AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Jean Carrière (93)


[...] ... Evidemment, cet incident ne se serait pas produit, ni la suite, si le vieux maniaque n'avait retardé la fermeture du cercueil en voulant boucher cette fente de crainte qu'elle ne fasse mauvais effet sur d'éventuels clients. Les sept ou huit personne qui attendaient dans la cuisine étaient montées à leur tour, ainsi que M. Barthélémy et, derrière lui, se tenant sur le pas de la porte, blanc comme un linge et à moitié mort de peur, le jeune boiteux. Grand silence, comme tout à l'heure et dehors, grand concert d'insectes : des millions d'élytres proclamant le noir triomphe de l'été (sur de longues aires calcinées comme de hauts plateaux d'Ethiopie, des glaives, des pinces, des couteaux-scies, des mandibules, des machines de guerre, des combats sans merci de chevaliers-homards, des génocides à la gloire d'un dieu minotaure). M. Barthélémy, un peu défraîchi par l'algarade de l'escalier, et atteint dans son prestige, paraissait avoir brusquement vieilli de plusieurs années. Il avait retiré ses lunettes pour les essuyer et on ne voyait plus que ses yeux de myope, des yeux rapetissés, aux paupières chiffonnées et légèrement enflammées. Dépouillé de l'emblème de son autorité, il avait l'air nu, flétri, vulnérable : une huître sans coquille. A la fin, le docteur avait pris la veuve par le bras : "Maintenant, ça suffit comme ça," et il avait ordonné aux deux zèbres de boucler la caisse. Au moment où le vieux s'apprêtait à enfoncer les vis, la veuve s'était penchée vers lui et elle lui avait dit quelque chose à l'oreille ; le vieux avait paru interloqué et il l'avait regardée d'un drôle d'air ; elle lui avait parlé de nouveau doucement à l'oreille, alors il avait hoché la tête et dit : "Bon, d'accord, on va essayer" ; il avait retiré les vis une à une ; les gens retenaient leur respiration et se regardaient sans comprendre ; ils se demandaient ce qui allait arriver, et si la veuve n'était pas subitement devenue folle. Non, elle désirait simplement récupérer le drap, et le vieux s'était exécuté devant une assistance pétrifiée ; par bonheur, la manœuvre avait été facilitée par le fait que le drap s'était presque entièrement roulé au-dessus du corps quand on avait fait basculer celui-ci dans la bière : le vieux n'avait eu qu'à tirer dessus en soulevant le couvercle ; elle le lui avait pris aussitôt des mains, comme on fait avec du linge sale qui traîne lorsqu'un visiteur fait irruption inopinément, et l'avait fourré en boule sous le lit ; M. Barthélémy avait tiré son mouchoir et il l'appuyait discrètement contre le bas de son visage ; d'ailleurs, d'autres personnes en faisaient autant. Il est certain qu'il fallait avoir le cœur bien accroché pour ne pas rendre ses tripes. ... [...]
Commenter  J’apprécie          10
Les Français vont devoir passer par où les chats s'étranglent pour connaître la valeur de la démocratie. (73)
Commenter  J’apprécie          11
… « plus personne au sud de la Loire » : encore une de ses obsessions favorites, celle-là semée au fond de sa petite enfance par un père affamé de surprises, et qui lui avait conté comment, au temps d'une de ces pestes qui détruisaient la moitié de la population d'un continent, un mur d'une longueur démentiel (il allait, ou peu s'en fallait, de l'Espagne à l'Italie) avait été élevé par ordre du roi, isolant les régions méditerranéennes, et le long duquel patrouillaient nuit et jour des vigiles qui empêchaient les pestiférés de quitter leur enfer et de communiquer cette pourriture au reste du royaume. Durant plus d'une année, nul n'avait pu porter secours aux habitants des territoires infestés. Ce blocus impitoyable avait complètement paralysé la vie, laissant les survivants terrés dans des grottes ou des caves s'entretuer pour une poignée de farine, au milieu d'un désordre et d'un abandon innommables, champs repris par les herbes folles, chemins et routes embarrassés de ronces...

2182 - [Le Livre de poche n° 5427, p. 396/397]
Commenter  J’apprécie          10
Goûter une seule fois à l'inoubliable réalité du monde équivaut à l'exil. A l'exception peut-être de la poésie, qui elle voit les choses à l'endroit, se nourrit de cette réalité perdue et refuse de tremper dans la mascarade générale, la plupart des gens se dépêchent de liquider leur enfance comme on congédie proprement et poliment un empêcheur de danser en rond - ou de la rendre inoffensive en la classant dans la rubrique des regrets charmants.

1851 - [Le Livre de poche n° 5427, p. 349]
Commenter  J’apprécie          10
Le roman est là pour prendre le relais, et fournir à notre état civil les violences, les péripéties, les démesures qui lui conviennent et qui sont finalement les siennes, mais irréalisées, à l'état d'ébauche. En transposant nos balbutiements dans le définitif, l'achevé, la réalisé, le roman donne à notre destin les dimensions et la densité que la vie lui refuse, et il devient un acte de notre vie, il s'incorpore à notre vie, il ne nous délivre de rien, il nous prend en charge là où nous ne sommes plus capables de le faire nous-mêmes. (765)
Commenter  J’apprécie          10
Une funèbre évidence profita de sa torpeur pour assaillir sa conscience neutralisée et se glisser en lui, telle un serpent. C'était que tout cette affaire entre les hommes et l'Invisible (qui gouvernait à peu près tout depuis toujours) reposait sur du vent, et que les gens les plus sains d'esprit confiaient leur destin à l'expression la plus subtile de la démence. Une histoire de fou, en somme, une incroyable histoire de fou, un terrifiant gâchis, un irréparable malentendu, quelque chose qui n'aurait pu être qu'une maladie de croissance de l'espèce, une tare contemporaine de sa puberté, et qui était devenu une seconde nature, une institution universelle, une irrémédiable maladie mentale.

1661 - [Le Livre de poche n° 5427, p. 57]
Commenter  J’apprécie          10
Plus attentif et plus ouvert aux secrets et aux surprises de la nuit qu'un renard en maraude, il lui semblait qu'aussitôt quelque chose en lui s'ébrouait, s'ensauvageait de neuf : il ne résistait pas à l'envie de vagabonder longuement en solitaire à travers ce monde d'étoiles, de pierres, de plantes, de bêtes qui l'absolvaient un peu de la faute d'appartenir à l'espèce humaine. (520)
Commenter  J’apprécie          10
Le paysage avait des dimensions étonnantes; on avait beau tourner la tête de tous les côtés, il n'y avait pas moyen de tout embrasser : la limpidité de l'atmosphère détachait ses plans successifs et leur donnait une profondeur et une netteté sans réplique dans les régions écrasées au sol. On n'entrait pas dans les montagnes, c'étaient les montagnes qui entraient en vous, qui déployaient leurs grands espaces et leurs forêts dans le petit cabinet noir du cerveau : on en avait plein les yeux, on en était rempli jusqu'au fond de soi-même. (475)
Commenter  J’apprécie          10
Le monde autour de lui continuait à vivre sur sa lancée personnelle qui n'était pas celle des hommes, insoucieuse et sans projet, tout entière dans la gloire d'un instant de création qui durait depuis quelques milliards d'années. (296)
Commenter  J’apprécie          10
Des animaux, se dit le docteur, la ressemblance parfois est frappante ; nous sommes des animaux.
Commenter  J’apprécie          00
Eh bien quoi la pauvreté ? Vous avez tous ce mot-là à la bouche. Comme s'il ne vaut pas mieux manger une cèbe assis devant sa porte et en étant un homme libre, que de se nourrir de langouste en prison ; car enfin, ne me dites pas que ces gens-là ne sont pas en prison.
Commenter  J’apprécie          00
L'espace d'un éclair, il … imagina (la jeune fille) très bien en bétail de bordel, fausse maigre brûlante, bas chair, jarretière tapageuse, musc aux aisselles, charbon aux yeux, ébouriffant sa toison plantureuse, accroupie dans une position et sous un éclairage litigieux... Comme quoi le désir ne doit pas se contenter de chevaucher ces idées toutes faites que sont les jolies femmes, mais aller jusqu'au crapuleux, le baroque, l'inédit, le farfelu pour remettre en service des réformées définitives. Moralité : il n'y a pas de femmes laides, il n'y a que des hommes sans imaginations, des boucs à idées fixes.

2199 - [Le Livre de poche n° 5427, p. 436]
Commenter  J’apprécie          00
Ce n'était pas la première fois que Julien surprenait sur lui-même, en lui-même des gestes, des répliques, des réactions, des attitudes calqués sur son père, hérités de lui comme des empreintes dans lesquelles venait se couler sa propre personnalité. Autrefois, ces phénomènes, dans leur pure matérialité, auraient accentué l'amertume et la dérision que lui inspirait la fin lamentable promise à l'être humain. « Tu es tout le portrait de ton père ! », s'exclamait parfois madame Jourdan, l’œil embué d'une timide lueur de consolation qui navrait Julien. Survivre dans ses enfants, dans leur souvenir, leur physionomie, leurs attitudes lui semblait une compensation escroquée à la raison par le chagrin, une de ces consternantes supercheries sentimentales qui ne peuvent guère abuser que les âmes faibles, ruinées par la douleur. En tout cas, ce destin post-mortem était à peu près aussi réjouissant que la perspective de ressusciter sous forme de moisissure ou de pâquerette sur la terre trop riche des tombes.

1841 - [Le Livre de poche n° 5427, p. 324/325]
Commenter  J’apprécie          00



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Jean Carrière (406)Voir plus


{* *}