AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Critiques de Ivo Andric (132)
Classer par:   Titre   Date   Les plus appréciées


Le pont sur la Drina

Prix Nobel de Littérature 1961.



Il a fallu les hasards d’un voyage et d’un séjour au Monténégro pour que je découvre un fabuleux écrivain, conteur hors pair, complètement inconnu en ce qui me concerne. Nous étions à Herceg Novi, près de l’entrée des fameuses Bouches de Kotor et voilà que sur un dépliant touristique, on parle de la maison d’un Prix Nobel de Littérature : Ivo Andrić.

Bien sûr, la visite s’imposait et l’envie de lire cet écrivain aussi. Pas facile, toutefois, de trouver son livre le plus connu : Le Pont sur la Drina. Heureusement, notre fils, Simon, put mettre la main dessus dans une bibliothèque de Grenoble car les médiathèques, avec leurs fameux désherbages, se débarrassent bien trop vite de chefs-d’œuvre… manque de place !

Hélas, mille fois hélas, Ivo Andrić est méconnu en France, même si Le Pont sur la Drina a été réédité à plusieurs reprises. Motivé comme jamais, je me suis lancé à la découverte de cette bourgade de Bosnie-Herzégovine, Višegrad, au bord de cette Drina, un sous-affluent du Danube.

Ce pont long de 179,50 mètres, large de 6 mètres, doté de deux terrasses au milieu, la fameuse kapia, se révèle un lieu où les habitants aimaient à se retrouver car doté de sièges et même d’un cafetier. C’est le grand vizir Mehmed pacha qui l’a fait construire et c’est pourquoi il se nomme aujourd’hui « Pont Mehmed Pacha Sokolović ».

Justement, après avoir décrit Višegrad et la Drina avant le pont, quand un bac assurait la traversée, souvent aléatoire, Ivo Andrić passe à la construction. Mais il parle d’abord des rafles, en Bosnie orientale, des enfants chrétiens de dix à quinze ans, emmenés à Constantinople pour intégrer les fameux janissaires. C’est justement un de ces garçons qui devint Mehmed Pacha Sokolović. Nommé vizir, il ordonna une construction qui dura cinq ans.

Cet énorme chantier vient bouleverser la vie des gens mais il faut retenir le nom de l’architecte : Tossun efendi. À partir de là, l’auteur démontre tout son talent de conteur, mêlant anecdotes, dialogues et réflexions dans un récit passionnant. On ne dira jamais assez toutes les souffrances endurées par les ouvriers et leurs familles au cours de la réalisation d’un tel ouvrage sans oublier ceux qui sont tués en plein travail comme cela se passe encore aujourd’hui, hélas.

Au passage, Ivo Andrić livre une description détaillée et, j’ose dire… vivante d’un supplice atroce d’un certain Radisav qui s’ingéniait à saboter l’ouvrage… Quand les échafaudages sont enlevés, au bout de cinq ans, la population qui était hostile au pont, est très fière. Une inscription, en turc indique l’an 1571 pour la fin des travaux.

Le Pont sur la Drina regorge d’événements heureux, souvent malheureux mais ce formidable roman est un excellent moyen pour comprendre le grand problème des Balkans, ces guerres civiles qui ont tant fait de victimes.

Ivo Andrić, au plus près de la vie des gens, le montre très bien avec l’empire ottoman s’étendant jusqu’aux portes de Vienne puis son recul sous la poussée de l’empire austro-hongrois. Seulement, les Turcs laissaient derrière eux des populations converties à l’islam, des gens, vivant mêlés aux Juifs ainsi qu’aux Chrétiens orthodoxes ou catholiques. Toutes ces frictions religieuses ne sont que prétextes à annexions, spoliations, exterminations et même nettoyage ethnique, drames qui se sont perpétués bien après la disparition de l’écrivain, en 1975…

On coupe des têtes, on démolit les constructions annexes comme cette hostellerie bâtie avec la même pierre que celle du pont. En dehors de ces événements historiques, Ivo Andrić me régale avec les précisions concrètes, les anecdotes éloquentes, son style profondément humain. Il ajoute une analyse très pertinente des sentiments des Serbes et des musulmans vivant ensemble mais espérant la victoire d’un camp sur l’autre. Il ajoute des réflexions philosophiques sur le pouvoir de la nuit mais voilà qu’apparaît l’éclairage public, ces lanternes qu’il faut éclairer une à une.

Les Autrichiens envahissent Višegrad et voilà des soldats Tchèques, Polonais, Croates, Hongrois, Allemands pour réorganiser la vie quotidienne du peuple. On numérote même les maisons avant que les hommes soient mobilisés ici aussi.

Sous l’empereur François-Joseph, on parle de liberté universelle, d’épanouissement mais aussi de travail, de profit, de progrès. Ceux qui dirigent la ville sont des étrangers, ni agréables, ni aimés qui font payer des impôts, utilisant une méthode indolore contrairement à la brutalité des Turcs. Ce sont vingt ans d’occupation, de paix et de progrès matériel mais des soubresauts se font sentir en Europe avec un attentat à Genève pendant que la rakia coule à flot dans l’auberge de Zarije et un peu partout dans la ville. Le chemin de fer arrive même à Višegrad et cela modifie la vie locale car les jeunes, étudiant à Sarajevo rentrent plus souvent et rapportent une conception plus libérale de la société.

Ivo Andrić n’oublie pas les amours. Après l’histoire dramatique de Fata, voici le Docteur Balach au piano et Madame Bauer au violon, plus deux jeunes hommes, le vaniteux Stiković et le consciencieux Glasinčanin qui rivalisent d’arguments pour conquérir le cœur de la belle Zorka. C’est un magnifique double duo entre les deux jeunes rivaux et le couple de musiciens. L’auteur démontre ici une autre facette de son talent pour parler de l’amour et des tourments amoureux.

Hélas, nous le savons, l’assassinat du duc François-Ferdinand et de sa femme, à Sarajevo, le 28 juin 1914, déclenche la tempête. À Višegrad, c’est la chasse aux Serbes et aussitôt une potence est dressée devant le pont pour trois pendaisons d’un citadin et de deux paysans qui ne comprennent pas ce qui leur arrive. La canonnade de part et d’autre de la Drina menace sérieusement le pont. Autrichiens et Serbes se font la guerre de chaque côté de la rivière devenue une frontière. C’est l’occasion, pour Ivo Andrić, de livrer une belle leçon de philosophie sur la vie et ses moments les plus durs avant de conter une anecdote savoureuse sur le baptême de Peter Gatal.

Cette immense page d’histoire et de vie quotidienne qu’est Le Pont sur la Drina s’achève sur un trou béant d’une quinzaine de mètres brisant pour la première fois ce fameux monument, devenu indispensable, qui connaîtra d’autres dommages mais Ivo Andrić n’était plus là pour nous le conter.

C’est la postface signée Predag Matvejevitch qui conclut cette édition en rappelant que le Prix Nobel de Littérature 1961 était avant tout un Yougoslave. Ses deux chefs-d’œuvre, Le Pont sur la Drina et La Chronique de Travnik, excellemment traduits par Pascale Delpech, s’ils parlent d’un temps déjà lointain, doivent être lus aujourd’hui car ils permettent d’éclairer l’histoire des Balkans sans apporter de solution toute faite.


Lien : https://notre-jardin-des-liv..
Commenter  J’apprécie          12312
Le pont sur la Drina

"Il y avait toujours eu et il y aura toujours des nuits étoilées..."



Merci à ceux qui m'ont fait savoir qu'il existe un écrivain du nom d'Andric, et qu'il a écrit ce roman dont le véritable héros est un pont...

C'est un livre qui laisse une sensation d'étourdissement aussi forte que la cigarette sans filtre de la marque "Drina", qui a mené des générations entières de Yougoslaves dans leur tombe; livre qui a valu à son auteur le Nobel de littérature en 1961.



D'après la quatrième de couverture, et sans doute un peu ramollie par les romances historiques de Rutherfurd et de Ken Follett, je m'attendais à une saga crue des Balkans sur plusieurs siècles, à partir du moment où une bande de pauvres hères bravait la féroce Drina sous les claquements des fouets ottomans pour y construire un pont, jusqu'à l'époque éclairée où même les plus récalcitrants se sont habitués au son du train qui passe. C'est presque ça...

Mais le folklore est moins bariolé, et le romantique violon tzigane est accordé sur une autre note : plus basse, plus réelle, mais d'autant plus prenante.



Visegrad est une paisible bourgade bosniaque. En 1571, le grand vizir Mehmed Pacha Sokolovic y ordonne la construction d'un pont qui va enjamber la Drina et relier ainsi la Bosnie à la Serbie, l'Orient musulman avec l'Occident chrétien. Pendant quatre siècles, les habitants de Visegrad seront pris dans un tourbillon d'événements liés à cet endroit stratégique.

L'histoire des Balkans se déroule à travers tout ce beau monde qui se croise sur la kapia - une plateforme élargie au milieu de l'édifice - pour partager leurs bonheurs et leurs malheurs. Les vieux ne comprennent pas les jeunes, et les jeunes n'écoutent pas les anciens quelle que soit l'époque, et pendant ce temps on voit passer l'empire ottoman et sa politique cruelle, les enlèvements de jeunes garçons pour devenir janissaires, l'islamisation forcée des habitants, et plus tard les soulèvements serbes. On assiste à l'arrivé des Autrichiens et des influences occidentales, puis aux guerres des Balkans, suivies de près par la Grande Guerre avec ses conséquences tragiques.

L'histoire mise à part, j'étais enchantée par la façon dont Andric décrit le paysage et arrive à évoquer l'atmosphère pour souligner parfaitement son récit.



Les générations arrivent et s'en vont, mais le pont de Mehmed Pacha est toujours là, et supporte patiemment les larmes et le sang qui arrivent de tous côtés et salissent la blancheur de ses arches en pierre. Immuable, il enjambe la Drina en se souvenant des temps que le vent a emporté depuis longtemps derrière le massif de Triglav. A Visegrad, on n'est parfois pas sûr si le soleil se lèvera encore le matin, mais le pont sera sûrement là, comme s'il voulait s'opposer au galop de l'Histoire qui, elle, ne s'arrête jamais. Sa destruction par un coup de canon en 1914 arrive comme quelque chose d'inconcevable...

Andric montre fidèlement sa patrie, comme s'il décrivait juste son reflet sur la surface de l'eau. Les habitants de Visegrad restent solidaires tant en temps de guerre qu'en temps paisibles, malgré les quatre religions différentes ou les opinions politiques qui pourraient les séparer. Leur vie est loin d'être douce; la plupart du temps elle pique et arrache des larmes comme la cubrica, en se cachant les yeux devant le malheur de Fata Avdagova, qui échappe au mariage malheureux en sautant dans la Drina.

Les personnages sont nombreux, ils passent par l'histoire aussi vite que les poissons qu'on pourrait observer depuis les hauteurs de la kapia, et avant qu'on s'y habitue, le destin les accroche à son hameçon et on les porte déjà au petit cimetière de Visegrad.

Mais comment oublier la pauvre Fata, la mémorable traversée de l'ivrogne Salko le Borgne sur le parapet du pont gelé, la folie de Milan Glasincanin qui va perdre toute sa fortune en jouant à l'otouz bir contre un mystérieux étranger, ou l'oreille clouée d'Ali Hodja qui refuse d'aller à une mort certaine contre l'armée Autrichienne ?



Ce fut une belle lecture, mais un peu laborieuse; je ne sais pas si c'est à cause de la traduction slovaque de 1948 à la syntaxe archaïsante, ou simplement parce que le contenu était encore plus cruel que ce à quoi je m'attendais. On a l'impression que l'histoire humaine n'est qu'une suite de guerres et de malheurs, et d'une certaine façon, le livre est comme un préambule aux événements sanglants des années 90. Mais malgré ça et à cause de ça, le beau roman d'Andric mérite ses cinq étoiles.
Commenter  J’apprécie          9835
Innocence et châtiment

Innocence et Châtiment est un recueil de six nouvelles de l'écrivain yougoslave İvo Andric, prix Nobel de Littérature 1961.



Dés le premier récit « Le Livre » nous sommes en plein dans le titre, avec l'histoire d'un livre déjà abîmé, emprunté par un enfant à une bibliothèque. D'un privilège tant convoité il lui deviendra source de châtiment.

Dans "L'Excursion", le jeune Pétar, entre rêve et réalité, plonge dans une page de l'histoire de la ville où il est en excursion, et devient malgré lui témoin à une faute dont on se voit accusé à tort et à son châtiment .

« Fâché avec le monde », le jeune Lazare essaie vainement de percer le sens caché du mot " louche" attribué à un individu, qu'il entend au hasard d'une conversation d'adultes, et en percer le mystère implique pour lui forcément châtiment.

"La Tour" lieu de jeux d'enfants "innocents", où l'instinct du mal inné chez l'enfant n'est jamais loin.

"La Vitre" , le châtiment injuste de l'adulte à l'enfant innocent.

Et enfin la dernière, une fable magnifique, "Aska et le loup" où la danse pour la Vie d'Aska, nous fait voir "l'art et la volonté de résistance triompher de tout mal et même de la mort."



Avec son immense talent de conteur , Ivo Andric à travers les enfants, symboles de l'innocence, désemparés devant des fautes qu'il n'ont pas commis, mais dont ils doivent néanmoins endosser la responsabilité, aborde "l'éveil à la réalité du monde et, surtout au mal qui l'habite". De lui je ne connaissais que "Le pont sur la Drina" que j'avais beaucoup aimé, de ce pas je vais aller à la découverte de ses autres nouvelles. Un recueil magnifique de 86 pages, que je conseille vivement.



Commenter  J’apprécie          8417
Titanic et autres contes juifs de Bosnie

« Vous connaissez cette atmosphère. Un couloir de wagon couchette sur la ligne Zagreb-Belgrade. L'heure : environ sept heures du matin. le lieu: Stara Pazova. »



Ivo Andrić naquit en Bosnie en 1892. Au décès du diplomate et Prix Nobel de Littérature, en 1975, la Yougoslavie existe encore. Il en est d'ailleurs un exemple typique, après sa naissance à Travnik en Bosnie (dont il fait le lieu de plusieurs contes) il fait ses études à Sarajevo ; issu d'une famille croate, il prendra la nationalité serbe et mourra à Belgrade, vous me suivez toujours ?



“Il est devenu socialiste ! So-ci-a-li-ste ! Comme si ce n'était pas suffisant d'être juif ! » le titre peut paraitre trompeur. En effet, le rapport à la communauté juive de Bosnie n'est pas nécessairement l'objet central des contes, mais plutôt un lien de rattachement plus ou moins diffus selon les histoires.



Cette méprise tient au fait que le livre n'a pas été conçu par Andric. Il s'agit d'un corpus assemblé de façon posthume de divers contes et passages de romans de l'auteur balkanique ayant un lien avec des personnages juifs.



« le fossé qui sépare les diverses religions est si profond que seule la haine parvient à le franchir. » Cela étant dit, certaines histoires touchent la communauté juive directement, notamment l'histoire de l'émigration forcée d'Espagne, les persécutions Ottomanes puis Autrichiennes, la Bosnie ayant connue différentes dominations (sultane, impériale) au cours de son Histoire et, fatalement la collaboration fasciste des années quarante suivant la prise de pouvoir des Oustachis croates en Bosnie.



« C'était une de ces personnes dont la beauté suscite chez les plus effrontés et les plus rustres un respect et des égards qui leur font ordinairement défaut. » Je ne savais pas trop à quoi m'attendre vis-à-vis du livre, le titre laissait espérer des contes traditionnels, sur le folklore, les coutumes. Rien à voir. Enfin, c'est bien plus vaste que cela, ces courtes histoires sont d'une densité, d'une intensité rare. Il y a un talent redoutable du format court, de la chronique chez Ivo Andrić, cela me fait un peu penser à Tchekhov dans la maitrise, l'exactitude avec laquelle l'auteur délivre ses nouvelles si bien que "l'on aurait tant voulu que le livre continuât" comme l'écrivit Proust.



« Qui d'ailleurs parvient jamais à exprimer ses meilleurs sentiments et ses plus beaux souhaits ? Personne, ou presque. » le style et la langue sont époustouflants et mettent en valeur la narration, on a du mal à délier les deux tant ils sont imbriqués, on se laisse emporter par le courant d'une Miljacka littéraire aussi profonde que fascinante.



“On plaisante beaucoup plus en Bosnie que ne pourrait le croire l'étranger qui regarde le pays par les fenêtres d'un train. Mais la plaisanterie est pesante et rude, sans joie si l'on peut dire; accablante pour qui en fait les frais, elle montre que son auteur n'a pas lui non plus la vie facile.”



« Qui sait ? Fis-je, poussé par cette sorte de vanité qui porte les jeunes gens à voir leur destin dans des pays lointains et sur des chemins insolites. » le mal-être et la fuite, la « haine » qu'on peut ressentir pour son pays, l'incommunicabilité de ces êtres complexes et taiseux tels des « pelotes de silence » qui font parfois de leur mieux tout en ayant le sentiment d'être « une charge pour eux même autant qu'inutiles à leur entourage », l'impossibilité sociale de l'amour interconfessionnel, sont autant de thèmes à partir desquels explose le talent littéraire de l'écrivain yougoslave.



Il ne tient désormais qu'à vous de monter dans un train, de regarder « le fleuve rapide, brun-vert, du paysage » par la vitre du compartiment et d'aller à la rencontre de ces juifs séfarades et de ces bosniaques, de leurs grandeurs et misères. Tenez, commencez par visiter les tombes du cimetière Juif de Sarajevo, et au détour des muettes allées, à partir des patronymes gravés dans la pierre, imaginez leurs vies…



Qu'en pensez-vous ?
Commenter  J’apprécie          7011
Le pont sur la Drina

Il fallait le faire, un roman dont le personnage principal, si je puis m’exprimer ainsi, est un pont. Oui, oui, un pont. Le pont de Mehmed Pacha Sokolovic, qui surplombe la rivière Drina, quelque part au fin fond de la Bosnie-Herzégovine. Et, étrangement, cela fonctionne merveilleusement bien. Je me suis laissé emporté par la chronique de cette structure emblématique de la paisible bourgade de Visegrad et de ses habitants, survolant plus ou moins 400 ans d’histoire et d’histoires, de sa construction à… sa destruction pendant la Grande guerre.



Les premières pages racontent la domination des Balkans par l’empire ottoman et comment les Turcs ont favorisé l’essor de populations musulmanes au sein des communautés slaves chrétiennes. (Après tout, il faut situer le décor et les personnages.) Ces mêmes turcs enlevaient des jeunes garçons en guise de tribut afin qu’ils servent éventuellement dans le corps armé des janissaires. L’un d’entre eux, Mehmed Pacha Sokolovic, devenu un personnage influent à la cour du sultan, décida de la construction du fameux pont. Le chantier fut long et rempli de péripéties, des exactions du chef de chantier Abidaga aux pénibles corvées, sans oublier des Serbes qui démolissaient la nuit ce qui avait été bâti le jour. Quelques individus marquèrent cette époque. Entre autres, Radisav, qui fut capturé et empalé sur ce même pont, exposé à la vue de tous. Et Ilinka la folle, qui rôda autour de la structure à la recherche de ses enfants morts-nés, croyant qu’on les avait sacrifiés (une légende racontait que la fée batelière cèsserait de saper la construction du pont une fois des jumeaux emmurés dans sa fondation). Mais tout ça, ce ne sont que des histoires d’un autre âge.



Une fois achevé, le majestueux pont est souvent comparé à une œuvre d’art. La description qu’en fait Ivo Andric est très évocatrice. Tellement que, s’il était toujours intact, j’aurais eu l’envie d’aller le voir et le visiter. Que dis-je, de l’admirer ! En attendant, il faut continuer la lecture de ce roman passionnant.



Dans les années et les siècles qui ont suivi, l’histoire du pont se confond avec celle de quelques habitants de Visegrad. Par exemple, celle de la jolie Fata qui se jeta du haut du pont pour échapper à un mariage forcé. Mais, plus on se rapproche du 19e siècle, plus l’emprise des Turcs se relâche. Les fonds pour l’entretien des bâtiments connexes viennent à manquer, Daut hodja essaya malgré tout de sauver de la ruine l’hostellerie, le caravansérail. Sinon, pour le reste, la vie s’écoulait, apparemment inchangée. D’autres personnages viennent, puis passent, comme Salko le Borgne ou le vieux Hadzi Zuko. Il est difficile et probablement inutile de se rappeler de chacun de ces personnages qui forment une mosaïque impressionnante. Les communautés musulmane, chrétienne et juive cohabitent, la plupart du temps en paix malgré quelques anicroches, mais bien souvent chacune de son côté. En fait, il n’y a que rarement dialogue entre elles et c’est bien dommage. C’est un thème récurrent et plus important qu’on pourrait le croire, dans ce roman qui semble mettre le pont de l’avant.



L’intrigue prend une direction nouvelle avec le départ des Turcs et l’entrée en scène des Autrichiens en 1878. Ces derniers s’activèrent sitôt arrivés. Ils inspectèrent, mesurèrent, vérifièrent, examinèrent, dictèrent des lois et des ordonances, etc. Ce zèle semble assez incompatible avec l’existence paisible à Visegrad et ses habitants les regardèrent d’abord avec un haussementsd’épaules. De nouveaux personnages attirent l’attention du lecteur, comme le pope Nikola, Lotika et son tripot, Milan Glasincanin qui se laisse emporter par la fièvre du jeu, le sentinelle Gregor Fedoune qui laissa passer un rebelle sous yeux alors qu’il admirait une jolie femme.



Plus on avance dans le temps, plus la vie des habitants de Visegrad commence à ressembler à celle des Occidentaux. Des nouveaux métiers apparurent, les mieux nantis envoyèrent leurs enfants dans les écoles de Vienne et des autres coins de l’empire austro-hongrois. Toutefois, l’arrivée du chemin de fer sonna le glas du pont et, par le fait même, de la bourgade. Les gens ne s’y arrêtaient même plus… Quand les Serbes se soulevèrent, beaucoup n’avaient rien à perdre, comme Zorka, Zagorka et Nikola Glasincanin (eh oui, le petit-fils de l’autre, beaucoup de noms reviennent de temps à autre, même si je vous en ai épargné les détails !).



Quand la Grande guerre éclata, en 1914, on se doute bien que le pont sur la Drina vivait ses dernières heures. Cette chronique, qui avait commencé avec sa construction, ne pouvait que se terminer par sa destruction. Il vola en éclats sous le tir d’un canon, emportant avec lui le dernier de ses habitants, Ali hodja. C’est un sort triste mais, en même temps, approprié. Toute bonne chose a une fin, dit-on.



Le pont sur la Drina, c’est un roman qui habite. Je me suis laissé porté par cette fresque historique, par le destin des habitants de Visegrad qui auront vécu, pendant 400 ans, à l’ombre de ce joli pont. Quelle prouesse littéraire de la part d’Ivo Andric ! J’ai vraiment hâte de plonger dans d’autres de ses œuvres.
Commenter  J’apprécie          683
Inquiétudes

Premiers écrits publiés du futur prix Nobel yougoslave, deux oeuvres de poésie en prose réunies dans ce recueil, « Ex Ponto » et « Troubles », écrites en 1918 et 1920, d'après sa douloureuse expérience de la captivité durant la Guerre.



Textes ambivalents, entre une sensation de grande maturité et celle d'un romantisme de jeune homme. Remplis de considérations sur les rapports humains, de leurs rapports avec Dieu, d'une notion de souffrance résignée mais apaisée, ils oscillent entre un lyrisme certain, et des scènes plus courantes de la vie.



Ex Ponto sort de l'esprit d'un prisonnier au crépuscule de sa vie, revivant par épisode certains moments de celle-ci, anodins ou essentiels, sans jamais se décider à raconter ce qui nous permettrait de le saisir. Il est l'Homme qui souffre mais qui a pardonné, comme une parabole plutôt célèbre… Certains versets, à la gloire des étoiles ou des montagnes, nous ramènent vers Hölderlin et les romantiques allemands du siècle passé. Curieux optimisme pessimiste (ou le contraire…).



Troubles, beaucoup plus court, davantage travaillé dans sa forme, magnifie en condensant tous les thèmes du premier, s'élevant dans l'universel, successions de chants à l'écriture simple et mélodieuse, Dieu comme idée transcendante à toute chose, les paysages de Bosnie vibrant à la conscience de celui qui les contemple.



Andric a continué toute sa vie à écrire de la poésie, sans plus jamais l'éditer, la trouvant trop « personnelle ». Un autre recueil posthume, « Lirika » reprend ses poèmes parues dans différentes revues avant 1914. Ils ne sont pas repris dans cette édition, contrairement à ce qu'en dit Wiki. Les traducteurs insistent sur leur caractère éclairant, enrichissant le regard sur l'oeuvre du maitre.
Commenter  J’apprécie          632
La demoiselle



Peu après la sortie à Sarajevo de son chef-d'œuvre "Le pont sur la Drina" en 1945, qui lui a valu le Prix Nobel Littérature en 1961, Ivo Andric a écrit un roman relativement méconnu : "Gospođica", paru en Français sous le titre charmant de "La Demoiselle".



Cette demoiselle, qui s’appelle Raïka Radakovic, n’est dans la version originale en serbo-croate, publiée la même année 1945, pas exactement une héroïne charmante.



Sur son lit de mort, Obren Radakovic, un riche commerçant en fourrures et brasseur de bière qui a pourtant fait lamentablement faillite, conseille à sa fille unique de ne jurer que par l’épargne. Les revenus, lui explique-t-il, ne dépendent pas que de toi, mais aussi d’autres personnes et de circonstances, tandis que ton épargne ne dépend que de toi.



Une recommandation que Raïka prendra pendant toute son existence obstinément à cœur. Elle organise sa vie et celle de sa pauvre mère malade loin de toute dépense inutile. Ainsi, elle ne réchauffe pendant les rudes hivers qu’une pièce de la maison et décide qu’un seul repas par jour doit suffire. Sortir et s’amuser ne figurent absolument pas dans son programme.



Lorsqu'elle reçoit une forte somme d’argent d’une assurance de son père, elle se lance dans le négoce. Avec l’aide de Veso Ruzic, un ancien collaborateur de son papa, et de Rafo Konforti, un Juif séfarade peu sérieux, dans une petite boutique de Sarajevo, elle prête de l’argent à des conditions et à des tarifs exorbitants.



Avec l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 et l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, et de son épouse Sophie Chotek, par un étudiant serbe de 19 ans, nommé Gavrilo Princip, commence une longue période de guerres, de troubles et de nombreux nécessiteux !



Notre demoiselle fait donc pendant un certain temps de très bonnes affaires et se voit déjà propriétaire de son premier million de ducats-or, lorsque les choses se gâtent sérieusement et irréversiblement...

Je vous laisse suivre notre Raïka dans sa fuite de Sarajevo à Belgrade, où elle va finalement mourir, début 1935.



La description de la situation dans cette partie du Balkan pendant cette période de la Première guerre mondiale et les années suivantes de crises politiques, ainsi que les tensions entre Croates, Serbes, Bosniaques, Slovènes et Dalmates est magistrale.



Ce que j’ai cependant admiré le plus dans ce récit, c’est l’art avec lequel l’auteur a réussi à construire une intrigue autour d’un personnage foncièrement désagréable, sans décourager le lecteur pour autant. Je présume que pour arriver à un tel exploit, il faut avoir des qualités littéraires rares, comme l’a souligné, par ailleurs, dans la préface du livre, l’écrivain serbe Danilo Kiš (1935-1989), qui y fait une référence à Madame Bovary de Gustave Flaubert.

Commenter  J’apprécie          550
La Chronique de Travnik

Ivo Andric a ecrit et reecrit sans arret, a la maniere d'un conteur de places, le passe legendaire, mythique, des regions qui ont forme pendant un court moment historique la Yougoslavie. Dans ce livre il nous amene a Travnik, en Bosnie. Une petite ville de l'interieur des terres, arrosee par une petite riviere, la Lasva. La ville ou il est ne, dans le faubourg chretien de Dolac.



Au debut du 19e siecle, Travnik, sous domination turque, est endormie. Mais Napoleon, en train de chambouler l'Europe, y installe un consulat, pour s'assurer les routes du sud de l'Autriche. Ce sont les difficultes et les etats d'ame du consul francais, Daville, qui sont au centre de ce livre. Mais Andric en profite pour peindre une societe fermee sur elle-meme, congelee et assez sauvage en fait, ou chretiens catholiques et orthodoxes subissent des avanies de toutes sortes de la part de leurs voisins/concitoyens musulmans, et ou tous patissent des errements et de la mauvaise gouvernance des autorites mandees par Istamboul. Il y a aussi des juifs, cible exemplaire de toutes les exactions, de toutes les ignominies.



Pour evoquer cette societe cruelle, cette "convivencia" basee sur la suspicion et la defiance reciproques, Andric brosse de nombreux portraits (trop nombreux a mon gout) de fonctionnaires turcs, de marchands du bazar, de moines de toutes les confessions, de boutiquiers juifs, de tziganes sanguinaires parce que rejetes par tous, d'aventuriers europeens de passage, de toute la suite du consul francais, ainsi que de celle du consul autrichien venu apres lui pour ne pas lui laisser chantier libre. De tres nombreuses figures agglomerees pour creer le tableau d'un paysage humain asphyxiant.



J'ai eu l'impression qu'Andric, vilipendiant le systeme de gouvernement ottoman et la societe divisee qu'il a instaure, ou aide a se developper, trahit ses opinions (ou ses prejuges): il n'a pas l'air d'aimer les musulmans de ces contrees. Cette impression est peut-etre influencee par ce que je sais de sa vie: ne en Bosnie, il a prefere se definir serbe. Mais je m'egare...



Et je ne peux m'empecher de faire des comparaisons. Travnik n'est pas Visegrad. La Lasva n'est pas la Drina. Nombreux sont surement les ponts qui traversent la Lasva a Travnik, mais ni aucun d'eux, ni ce livre que j'ai trouve un peu lourdaud et repetitif, ne valent le pont sur la Drina.



Commenter  J’apprécie          533
Contes de la solitude

Une radieuse journée d’été, une maison sur les hauteurs de Sarajevo à l’atmosphère douce et chaleureuse. L’un de ces matins lumineux où l’auteur Ivo Andrìc (1892-1975), encore empli des brumes des rêves nocturnes, s’attelle à sa journée de travail et attend, sans un souffle, sans un geste, dans une sorte d’expectative feinte, que résonne au fond de sa conscience l’écho des voix de l’imaginaire, que frémissent les fils brisés des récits ébauchés, que s’invitent les personnages, et que s’offrent et affluent les détails, les conversations, les comportements et les réflexions qui, jetés sur le papier, forgeront les histoires de « Contes de la solitude ».



Tels des fantômes émergeant des temps passés et des limbes de l’oubli, les personnages, visiteurs souvent imprévus, s’invitent dans la demeure (s’y imposent même parfois) pour conter leurs histoires, se révéler, se plaindre ou se confesser sous la plume de l’auteur, avant de s’éclipser pour rejoindre à nouveau les profondeurs du songe.

Vizir déchu, aventurier français, menteur impénitent, esclave déterminée, régisseur de cirque accablé d’amour, scribe bosniaque neurasthénique…défilent en une galerie de portraits qu’Ivo Andrìc peint avec un réalisme mesuré nimbé de douceur, un naturalisme auréolé de rêverie et de sagesse.

14 nouvelles, 14 portraits d’hommes, de femmes, de lieux…personnages historiques, nobles, esclaves ou paysans, paysages parcourus ou rêvés, par lesquels l’auteur ébauche les contours du pays yougoslave, entre tradition et modernité, quand ses frontières se partageaient encore entre Serbie, Bosnie Herzégovine, Croatie ou Macédoine.



Ainsi se compose le recueil des « Contes de la solitude », au gré de ces apparitions à la fois espérées et inopportunes dont Ivo Andrìc se fait l’émissaire, le porte-parole, le dernier écho avant l’engloutissement irrévocable dans les vapeurs de l’au-delà.

Des personnages qui « n'appartiennent pas à la même époque ni par leur destin ni par leurs origines », qui « sont de partout et de toutes les sortes » et qui jaillissent des affres de la solitude et de l’oubli pour livrer en témoignage la part d’individualité propre à chaque tempérament, laquelle, paradoxalement, offrira une fois le livre refermé, l’esquisse d’une physionomie universelle, entre joie et chagrin, entre force et faiblesse, entre ombre et lumière.



Le Prix Nobel de Littérature 1961 clôt ce recueil empreint d’humanité par une peinture de la ville de Sarajevo, dont les pierres portent la marque de deux mondes distincts, entre Orient et Occident, entre le sceau festonné apposé par la domination ottomane et la droiture sévère du cachet austro-hongrois, deux visages qui ont su parfaire et unir leurs différences en symbole fraternel en devenant emblématique d’une cité.

Cet écrivain qui a su si bien décrire les haines entre confessions et nationalités rivales ainsi que la complexité des rapports humains, serait certainement heureux de constater que cette ville, qui a subi les foudres et les sévices d’une guerre fratricide, ait réussi à panser ses blessures, se relever et s’offrir aux touristes dans la dignité et la beauté.



Mais qu’aurait pensé l’homme qui a construit le « Pont sur la Drina », face aux eaux troubles d’un fleuve devenu l’un des plus grands charniers d’Europe ? Sans doute, s’il avait encore vécu dans les années 1990, aurait-il eu le cœur brisé de voir son pays déchiré de guerres intestines, et sa ville de Višegrad défigurée par les massacres et les exécutions.

A l’heure où le cinéaste Emir Kurturica s’est allié l’amitié et le soutien du nationaliste serbe Milorad Dodik, le président de la petite république Srpska dont les airs amicaux camouflent mal l’idéal de sang pur et l’encouragement à la purification ethnique…à l’heure donc où Emir Kusturica oblitère la mémoire génocidaire pour financer la construction, sur des lieux de torture et de déportation, d’une ville dédiée au grand écrivain, il est bon de souligner qu’Ivo Andrìc a toujours espéré une « Yougoslavie » solidaire et unie, construite sur la paix et l’entente entre les peuples. En ce sens, son œuvre ne devrait pas être réquisitionnée à des fins autres que littéraires, artistiques ou culturelles.



http://www.larevuedesressources.org/emir-kusturica-et-la-mise-en-scene-de-l-oubli-d-un-genocide,2512.html

Commenter  J’apprécie          534
La chronique de Belgrade

La Fondation Ivo Andric de Belgrade, les Éditions des Syrtes et le traducteur Alain Cappon ont fait du beau travail en publiant, en mars dernier, un recueil de 8 nouvelles du Prix Nobel de 1961, dont 5 pour la toute première fois en Français.



Ces nouvelles écrites entre 1946 et 1951 couvrent, en fait, toute la période mouvementée de sa ville à partir du début du siècle précédent jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Cette approche historique est essentiellement basée sur le vécu des simples gens, ou en d’autres termes sur les implications des événements historiques cruciaux, telle l’annexion de leur pays par l’Autriche, la Première Guerre mondiale, l’attentat de Sarajevo, l’invasion nazie et la Deuxième Guerre mondiale... sur leur existence de tous les jours.



Les nouvelles sont de longueur fort différente, allant d’à peine 6 pages pour la 6ème nouvelle "Destructions" à 124 pages pour la numéro 2, intitulée "Zeko".



La première nouvelle "Portrait de famille" brosse le portrait peu flatteur de Natalija Kamenković, surnommée Dame Nata, et son pauvre époux, Maître Nikola Dimitrijević.

La Nata, descendante d’une famille riche et puissante, transforme son mari, d’origine défavorisée, d’un homme vivant en un bien immobilier. "Car, à ses yeux, ce qu’elle pense est la vérité, ce qu’elle dit fait loi, et ce qu’elle fait est juste."



Est-ce que la naissance de leurs 2 filles, des problèmes de santé de Dame Nata et les efforts de soumission de Nikola changeront un tout petit peu le calvaire de ce dernier ou faudrait-il toute autre chose ?



Dans le court roman "Zeko" de 1948, Ivo Andric nous présente une femme du même acabit que Dame Nata : au cœur sec et à l’intelligence limitée, hargneuse, arrogante et malveillante. Heureusement pour le lecteur, Margita Katanić, 49 ans et 90 kilos, ne fait que de rares et brèves apparitions dans le récit.



Elle est cependant présente dans le fond comme menace et danger permanent pour son infortuné époux Isidor, connu comme Zeko. Un homme tranquille et effacé.



Pour échapper à la terreur domestique, Zeko se réfugie de plus en plus souvent le long de la rivière la Save, un affluent du Danube (au même nom que l’affluent de la Garonne en France), où il rencontre un tas de gens, certains plutôt pittoresques, et où il est apprécié.



Est-ce que le bombardement de Belgrade par les nazis du 6 avril 1941 et la terrible guerre qui s’ensuit, permettront à Zeko de se libérer de l’emprise maléfique de son dragon et de trouver enfin le chemin d’un bonheur paisible ?



C’est surtout dans cette nouvelle que j’ai retrouvé la maestria du grand écrivain qui m’avait tellement impressionné par son inoubliable chef-d'oeuvre "Le pont sur la Drina" de 1945.



Dans une postface de quelque 14 pages, le traducteur Alain Cappon offre une analyse originale de "l’image de la femme dans La Chronique de Belgrade".



L’illustration de couverture "Voiture ivre" est de la main du peintre Marijan Detoni (1905-1981), originaire de Zagreb, et date de 1935.



Commenter  J’apprécie          520
Le pont sur la Drina

Ce roman est une fresque qui s’étale sur près de quatre siècle, centrée non pas sur un, ni même des personnages, mais autour d’un pont. Au début j’avais l’impression de lire des récits sans autres liens entre eux que le pont et la ville de Višegrad mais, au fil du temps, on retrouve les descendants de tel ou tel personnage, des références à des événements antérieurs et l’ensemble fait sens et devient cohérent. L’histoire du pont commence avec l’enfance du futur grand vizir Mehmet Pacha Sokolovitch, serbe de Bosnie enlevé aux siens dans le cadre de l’« impôt du sang ». Devenu grand vizir il fit construire à Višegrad un pont sur la Drina qui jusque là ne pouvait être traversée que par bac. Le ton d’Ivo Andric est celui d’un historien qui nous raconte l’histoire de la construction du pont et, avec un grand talent de conteur, quelques légendes locales liées à celui-ci. A cette époque le pont relie les peuples de l’Empire ottoman, l’Orient et l’Occident, les musulmans comme les chrétiens. A Višegrad les habitants, qu’ils soient musulmans, serbes (orthodoxes), juifs sépharades ou tsiganes sont solidaires lors des crues de la Drina et cohabitent sans conflits le reste du temps. A partir du XIXème siècle l’Empire ottoman s’affaiblit peu à peu, la province de Serbie se soulève et la présence militaire turque se fait plus grande à Višegrad et sur le pont, très près de la nouvelle frontière. Le quotidien des habitants change cependant très peu. Plus tard un protectorat sur la Bosnie-Herzégovine est accordé à l’Autriche-Hongrie, et la ville occupée se transforme, sous les yeux de la population qui ne comprend guère le sens des réformes. En 1908 l’Autriche-Hongrie annexe purement et simplement la Bosnie-Herzégovine, s’ensuivent les guerres balkaniques, l’attentat de Sarajevo et la guerre de 1914 au cours de laquelle les austro-hongrois font sauter le pont pour repousser l’avancée des Serbes. D’un bout à l’autre du roman le pont est le témoin, muet et imperturbable de l’Histoire. De lieu de rencontre et de communication, symbole d’unification, il devient symbole de division car à chaque fois qu’il y a une crise politique, les armées empêchent les populations de se retrouver en son centre comme elles le faisaient naguère. La fin est pessimiste, ce qui est peu étonnant sachant qu’Ivo Andric a écrit son roman en 1942, sous l’occupation allemande de Belgrade. Du temps de la Yougoslavie les côtés positifs (et surtout la solidarité ancestrale), présents aussi dans le roman, pouvaient ressortir, mais depuis les années 90 c’est plutôt l’explosion du pont qui reste en mémoire quand on referme le livre.

L’écriture est colorée, donnant chair à toute une galerie de personnages dont les vies se succèdent dans le grand récit de l’histoire du pont, de Višegrad et un peu, des habitants de Bosnie. Il fallait bien un grand conteur pour faire tenir tout cela en moins de 400 pages. Pour moi ce roman assez atypique et difficilement classable a été une très belle découverte !
Commenter  J’apprécie          520
Le pont sur la Drina

Je n'avais jamais entendu parler d'Ivo Andrić (1892-1975) avant que mon stagiaire ne me parle du livre qu'il était en train de lire. Auteur yougoslave, Ivo Andrić a reçu le prix Nobel de littérature en 1961.



‘Le pont sur la Drina' (1945) est un roman historique qui raconte les événements qui se sont succédés aux abords du pont Mehmed Pacha Sokolović à Višegrad (aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine) dont la construction a été achevée en 1571.



Incursion dans l'histoire tourmentée des Balkans (fin 16e jusqu'à la Première Guerre Mondiale), j'ai trouvé intéressant que l'auteur s'attache plus à montrer les effets de l'Histoire sur la vie quotidienne des habitants plutôt que d'entrer dans des détails de contexte.



J'ai été particulièrement conquise par l'écriture d'Andrić que j'ai trouvé sublime. Comme l'a écrit Pascale Delpech, l'auteur « déroule le fil des légendes pour démêler le vrai et l'inventé, brosse des portraits, raconte des histoires édifiantes gravées dans la mémoire collective, montre dans son inébranlable continuité la lutte de l'ancien et du nouveau. »



Plus de quatre siècles se sont écoulés et le pont est « toujours là, égal à lui-même, arborant l'éternelle jeunesse des grandes oeuvres conçues avec génie, lesquelles ignorent ce que vieillir ou changer veut dire et ne partagent pas, du moins semble-t-il, le destin des choses éphémères de ce monde. »



Le pont est un personnage à part entière, il a été inscrit en 2007 au patrimoine mondial de l'Unesco (https://whc.unesco.org/fr/list/1260/).













Challenge XXe siècle 2023

Challenge multi-défis 2023 (61)
Commenter  J’apprécie          482
Le pont sur la Drina

La littérature comme levier de perception de nouveaux mondes : voilà ce que m'inspire ce riche roman de Ivo Andric, auteur nobelisé en 1961 dont je n'arrive pas à saisir s'il est bosniaque, croate ou serbe puisque yougoslave n'a plus cours, en tout cas un auteur qu'on pourrait qualifier de pan européen par son oeuvre et son action diplomatique, bien qu'il ait fui toute publicité et reste méconnu de ce côté de l'Europe.



Au coeur de ce roman, un pont, construit sur la Drina à la frontière de l'Orient et de l'Occident. Et sur ce pont immuable, quelques générations d'hommes qui ne font que passer au cours de quatre siècles.

Une trame romanesque simplissime, mais brillamment exécutée dans un récit vibrant qui raconte l'histoire à hauteur d'homme, depuis la construction du pont par la puissance ottomane au 16ème siècle jusqu'à l'effondrement de l'empire austro-hongrois qui lui a succédé.

Par une succession de scènes construites comme de magnifiques peintures vivantes, l'auteur éclaire la destinée de cette ville du bout d'un monde aux cultures et religions mêlées, serbes, croates, musulmans, juifs, chrétiens cohabitant en bonne intelligence sous les dominations successives, vivant les joies et les drames de la vie autant à l'échelle de la ville qu'à celle de l'histoire qui au fil des siècles accélère le rythme et les aspirations nationales.

Même si le rythme du récit ne permet pas de s'attacher véritablement à des personnages qui à peine évoqués disparaissent au profit de la génération suivante, je n'ai pas lâché ce roman passionnant, qui m'aura beaucoup éclairé sur une région dont l'histoire et la géographie sont, plus qu'ailleurs, intimement liées.

Commenter  J’apprécie          431
Le pont sur la Drina

Excellent conteur, Andric, au travers d'anecdotes, de faits historiques, vizir, bourreaux ou vagabonds célèbres accompagnant la construction et la vie du pont, laisse transparaître l'histoire de ce carrefour entre Serbes, Musulmans, Juifs, Turcs.



Construit en 1550 sous le vizir Mehmed pacha Sokoli, jeune Serbe enlevé par les Turcs pour en faire un janissaire, le pont passera de la cruauté turque aux réformes sous l'occupation autrichienne puis menacé début 1900 par les nationalistes serbes.



Comme j'aimerais qu'on me raconte ainsi mon village, ma Hesbaye!

Commenter  J’apprécie          431
La Chronique de Travnik

C'est un superbe voyage que nous offre Ivo Andric dans cette "chronique de Travnik", un voyage qui se situe très exactement entre 1806 et 1814.



Personne ne vous en voudra si vous ne situez pas tout de suite Travnik sur le globe ; c'est en Bosnie, un territoire alors gouverné par les Ottomans. En Europe, Napoléon Ier conquiert toutes les terres qu'il convoite, son général - et futur maréchal - Marmont occupant la Dalmatie qu'il gère depuis Split.



La Bosnie occupe alors une place stratégique sur la carte diplomatique de l'Europe comme sur celle des échanges entre Orient et Occident. Pour cette raison, un consulat français est ouvert à Travnik et un consul, en la personne de Daville, arrive bientôt dans cette bourgade serrée au creux d'une gorge humide. Les Autrichiens, ne voulant pas être en reste, ne tardent pas à y implanter à leur tour un consulat...



Travnik, trou perdu, est d'un enjeu insoupçonné pour nous autres, gens du XXIème siècle ayant presque tout appris de l'époque napoléonienne sur les bancs de l'école et pourtant, dans l'Europe conquise ou partagée entre gouvernements, cultures et religions, chaque place et chaque ville comptent.



Grâce à la plume superbe d'Ivo Andric, c'est le monde complexe des Balkans qui se dévoile au regard d'un lecteur souvent surpris et interrogatif. En même temps que Daville, nous faisons le dur apprentissage d'un territoire à la fois chrétien et turc où catholiques, orthodoxes et musulmans cohabitent avec plus ou moins de bonheur.



Ce roman, joli pavé de près de 700 pages, est véritablement écrit à la manière d'une chronique car, année après année, nous suivons une poignée de personnages, la plupart étrangers à cette terre ingrate et peu accueillante, dans leur installation et leur mission. de longues phases descriptives indispensables à la bonne compréhension de la mentalité bosniaque alternent avec des phases plus animées d'action.



Un coin du monde à (re)découvrir ; un auteur à ne pas laisser passer.





Challenge NOBEL 2013 - 2014

Challenge PAVES 2014 - 2015

Challenge AUTOUR DU MONDE
Commenter  J’apprécie          430
Contes au fil du temps

"J’écoutai longuement deux Tsiganes – une trompette et un violon – qui avaient soudain surgi comme s’ils tombaient du ciel, et qui jouaient et chantaient des airs hongrois et des valses viennoises suivis de chants bosniaques et macédoniens avec l’accent de Voïvodine."

La voilà, la poudrière des Balkans : un mélange de cultures, de langues, de traditions, concentré sur un petit espace montagneux où la vie pourrait être aussi douce que dans l’Italie d’en face.

Mais non, faut que ça conquiert, que ça se batte, que ça se venge, faut succomber les armes à la main.

Désespérant.

Dans cette quinzaine de nouvelles, Ivo Andrić nous éclaire sur la source de cette furie guerrière : une longue histoire de haine, de nationalismes, de revanches ; des histoires de provocations et d’honneur bafoué, des histoires bien virilistes dans lesquelles les armes et la violence semblent une composante des personnalités masculines.

Et puis il y a les femmes.

Dans "Le tapis", c’est une mère qui rappelle à son fils où devrait se placer sa dignité. Dans "Les voisins", mademoiselle Mariana cesse brutalement de servir la soupe à son vieil ami vaniteux, et ça fait des étincelles.

Et les enfants ! En quelques pages, Ivo Andrić nous immerge dans le sentiment d’injustice ("La fenêtre") ou dans l’angoisse de la punition à venir ("Le livre").

Autant j’ai eu du mal avec les nouvelles "masculines", autant celles des enfants m’ont touchée. Mademoiselle Mariana m’a fait rire aux larmes, et une certaine paire de mocassins rouges ("Le jeu") m’a bien égayée aussi.

Impossible en tout cas de rester insensible à l’univers d’Ivo Andrić.

Traduction de Jean Descat.



Challenge Globe-trotter (Serbie)

Challenge Nobel

LC thématique novembre 2023 : "Videz vos PAL"
Commenter  J’apprécie          427
Innocence et châtiment

Encore un hasard heureux... Un livre à prix réduit pour un auteur serbo-croate inconnu de moi et dont j'apprends, stupéfaction,...qu'il a été prix Nobel de littérature en 1961!! Je me suis donc informée sur lui. D'origine pauvre,témoin et acteur des bouleversements de son pays d'origine , la Bosnie, il sera à la fois ambassadeur et écrivain, discret, mais superbe conteur.



Ce sont ici des nouvelles, extraites, comme nous le précise le traducteur, dans le postface, du tome 9 de ses oeuvres complètes, un volume intitulé " Deca-Les enfants". Le titre " Innocence et châtiment" est tout à fait bien choisi car comme l'écrit l'auteur au début de la première nouvelle, " Le livre", " il s'agit de ces incidents minimes, invisibles et néanmoins funestes qui brisent ces petits d'hommes que nous nommons des enfants, et que nos aînés, tout à leurs propres soucis, vivent sans problème, ou même sans s'en rendre compte."



Oui, chaque nouvelle ( sauf la dernière, curieuse version de la chèvre de Monsieur Seguin) met en jeu un enfant encore pur, naïf, confronté à la peur, aux difficultés, aux cauchemars, à la violence aussi. Un événement va le transformer, souvent le durcir, le culpabiliser.



J'ai trouvé remarquable l'écriture, chaque mot est juste, pesé, et rend admirablement les angoisses, les pensées intimes de ces enfants malmenés par la vie ou dans l'incompréhension du monde des adultes. Le sens aigu de la psychologie m'a fait penser à Stefan Zweig. La première," Le livre" ,est ma préférée, pauvre enfant qui ne sait comment restituer un livre emprunté et abîmé par accident... Mais j'ai aimé aussi toutes les autres, notamment la poésie onirique de " L'excursion", le jeu dangereux de "La tour", le mystère autour d'un mot dans " Fâché avec le monde" ( cela m'a fait penser au fameux " presbytère " de Colette...)



J'ai eu un plaisir immense à découvrir cet auteur et je compte me lancer dans la lecture du plus connu de ses livres " Le pont sur la Drina".

Commenter  J’apprécie          410
L'éléphant du vizir

Ivo Andric est un auteur que j’ai découvert il n’y a pas si longtemps et dont je ne me lasse pas. Se romans racontent des histoires plus grandes que celle des destinées humaines. Les hommes ne constituent que des engrenages, des moteurs qui propulsent l’action et qui la subissent. Cela ne signifie pas qu’ils sont sans importance, mais quelque chose les dépasse. Le destin? Bref, tout est lié. Les destinées humaines, elles sont ancrées, intrinsèquement liées au milieu où elles C’est également le cas avec ce recueil de nouvelles, L’éléphant du vizir. Chaque nouvelle propose un monde, un univers dans lequel un réseau d’histoires individuelles et collectives sont intriquées. Malgré cela, tout est simple, comme si ces histoires ne formaient qu’un tout. De toutes façons, on se laisse porter par les événements et, surtout, par la merveilleuse plume évocatrice d’Ivo Andric. En effet, il raconte des lieux : une église, un quartier, une ville, une rivière. Et ces lieux sont habités par des individus. Ils grandissent, vieillissent, meurent et sont remplacés par d’autres. Ainsi va la vie. Mais Andric raconte surtout son pays, malmené par l’actualité ces dernières décennies. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. La Bosnie/Serbie est belle, riche et son histoire complexe se prête à mille récits : les traditions catholiques et orthodoxes, l’occupation ottomane, l’implantation de l’islam, la présence autrichienne… Quel creuset de cultures, terreau fertile de récits! Y voyager (par la plume d’Andric) est un privilège.



Malgré qu’il sache s’attarder à des faits épiques, Andric sait porter attention aux petits détails du quotidien, à des éléments plus pittoresques, voire comiques. Le meilleur exemple, c’est la première nouvelle, L’éléphant du vizir. Un gouverneur aux gouts excentriques, un animal exotique venu de loin, des serviteurs qui malmènent la créature imposante et le tournent au ridicule, un pachyderme s’excite et piétine les étals des marchands avant de dépérir, etc. Et tous ces habitants qui s’en prennent à l’éléphant, déchainant sur l’animal la colère qu’ils éprouvent à l’endroit du gouverneur cruel. Ça a un côté tragi-comique. Ça semble farfelue mais j’ai ressenti la mélancolie du vizir (malgré sa cruauté), la solitude de l’éléphant puis la curiosité et l’inquiétude des habitants. Et c’est en grande partie grâce à cette attention aux détails dont je faisais mention plus haut. Ce vizir, plus ou moins craint, se réfugie dans des collections de calames, de plumes d’oiseaux, dans un recueil de poèmes persans et arabes richement calligraphié. Tous ces détails n’étaient pas absolument nécessaires mais ils forment des couches ajoutant à la crédibilité (et à la charge émotive) qui s’en dégage. Ce vizir meurt, on se dépêche de l’oublier et on attend le prochain gouverneur. On apprécie alors davantage cette atmosphère nostalgique, cette réflexion à propos du leg qu’on laisse derrière soi, de l’ironie de l’existence.



Gens d’Osatitsa, la deuxième nouvelle, me laisse le même effet. L’auteur passe dix pages à décrire l’histoire de la ville, la répartition des quartiers entre chrétiens et musulmans, l’érection de l’église et de son clocher. On se laisse porter par cette histoire, les légendes qui y sont rattachées, etc. On en vient à se demander si cette ville est réelle, si elle est inventée, ou si n’est que la pointe d’un monde mythologique oublié il y a longtemps et qui se réveille tranquillement. Tout pour en arriver à l’histoire de saoulons qui tentent de grimper le clocher et à un évêque offusqué qui en profite pour surenchérir dans sa querelle avec le pope. Et cela finit entre les mains du préfet, comme un problème. Le ridicule côtoie l’épique.



Je ne passerai pas à travers toutes les nouvelles de ce recueil. Certaines prennent un accent anecdotique, intimiste. Mais là encore, la magie d’Andric opère. Peut-être pas autant, mais tout de même suffisamment.
Commenter  J’apprécie          392
La Chronique de Travnik

L’an passé, j’ai lu Le pont sur la Drina que j’avais adoré. Il y avait un petit quelque chose dans la plume d’Ivo Andric qui m’avait plu. Je me suis lancé dans un autre de ses romans, La chronique de Travnik. Son sujet et son style me faisaient penser à l’autre. Pas vraiment de protagoniste, plutôt un groupe de personnes qui évoluent dans un lieu retiré, presque saisi dans le temps. En effet, en 1806, Napoléon 1er occupe la côte dalmatienne mais convainc le sultan ottoman de le laisser ouvrir un consulat en Bosnie afin de favoriser les rapprochements et les échanges commerciaux. Évidemment, l’Autriche rivale emboite le pas. Mais, étrangement, ce n’est pas Sarajevo qui est choisie mais plutôt une petite ville tranquille, Travnik.



Les consuls de ses deux pays, leurs familles, leurs employés, les dignitaires ottomans, quelques juifs, moines et marchands locaux (un mélange de catholiques et d'orthodoxes) mais surtout la populace, anonyme et hostile. Tous ces personnages entrent en interaction, s’épient, se moquent les uns des autres, s’entraident, apprennent à se connaître ou restent dans l’incompréhension, etc. Et, à travers eux, c’est le destin tragique de Travnik que l’on découvre, une bourgade isolée qui se reçoit un honneur inouï (ou une chance) pour disparaître presque aussitôt à nouveau dans l’oubli. Et elle le restera jusqu’à ce qu’Ivo Andric la fasse revivre sous sa plume claire, limpide et riche à la fois. À cela s'ajoute un peu d’aventure, un soupçon de romance et de grandes portions d’humour intelligent étalées sur des descriptions minutieuses. Une recette bien équilibrée !



Pendant ma lecture de La chronique de Travnik, deux ou trois éléments m’ont légèrement déplu, je lui ai trouvé quelques longueurs et certains personnages me paraissaient quelque peu caricaturaux. Et j’aurais souhaité davantage de descriptions de lieux. Après tout, le protagoniste est la ville elle-même. Ceci dit, dans l’ensemble, j’ai assez bien apprécié. Les personnages étaient marquants, qu’ils soient drôles ou sérieux, impossible de rester neutre à leur endroit. Le sort qui leur était réservé ne pouvait que toucher ou révolter. Au final, c’était un joli voyage dans le temps qui faisait découvrir l’Europe sauvage (pour l’époque) et les mœurs des gens qui y vivaient. Et, tant qu’à y être, les stéréotypes et les préjugés des Français et des Autrichiens.
Commenter  J’apprécie          370
Le pont sur la Drina

Voici un livre dont le héros n'est ni un valeureux guerrier, ni une belle princesse, ni une pauvre orpheline, ni un gamin des rues débrouillard et facétieux, ni même un animal, comme parfois, mais un pont.



Le pont sur la Drina est un livre difficile à défendre quand on l'a bien aimé - ce qui est mon cas - même si cela peut paraître complètement paradoxal.



En effet, le pont sur la Drina est l'exemple typique du "livre dans lequel il ne se passe rien" : pas de passion amoureuse contrariée, pleine de larmes et de sanglots déchirants, pas de grande épopée guerrière retentissante du fracas des armes et des cris des blessés, pas de récit fabuleux peuplé de créatures étranges et fantastiques.



Son auteur, Ivo Andric, nous raconte l'histoire d'une bourgade de Bosnie depuis le milieu du XVIè siècle jusqu'aux années de la première guerre mondiale.



Il commence son récit alors que la région est sous la domination des Ottomans et que, afin de contrer les caprices de l'unique passeur permettant de traverser la rivière - la Drina - les autorités turques décident de la construction d'un pont qui permettra de relier les deux rives et sera ainsi le trait d'union entre la Bosnie et la Serbie, entre l'Orient et l'Occident.



C'est la construction de ce pont qui nous est d'abord contée. Pas un simple pont de bois, mais d'emblée un immense pont de pierre, solide et majestueux, au centre duquel un espace - la kapia - tient lieu de place du village : les habitants s'y retrouvent pour flâner, bavarder, rêvasser, profiter de la tiédeur du crépuscule ou de la douceur d'une nuit d'été.



Du reste de la ville, Ivo Andric ne nous dira pas grand chose au fil du roman ; c'est par le biais du pont et de la kapia, qu'il nous narre comment la bourgade devenue ville au fil du temps, et surtout sa population, ont vécu les soubresauts de l'Histoire dans cette région au coeur de l'Europe.



A travers son récit et la vie des habitants les plus singuliers, on découvre comment les communautés (chrétiens, musulmans, juifs) cohabitent - ou se heurtent - et s'adaptent aux évolutions politiques mais surtout culturelles qui impactent le territoire.



Le pont sur la Drina est un livre calme, qui nous change de la fureur de certains ouvrages, pleins des horreurs de la vie et des tourments et du désespoir de leurs personnages.



Cependant, ne vous y trompez pas, le pont sur la Drina n'est pas un livre soporifique pour autant, mais un livre pour se reposer des émotions brutales, peur comme passion, que souvent suscite en nous l'écriture des auteurs de nos lectures habituelles. Un répit bienvenu.









Commenter  J’apprécie          356




Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Ivo Andric (734)Voir plus

Quiz Voir plus

Philip Roth ou Paul Auster

La tache ?

Philip Roth
Paul Auster

10 questions
4 lecteurs ont répondu
Créer un quiz sur cet auteur

{* *}