En conduisant sous nos yeux l’explosion complexe d’une cellule familiale ramifiée, une démonstration drôle, poignante et ultra-performante de la vanité morbide des assignations et des étiquettes de fonction sociale, de rôle familial, de sexe, de classe et de pays d’origine.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/19/note-de-lecture-la-clause-paternelle-jonas-hassen-khemiri/
Depuis 2003 et son premier roman « Un œil rouge » (il avait alors tout juste vingt-cinq ans), au succès public et critique presque instantané, Jonas Hassen Khemiri propose un parcours unique et particuièrement puissant dans les méandres fantasmés du soi-disant choc des civilisations et des bien réels replis identitaires contemporains. Dès son deuxième roman, « Montecore, un tigre unique » (2006), il s’inspire avec une remarquable inventivité de son expérience personnelle, fils d’un père tunisien et d’une mère suédoise, pour examiner de très près tout ce qui gravite autour des questions d’immigration, d’intégration et de paranoïa galopante dans ces domaines. En inventant à chaque fois des angles et des mécanismes prévenant toute redite et tout risque de ressassement, il creuse son vaste sujet en en proposant systématiquement des lectures nouvelles et incisives, au théâtre (avec par exemple « Invasion ! » en 2008, « Nous qui sommes cent » en 2009 ou « ≈ – [Presque égal à] » en 2014) comme en prose (et l’on songe bien entendu aux déjà exceptionnels « J’appelle mes frères » de 2012, qui sera également décliné sur les planches – et que me feront découvrir le moment venu Mélanie Charvy, Millie Duyé et la troupe des Entichés, pour la première mise en scène française de ce moment fou suivant les explosions de bombes à Stockholm en décembre 2010), et « Tout ce dont je ne me souviens pas » de 2015, ce dernier particulièrement rusé dans son approche littéraire.
Avec « La clause paternelle », publié en 2018 et traduit en 2021 chez Actes Sud par Marianne Ségol-Samoy, Jonas Hassen Khemiri, s’il poursuit sa complexe exploration des paramètres volatils du racisme latent et de ses implications au quotidien comme au géopolitique, nous entraîne toutefois dans une direction inattendue même si fortement logique au regard de tout ce qui précède. En compagnie de l’ensemble des cellules individuelles d’une famille suédoise multi-recomposée, dont le patriarche proche-oriental, après son divorce d’avec sa femme suédoise, est à la fois rentré au pays pour y poursuivre ses mystérieuses affaires d’import-export et resté en Suède, où il repasse brièvement tous les six mois, occupant son ancien appartement laissé aux bons soins de son fils, en vertu d’une fort tacite clause paternelle, il s’agit maintenant de passer au crible, avec l’humour parfois noir et la capacité de pénétration qui caractérisent l’auteur, ce qui peut se cacher derrière les assignations et les caricatures automatiques des êtres, au-delà de leurs origines, de leurs sexes et de leurs occupations principales.
Il a fallu à Jonas Hassen Khemiri (et à sa traductrice Marianne Ségol-Samoy, dont on doit à nouveau saluer la justesse et la finesse) un minutieux travail sur la langue, tout au long des 350 pages du roman, pour dégager comme subrepticement, imperceptiblement, mais de manière d’autant plus imparable, la richesse et la complexité des êtres qui se dissimulent sous leurs assignations initiales, fussent-elles éventuellement multiples, et quels que soient les sources de ces injonctions. Père, mari, grand-père, fils, fille, mère, épouse, conjoint divorcé, petit ami, copine, père en congé paternité, mère en rupture de ban : en nous installant au cœur d’un ensemble familial ramifié, potentiellement psychotique comme toutes les familles, comme dirait Douglas Coupland, sans jamais nommer les personnages mais en les laissant se débattre avec leurs fonctions psycho-sociales, Jonas Hassen Khemiri ne se contente pas ainsi de nous offrir une poignante, complexe et drôle affaire de famille, passant en revue de détail les attentes véhiculées, volontairement ou non, intériorisées ou non, sans guère d’égards pour les autres, par tout un chacun et toute une chacune, il concocte aussi une redoutable fusée à étages métaphoriques à propos de préjugés de race, de sexe et de classe, dans une société suédoise contemporaine qui prend sous nos yeux toute sa valeur emblématique européenne – lorsque la caricature des rôles de chacun et de tous font de nous les personnages d’une sale pièce, mortifère et repliée sur elle-même, murée dans des certitudes opposées faisant si volontiers fi de la particularité de chaque être humain, au-delà de ses étiquettes, que d’aucuns voudraient tant considérer comme déjà jouée.
Et c’est bien en refusant les frontières et les délimitations, comme à son habitude, et d’une manière parfois fort proche de celle mise en œuvre par Dominique Dupart dans son récent « La vie légale », en usant de mécanismes que les tenants de la « lisibilité » sacrée voudraient réserver à la littérature expérimentale la plus honnie par eux, que Jonas Hassen Khemiri, à nouveau, dans son théâtre comme dans ses romans précédents, nous prouve la valeur des dispositifs littéraires sophistiqués, enveloppés habilement de simplicité apparente par ses soins, et créée pour nous avec cette « Clause paternelle » une formidable narration du particulier et de l’universel, du savant et du populaire, ô combien salutaire face à la pression permanente de la simplification à outrance, du cataloguage et de l’exclusion réciproque par étiquetage automatique qui habite aujourd’hui nos sociétés.
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