John Fante se rappelle son enfance dans le Colorado. Il avait saisi ses souvenirs sur des pages. Il dit "Je redoute d’être mis à nu par mes propres oeuvres. Je suis certain que les personnages de mes romans ultérieurs trouvent leur origine dans ce texte de jeunesse."
Une lumière, un son, une fragrance, et c’est la mémoire de sa famille qui apparaît…
Svevo Bandini a quarante ans. Il est né dans les Abruzzes en Italie. Là-bas aussi, il fait froid, il neige l’hiver, et pas plus qu’aujourd’hui, il n’aimait ça. En Amérique, il a choisi le Colorado pour terre d’accueil. Il est maçon. Poseur de briques. Il peut aussi bien ériger un chalet comme un palais, et ce n’est pas n’importe quoi ! La saison ne lui permet pas de travailler, alors si de temps en temps il va jouer au poker à l’Impérial, perdre quelques dix dollars, ou si avec les copains, il va boire un coup… faut pas l’embêter ! Maria, sa femme n’a rien à dire. Qu’elle prie Dieu et ses saints en égrainant son chapelet, qu’elle lui fasse des pâtes, et qu’elle s’occupe des gosses ! Lui, Bandini est un homme qu’on respecte parce que ses yeux peuvent parfois être durs, qu’il est fort et qu’il ne tremble pas devant le petit banquier parce qu’il ne peut pas payer les traites de la maison ; il est pauvre.
Svevo chemine vers son foyer, la tête basse, le regard rivé sur ses godillots percés. S’il pouvait, il irait à reculons. Pourtant, il sait bien que sa Maria va le recevoir avec un doux sourire. Elle va prendre tout le froid contre elle et lui offrir sa chaleur. Maria à la peau blanche, si pieuse, si bonne, si amoureuse de son Svevo… Elle va s’entortiller à lui et le calmer. Dio ! la neige est une saleté.
Elle l’attend. Elle est heureuse parce qu’il va rentrer. Elle prie en se balançant dans le rocking-chair. Les enfants sont couchés. Ils en ont trois. L’aîné se nomme Arturo, ce n’est pas un mauvais bougre. Il est révolté, mais c’est de son âge ; quatorze ans. Il est beau, il ressemble à son père. Même force, même caractère frondeur, même entêtement. Le second est plus calme et réfléchi, il veut être prêtre. Il aime se plonger dans les livres de prières, les images sont belles. Il s’appelle August. Quant au petit dernier, Federico, il est comme un poussin, tendre, affectueux, un petit bonheur. Trois garçons, ça fait du bruit, ça remue, mais ils sont son soleil.
Elle est Italienne. Elle n’a jamais voulu continuer ses études comme ses frères et soeurs car elle se voulait femme et mère. Elle a bravé sa famille qui lui interdisait d’épouser Bandini, elle s’est éloignée d’eux. Alors, d’avoir les mains gercées et crevées par les travaux ménagers, de ne pas être vêtue avec distinction comme les modèles des revues, de ne pas avoir tout le confort moderne, d’aller quémander à M. Craik, l’épicier voisin, de quoi manger, allongeant ainsi la liste des dettes, de ne pas pouvoir payer l’éducation de ses enfants, de meurtrir ses yeux sur le raccommodage, et tout ce qui fait de sa vie du poids bien lourd à porter, tout ça ne sont rien comparer à l’amour qu’elle ressent pour son mari et ses enfants.
Elle n’est pas dupe, elle sait ce que ses hommes pensent. Elle connaît leurs rêves et leurs besoins, elle sait qu’ils se sentent perdus, parfois humiliés, mais elle veille et elle prie. Son amour est si pur et si intense.
Arturo a honte. Pourquoi il ne s’appelle pas John ? Où est le rêve américain ? Il déteste son père et il déteste encore plus sa mère.
"Il détestait l’eau et le savon ; d’ailleurs il n’avait jamais compris pourquoi il fallait se débarbouiller tous les matins. Il détestait la salle de bains parce qu’aucune baignoire n’y était installée. Il détestait la brosse à dents. Il détestait le dentifrice qu’achetait sa mère. Il détestait le peigne familial, toujours empâté de mortier à causes des cheveux de son père, et il détestait ses propres cheveux à cause de leurs épis. Par-dessus tout, il détestait son propre visage parsemé de taches de rousseur comme dix milles pièces de cuivre essaimées sur un tapis. La seule chose qui lui plaisait dans la salle de bains, c’étaient les planches amovibles du coin. Car il y cachait Scarlet Crime et Terror Tales.
"- Arturo ! Tes oeufs refroidissent."
Des oeufs. Oh, Seigneur, comme il détestait les oeufs…"
Arturo déteste beaucoup de choses. Un coeur révolté, vexé de leur misère, meurtri que Rosa, sa camarade de classe, le considère comme un voleur et un bon à rien, il traîne sa colère et bien souvent s’abandonne à la violence. Lui aussi est un dur. Son émotion, il la réserve pour la salle de cinéma. Il faut dix cents, qu’il dérobe dans les économies de sa mère, pour la séance. Plus tard, il sera Robert Powell. Il se ressemble, non ?
Une lettre ne tarde pas à arriver, annonçant la venue de Donna Toscana, la mère de Maria. Cette femme est une baleine au tempérament de requin. Son plaisir est de rabaisser sa fille et la famille de celle-ci. Elle mortifie les âmes comme si elle les flagellait. Svevo qui ne la supporte pas, en profite pour s’esquiver, laissant une fois de plus sa femme aux prises de l’inquisitrice.
Bientôt c’est Noël, il fait froid, le garde manger est vide, plus d’argent dans le porte-monnaie, et Svevo qui ne revient pas. Maria l’attend, comme toujours, Maria prie, Maria ne veut pas penser que son mari est dans les bras d’une autre…
Chronique amère, John Fante raconte comment le jeune Arturo voit "l’implosion du couple parental".
Le récit divise l’histoire en trois voix.
La première est celle de Svevo. Il est le mâle italien qui se veut maître de sa famille. Il a le tempérament latin, fougueux, et témoigne son autorité par la force et les cris. On dit que dans tout homme, il y a la part de l’enfant qui réclame la sécurité maternelle. Svevo la retrouve chez Maria, pourtant il se plaint qu’elle ne songe pas à panser les maux de son âme. Svevo est égocentrique et trop orgueilleux.
La deuxième voix est celle de Maria. Elle est le pilier de la maison. Petite créature fragile, douce et docile, elle est vieillie avant l’âge, usée par tant d’ingratitude. Dieu est son seul confident. Dans ses prières, elle s’évade mieux que dans les rêves. Même la nuit, elle est corvéable à son mari et ses enfants. La plus grande faiblesse de Maria est Svevo. Elle l’aime d’une passion incandescente. Alors, lorsqu’elle le soupçonne d’infidélité, sa vie se détruit.
Le troisième intervenant est Arturo. Ce gamin est le moins excusable. Certes, il est plein d’impatience comme un adolescent, mais son aigreur, son agressivité et ses larcins ne font pas de lui un être sympathique. Il est un détonateur que seul l’amour peut désamorcer. Ni enfant, ni adulte, il fuit le giron maternel, puis le recherche dans ses peines. Il faut dire que sa mère a le pardon facile.
L’histoire des Bandini pourrait être aussi une bribe de vie de plein d’autres familles italiennes, irlandaises, immigrées… Des foyers pauvres, des coeurs insolents, un homme qui oeuvre dur la pierre, il bâtit, reçoit une maigre rémunération, il boit, joue, reste avec les copains, est tributaire du temps… une femme qui élève les enfants, qui représente le repos, elle est l’intégrité de la famille, sert de jonction avec Dieu… et les enfants, à la fois héritiers de leurs origines et progéniture américaine.
Ce roman est écrit avec amour, les sentiments sont dans chaque cri, chaque emportement, chaque douleur. Il est charnel, enflammé, les personnages sont captifs les uns des autres, ils forment LEUR famille.
Un très beau livre que je suis ravie d’avoir lu… Je vous le recommande.
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