu’en dira-t-on)
Am asa aḍḍ ya ndem (Un jour il regrettera son forfait)
Aḍḍ ya ndem ul is (Son cœur le regrettera)

Aḥiḥa (Refrain)

I qqes iyi w’azrem (Un serpent m’a piquée)
I wiyi lεamr iw (Il a volé ma vie)
Neki iṭiḥemlen (C’est moi qui l’ai aimé)
Anig ab ul iw (Au-dessus de mon cœur)
Am asa aḍḍ ya ndem (Un jour il regrettera son forfait)
Aḍḍi ḥrak ul is (Son cœur brûlera)

Bahia Farah [1917 – 1985]
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Congo

Si j’écoutais mon cœur
Je descendrais des mois durant
Le fleuve Congo
Sur un bateau chargé
Comme l’Arche de Noé
Où femmes et hommes parmi les bêtes
Élèveraient leurs chants dans la nuit

(Refrain)
Afrique ô Continent des âmes bien trempées
Ô Terre de tous les risques et de tous les exploits

J’aurais pour toit une bâche jaune
Qui se mettrait à battre la mesure
Au rythme du vent et au rythme de la pluie
Sur des fours improvisés
Il y aurait des poissons
Pêchés dans le Grand Fleuve
Au goût de limon de liberté
à la chair parfumée e safran et de grand large

Refrain

Notre capitaine saurait faire face
à toutes les situations
Il sauverait notre rafiot
De l’enlisement et du naufrage
J’aiderais le perchiste à sonder les fonds
Tournant cette longue tige de gondolier
Fendant d’un bras magique
L’onde imprévisible

Refrain

Homme noir valeureux
Il y a en toi une telle élégance une dignité
J’envie ton self contrôle
Ton savoir et ta sagesse

Aucune peur ne sourd de ton visage impassible
Comme si tu traversais le bouillonnement du monde
Tel un funambule confirmé
J’aimerais te ressembler
J’aimerais avoir ta force
Et ta philosophie


Congo

If I listened to my heart
I would come down for months
The river Congo
On a boat loaded as the Noah's Ark
Where women and men among animals
Would raise their singing at night

(Tune)
Africa o Continent of the well dipped souls
O Earth of all the risks and of all the exploits

I would have roof a yellow cover
Which would begin beating time
At the rate of the wind
And at the rate of the rain
On improvised ovens there would be fishes
Fished in the Big River
To the taste of silt of freedom
In the perfumed flesh of saffron and big wide

Tune

Our captain would know how to deal
With all the situations
He would save our old tub
Of the sticking and the wreck
I would help the pole vaulter
To sound funds turning this
Gondolier's long stalk slitting by a magic arm
The unpredictable wave

Tune

Brave black man
There is in you a such elegance a dignity
I envy your self-control
Your knowledge
And your wisdom

No fear rises from your poker face
As if you crossed the bubbling of the world
Like a confirmed tightrope walker
I would like to look like you
I would like to have your strength
And your philosophy
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Enfant je voulais
Aller voir les Indiens
Au pays du Grand Canyon
Entendre les mille sabots
Des bisons dans les prairies

Enfant je voulais
Aller voir la danse de feu
Des pierres séculaires
Caresser l’aile de leurs dos
Galoper en ombre bleue

Là-bas était mon rêve
Là-bas filait mon songe
Sous l’arche de grands arbres
Ouverts comme un tunnel
Sur un monde merveilleux

Que de fois je suis allé
En esprit dans ce pays
Je retrouvais cette impression
De marcher dans une forêt
De séquoias géants

Mes oncles d’Amérique
Mes amis les Indiens
M’ont appris que
Fumer le calumet de la paix
Est le vrai but de la vie



Child I wanted
To go and see the Indians
In the country of the Grand Canyon
Hear thousand hoofs
Of bisons in meadows

Child I wanted
To go and see the dance of fire
Of the secular stones
Caress the wing of the backs
Gallop blue shadow there

Over there was my dream
Over there spun my dream
Under the arc of big trees
Opened as a tunnel
On a wonderful world

That of time I went
In spirit in this country
I found this impression
To walk in a forest
Of giant sequoias

My uncles of America
My friends Indians
Taught me that
To smoke the peace pipe
Is the real purpose of the life
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Chanson de la légèreté

Oh oh petit bonhomme
Tu cours le long des montagnes
Elles t’accompagnent dans ta danse
Se réjouissent de ta joie

Oh oh petit bonhomme
Tu t’agenouilles et baisses le front
Dans l’onde pure tes lèvres emportent
Le goût du breuvage céleste

Oh oh petit bonhomme
Ton ombre cherche à te devancer
Mais tu te joues de son audace
Les montagnes se courbent de rire
En te voyant filer plus vite

Oh oh petit bonhomme
Tu te caches derrière un olivier
Ses branches bleues t’enveloppent
Tu ressembles à un oiseau
Ton souffle est aérien

Oh oh petit bonhomme
Emmène-moi avec toi
Au pays des nuages
Où tout est vraiment léger
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Anacnu (Chantons)

Aḥiḥa (Refrain)
Anacnu ana sfru (Chantons rimons)
Aṭṭnaẓḍ am usaru (Tissons les fils comme une histoire)
Ḍḍa lhu aḍḍa sn’arnu (Apportons notre joie)
Sal faḍliḳ avava inu (Grâce à toi ô notre père)

Anacnu fusan ɛadan (Chantons sur les jours passés)
Usan ičuran ḍḍa lhu (Les jours remplis d’allégresse)
Usan icebḥan yiḍan (Les jours qui embellissent les nuits)
Asagi atid nacfu (Aujourd’hui nous nous les remémorons)

Sal faḍliḳ avava inu (Grâce à toi ô notre père)
Atfaγd afus alaman (Donne-nous ta main confiante)
Asagi atid naru (Aujourd’hui nous les écrivons)
Aḍḍ’ṭṭiriqen am aman (Pour qu’ils scintillent comme l’eau)

Aḥiḥa (Refrain)

Anacnu af ziḳani (Chantons sur le passé)
Asmi iṭerγa aduniṭ (Quand le monde a brûlé)
Arubia aṭwazaɛ iggeni (L’avion a renversé le ciel)
Ṭara alǧawi ḍḍa lḥantiṭ (Pulvérisant la pierre de feu en henné)

Muhand Velqasem ak ḍḍa L'Hacmi (Mohand Belkacem et L’Hachemi)
Atfen ag siḍḍi rabi (S’en remettent à Dieu)
Af lahna inaṭṭ naḍḍi (C’est la paix qu’ils attendent)
Amazka anaḳs uli (Demain au pâturage ils mèneront les moutons)

Aḥiḥa (Refrain)

Anacnu af yiḍali (Chantons sur hier)
Af yigaḍḍ imegren irḍḍen (Sur ceux qui fauchent le blé)
Ḍḍrifa ṭḥuḍḍar Lili (Sur Drifa qui veille sur Lili)
Ḍḍ’Vuǧemɛa ig selqamen (Sur Boudjemaâ qui aiguise ses outils)

Ḥmimi yeṭṭruẓ ṭili (Ahmed dort sous l’ombre cassée d’un arbre)
Zinev aṭqim ggarasen (Zineb reste tout près)
Ar ṭasirṭ cagaɛ Aḳli (Au moulin à eau on envoie Akli)
Adiẓaḍ sin imuren (Pour moudre deux parts de blé)

Idir Tas
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Aya ɛasas a tala (Ô gardien de la fontaine)

Aḥiḥa (Refrain)
Aya ɛasas a tala (Ô gardien de la fontaine)
Aql iyi ḍḍeg yir ḥala (Je suis en piteux état)
Ul iw imenad ṭamurṭ (Mon cœur désire revoir la Kabylie)
A ẓhaṛ iw yenad ala (Alors que mon destin lui s’y oppose)

A ṭala urgaγ aman im (Fontaine j’ai rêvé de ton eau)
Ḍḍeg nevḍḍu ḍḍi semaḍan (Toute fraîche en été)
Ṭṭwaliγ ḍḍi lexyal im (J’ai revu ta silhouette)
Acercur gger yevlaḍen (Ton ruissellement entre les dalles)
Aqli γerqeγ ḍḍi ṭṭexmim (Je suis submergé de pensées)
Ṭasa ak aḍḍ ul caḍen (Mon foie et mon cœur en sont noyés)

Aḥiḥa (Refrain)

Urgaγ amzun ḍḍi ṭefsuṭ (Je rêve d’une belle histoire)
Ṭṭwaliγ ḍḍi laxyalaṭ (Je vois des silhouettes)
S’leḥcic ṭezeggzew ṭmurṭ (L’herbe rend le pays tout verdoyant)
Ṭala ṭečur ḍḍa lxalaṭ (La fontaine est pleine de femmes)
Amzun la ḳerzeγ ṭaγzuṭ (Comme si je labourais un champ)
Awid aγrum a ṭṭazarṭ (Apporte-moi de la galette et des figues sèches)

Aḥiḥa (Refrain)

Γas inid ṭiḍḍeṭṭ xaqeγ (Je vais dire la vérité j’ai la nostalgie)
Aqli yi cṭaqeγ aḍḍ zhuγ (Je ne profite plus de la belle vie)
Ḍḍi leɛqel iw sexḍḍameγ (Je ne fais travailler que mon esprit)
Acuγar ṭṭɛabiγ ranuγ (Pourquoi ma charge augmente sans cesse)
Ufiγ ḍḍa ṣvar ixṭaraγ (J’ai trouvé que c’est l’endurance que j’ai choisie)
Aḍḍa rẓeγ wala aḍḍ ḳnuγ (Plutôt se casser que se courber)

Aḥiḥa (Refrain)

Alan wigad yentteren (Il y a ceux qui sont très atteints)
Ula ḍḍa lheḍḍra ulac (Ils ont perdu même la parole)
Rγan gger ḍḍaxel ṣevren (Ils brûlent à l’intérieur mais ils endurent)
Ulawen nsen ḍḍi leγcac (Le cœur plongé dans la tourmente)
Yenza lḥeq syeḍḍrimen (La vérité s’achète avec de l’argent)
Cfut felas ay arac (Souvenez-vous garçons)

Aḥiḥa (Refrain)

A ṭala acuγer ikem urgaγ (Ô fontaine pourquoi j’ai rêvé de toi)
Laxatter ɛziẓeḍ g ul iw (Parce que tu es chère dans mon cœur)
Dḍa mezyan ikem furqeγ (J’étais enfant lorsque je t’ai quittée)
Dḍi lγerva ig cav y ixf’iw (Dans l’exil j’ai pris des cheveux gris)
Nek meqer la daqareγ (Moi au moins je dis)
Ayen yelan deg ul iw (Ce que j’ai dans mon cœur)

Aḥiḥa (Refrain)

Akagi iṭfuk ṭargiṭ (C’est ainsi que s’est terminé le rêve)
Γaf ṭala n tadarṭ naγ (De la fontaine de mon village)
Kul as yesɛa ṭamediṭ (Chaque journée a son après-midi)
Rebi aken yevγa aṭṭafaγ (Dieu seul connaît l’issue)
Mi duḳiγ kulci ulaciṭ (À mon réveil tout a disparu)
Yebɛed wansi iduγaleγ (Il est loin le lieu d’où je reviens)

Slimane Azem [1918 – 1983]
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Je vis dans une pièce.
À moins que ce soit elle qui vive en moi.
Régulièrement quelqu’un vient.
Raclement de ferraille, craquement d’os, gémissements rauques, autant de bruits annonçant sa venue à chaque fois.
Ses passages sont brefs. Il ne reste pas. Derrière lui, j’entends la porte qui se referme. [...]


I live in a room.
Unless it is it which lives in me.
Regularly somebody comes.
Scraping of scrap, crackle of bones, hoarse groans, so many noises announcing his coming every time.
His passages are brief. He does not stay. Behind him, I hear the door which closes. [...]
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Du plus loin que je m’en souvienne, durant toute mon adolescence, j’ai essayé de reconstituer une image de l’Algérie. La seule certitude que j’avais était que ce pays m’échappait toujours. Il m’échappe encore aujourd’hui, mais j’ai cessé de vouloir en connaître les raisons. Tout pays n’est-il pas une idée flottante, un ensemble de connaissances qui s’enfuient dès que l’on voudrait les rassembler en un bouquet ? Tout fluctue, même la représentation que l’on se fait des lieux où l’on a vu le jour.

Quand j’assistais aux cours d’Histoire, j’écoutais attentivement mes professeurs, pensant qu’eux seuls pourraient me délivrer cette vérité que je m’efforçais de saisir. Mais ils étaient aussi démunis que moi pour cerner l’Histoire de la vaste Algérie tantôt entre les mains des uns, tantôt des autres. Tout ce que je retins, c’est que le pays où j’habitais s’était constitué en strates, comme bien d’autres nations, à travers une mécanique implacable, où ce qui existait était renversé et remplacé par un système de valeurs complètement différent. Je voyais la matière historique par le petit bout de la lorgnette.

Ce que j’observais du haut de mes quinze ans, c’était que l’Histoire algérienne s’écrivait presque avec les mêmes lettres ; elle était violentée, prise en main par de nouveaux conquérants, contrainte de se plier à d’autres mœurs. C’était la logique d’une civilisation dominante qui en chassait une autre.

Malgré tout, quelque chose résistait et c’était cette chose-là qu’il m’importait de saisir, cette permanence qui m’intéressait en dépit des accumulations.
Qu’est-ce que les Grecs avaient laissé ? Les Phéniciens ? Les Romains ? Les Vandales ? Les Byzantins ? Les Arabes ? Les Espagnols ? Les Turcs et plus tard les Français ? Qu’est-ce qui est resté immuable depuis le temps où les premiers Berbères respiraient sous le soleil de la Numidie ? J’aurais eu besoin de répondre à toutes ces questions, pour savoir d’où je venais, qui j’étais, et sans doute où j’allais et où iraient un jour mes propres enfants avec cet immense patrimoine qu’on m’avait légué et que je devais transmettre sans trop savoir comment ni avec quels mots.

Mes oncles avaient grandi en apprenant l’Histoire de France. Ainsi avaient-ils les mêmes ancêtres que Charles de Gaulle. C’était un sujet de plaisanterie entre eux, comme si le Roi Soleil ou Napoléon portaient une gandoura et traversaient les territoires convoités à dos de chameau. Nous assistions à une farce lointaine et incompréhensible jouée par des puissants qui portaient des noms exotiques. Nous avions à nous incorporer à cette risible comédie, aux côtés des personnages du musée Grévin.

Mais nous avions d’autres ancêtres. Nous le savions tous. Massinissa, Jugurtha et tous les Numides qui eurent à œuvrer en faveur de ces terres dites barbares. Les rebelles surtout comme Takfarinas à qui nous nous identifiions le plus. Nous leur attribuions sur notre frise personnelle une place de choix. Nous leur redonnions leur rôle essentiel, certains que leur inexistence eût changé le cours du monde.

Moi aussi, je revisitais l’Histoire à ma fantaisie, m’appropriant certaines figures, en écartant d’autres. Mais ce que je ne voulais pas m’avouer à travers mes remaniements historiques, mes manipulations romanesques, c’était que j’étais d’abord en quête de ces héros qui avaient fait l’histoire des Berbères et que l’on avait condamnés au silence de l’ombre.

C’était eux, mes vrais héros, eux que je cherchais, eux dont j’avais besoin pour me dresser comme un arbre sur cette terre où le hasard m’avait placé et auquel je m’accrochais. J’ai grandi au sein de toutes ces contradictions, porté ou peut-être desservi par toutes ces strates.
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Mon père et moi sommes comme deux frères. Nous partageons tout ; logement, repas, points de vue, émerveillements. Je croyais tout connaître sur sa vie et voilà qu’un jour je découvre ses activités clandestines à Paris. Je me trouvais seul dans l’appartement à chercher l’extrait de naissance que la mairie de Bouzaréah m’avait envoyé. Soudain je me souvins que Saïd avait une serviette en cuir marron où il mettait tous les documents précieux. Peut-être y avait-il rangé mon extrait de naissance. C’était la première fois que j’osais prendre cette serviette. Je l’ouvris et commençai à en fouiller le contenu. Je tombai par hasard sur un document du même format qu’un extrait de naissance. Je le dépliai et le lus. Il s’agissait d’une attestation certifiant que Saïd était membre de l’Organisation Clandestine du Front de Libération Nationale. Ce soir-là, dès que mon père eut franchi le seuil de la porte, je voulus en savoir plus. Après m’être excusé d’avoir ouvert sa serviette, je l’interrogeai :
— C’est vrai ce qui est écrit sur l’attestation ?
— Oui, me répondit-il calmement.
— Durant cinq ans tu étais membre de l'OCFLN !
— Oui, mais je n’ai jamais tiré une balle, ni même touché une arme.
— Tu faisais quoi au juste ?
— Le guet lors des réunions de nos chefs de quartier. J’ai également acheminé du courrier, parfois un peu d’argent venant des cotisations de nos concitoyens.
Les yeux de mon père se perdirent dans le vide. Quand il reprit conscience de ma présence, je lui demandai :
— Que t’apporte aujourd’hui cette attestation ?
— Les autorités algériennes ont comptabilisé ces cinq années pour ma retraite.
— Pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit ?
— Ce que j’ai fait n’a rien d’exceptionnel. Et puis je ne voulais pas éveiller les mauvais souvenirs. Il y en a tant qui me hantent. J’ai encore devant les yeux les mains de Mohand Saïd liées derrière le dos. Ils lui avaient même ligoté les pieds. Ils l’ont mis dans un sac et l’ont jeté du haut d’un pont, un de ces nombreux ponts qui enjambent la Seine. Heureusement il cachait toujours un petit canif dans ses chaussettes. Et il a pu s’en tirer… C’était lors des manifestations d’octobre 1961…
Il garda le silence si longtemps que je ne savais pas comment reprendre le fil de la conversation. À un moment je le sentis tellement prisonnier de son passé que je finis par dire :
— Tu as l’air de suivre un souvenir encore plus douloureux.
— Je repense à l’exécution d’un partisan de Messali El Hadj, juste à quelques pas de moi…
Il resta quelques instants sans parler, puis :
— C’était la troisième fois que j’allais le voir dans son appartement pour lui répéter les mêmes paroles : « Il faut que tu rallies notre cause et que tu t’acquittes de ta cotisation. » Il m’a répondu qu’il n’avait pas attendu la création de notre front pour œuvrer pour l’indépendance de notre pays. Je lui ai alors suggéré de payer sa cotisation à sa place. Il me rendrait l’argent plus tard. Je lui ai promis de ne rien dire aux autres. Il a alors rétorqué : « Ce n’est pas une question d’argent, mais de principe. Tu peux t’en aller tranquille, frère. Je ne t’en veux pas, malgré tes menaces. Quant aux autres, ceux qui t’envoient, ils parlent beaucoup, mais passent peu à l’acte. » Je suis allé faire mon rapport à ces autres comme il les avait désignés. Ils attendaient dans un bar. J’ai essayé d’atténuer l’entêtement de ce messaliste. Ils ont quitté le bar sans dire un mot. Quand je suis ressorti à mon tour, le partisan de Messali gisait dans une mare de sang, en pleine rue, devant son immeuble.
Les yeux de Saïd se perdirent de nouveau dans le vide.
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