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Citations de Jorge Semprun (455)


Les voitures se garaient le long du trottoir.
Il y eut un bruit de portières ouvertes et fermées à la volée, le déploiement des gardes du corps. Un peu plus loin, un envol titubant de pigeons, sous le soleil de juillet qui prenait la rue en enfilade, l’écrasant d’une lumière plombée.
Nous étions arrivés.
Je regardais autour de moi, je n’en croyais pas mes yeux. J’aurais pu éclater de rire, pas forcément de joie. Rire plutôt de l’absurde cocasserie de l’existence. Mais peut-être la coïncidence qui se manifestait ainsi n’était-elle pas absurde, ni cocasse. Peut-être était-elle lourde de sens, bien au contraire.
Car nous étions rue Alfonso XI, dans le quartier du Retiro. Du côté impair de la rue, juste en face de l’immeuble portant le numéro 12. Je regardais ce portail, les fenêtres du quatrième étage. Je savais ce qu’il y avait – ce qu’il y avait eu, du moins – derrière ces fenêtres. Je savais le nombre de pièces qu’elles éclairaient, la disposition de celles-ci le long de l’interminable couloir qui tournait à angle droit, au bout, pour s’aligner parallèlement à la rue Juan de Mena, transversale.
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Nous allons survivre, disait Frager, certains d’entre nous, en tout cas, vont survivre. Nous allons devenir, les survivants vont devenir de vieux messieurs décorés, chenus, en plus ou moins mauvaise santé, respectables néanmoins. Nous allons faire partie de clubs ou d’associations diverses, présider peut-être des conseils d’administration, toucher des jetons de présence – rendez-vous compte, Gérard ! des jetons de présence, alors que désormais, à dire vrai, nous ne pourrons incarner que l’absence ! – bon, bon, passons, nous serons des notables si nous sommes des survivants : des nantis, c’est quasiment inévitable... Mais n’importe où, n’importe quand, à n’importe quelle occasion, banquet d’anciens élèves de tel grand lycée, d’anciens lauréats de tel ou tel prix ou concours, amicales de tel ou tel réseau, certains d’entre nous se retrouveront soudain autour d’une table pour un instant de vraie mémoire, de vrai partage, même si la vie, la politique, l’histoire nous auront séparés, même si elles nous opposent, et nous pourrons alors constater, avec une sorte d’allègre effroi, d’étrange jubilation, que nous possédons tous quelque chose en commun, un bien qui nous est exclusif, comme un obscur et rayonnant secret de jeunesse ou de famille, mais qui par ailleurs nous singularise, qui nous retranche sur ce point précis de la communauté des mortels, du commun des mortels : le souvenir de la torture.
L’expérience de la torture, avait-il répété sourdement.
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On sait, toutes sortes de témoignages et de documents l’attestent, que les déportés français ont dû s’imposer, dans les camps nazis, et à Buchenwald en particulier, auprès de leurs compagnons d’infortune – s’imposer moralement, s’entend – par leur courage et leur esprit de solidarité, afin de changer, de modifier du moins, l’exécrable réputation politique de la France parmi les citoyens des pays du centre et de l’est de l’Europe – exécrable réputation due à ce qu’ils considéraient tous comme une trahison, un abandon, un renoncement égoïste et craintif : la capitulation de Munich devant les exigences de l’Allemagne hitlérienne.
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A Madrid, en effet, n’ayant jamais été arrêté, malgré les efforts considérables déployés par la police de la dictature, je n’avais pas eu, comme autrefois, pendant la Résistance, à préserver la vie des autres, leur liberté, du moins par mon silence. Ce sont les autres qui avaient préservé ma liberté, par leur silence sous la torture. Jamais aucun des militants arrêtés pendant ces dix longues années de clandestinité n’aura livré à la police un rendez-vous avec moi, ni le moindre indice qui aurait pu me mettre en danger. J’ai vécu en liberté dix longues années de clandestinité – une sorte de performance ou de record si j’en crois les chroniques et les mémoires de cette période historique – grâce à tous ces silences multipliés.
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Avec sa mosaïque en pointillé, Semprun annexe l’histoire à a mémoire – ce qui le distingue de Malraux, qui fait l’inverse. Pour le Conquérant adepte des voies royales et des fastueux survols, qui le prend de haut avec les faits, l’expérience vécue sert de tremplin à l’imagination. Pour le méticuleux qui creuse et fouille son vécu, sa « vivencia », l’imagination est au service de la réalité, qu’elle reconstitue par bribes. Malraux tient son passé pour acquis, Semprun, pour une question. Le premier transfigure, le second recompose.

(Régis Debray - Préface « Semprun en spirale »)
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"S'en aller par la cheminée, partir en fumée" étaient des locutions habituelles dans le sabir de Buchenwald. Dans le sabir de tous les camps, les témoignages n'en manquent pas. On les emploient sur tous les modes, tous les tons, y compris celui du sarcasme. Les SS et les contremaîtres, les ''Meister'', les employaient toujours sur le ton de la menace, ou de la prédiction funeste.
Il faudrait [...] raconter la fumée: dense parfois, d'un noir de suie dans le ciel variable. Ou bien légère et grise, presque vaporeuse, voguant au gré des vents sur les vivants rassemblés, comme un présage, un aurevoir.
Fumée pour un linceul aussi vaste que le ciel, dernière trace du passage, corps et âmes, des copains.
Il y faudrait des heures, des saisons entières, l'éternité du récit, pour à peu près en rendre compte.
(Folio, p.24-25)
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Car la mort n’est pas une chose que nous aurions frôlée, côtoyée, dont nous aurions réchappé, comme d’un accident dont on serait sorti indemne. Nous l’avons vécue …. Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants …
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Ça va aller, vieux, lui dit Gérard, par la pensée, par le regard, puisque le S.S. est toujours là, à les guetter, ça va aller, merci, c'est un moment à passer, nous arrivons, merci, vieux, lui dit Gérard, sans ouvrir la bouche, sans bouger les lèvres, sans rien lui dire, en fait, juste un regard, la dernière chose qui nous reste, ce dernier luxe humain d'un regard libre, échappant définitivement aux volontés SS.
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Quand on sait se tenir, et à quoi s'en tenir, on tient mieux. Il n'y a pas de doute, on tient mieux le coup.
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Aucun cadavre de l'armée allemande ne pèsera jamais ce poids de fumée d'un de mes copains mort.
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Je ne veux pas devenir un ancien combattant. Je ne suis pas un ancien combattant. Je suis autre chose, je suis un futur combattant.
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Compatriotes? De quelle patrie, seigneur? Depuis plus de quatre ans, depuis qu’en 1939, sur le boulevard Saint Michel, á Paris, j’avais décidé que plus jamais personne ne m’identifierait comme étranger en raison de mon accent, depuis que j’y étais parvenu, ma langue maternelle, mes références aux lieux d’origine -á l'enfance en somme, radicalement originaire- s’étaient estompées, prises dans le maelström du refoulement et du non-dit.
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Soudain, je regrette de de ne pouvoir ici changer de langue (...) car on a le droit de faire sursauter un lecteur, de le prendre á rebrousse-poil, de le provoquer á réfléchir ou á réagir au plus profond de lui-même; on peut aussi le laisser de glace, bien sur, lui passer á côté ou le manquer ou lui manquer. Mais il ne faut jamais le dérouter, on n’en a pas le droit; il ne faut jamais en effet qu’il ne sache plus où il en est, sur quelle route, même s’il ignore où cette route le conduit.
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Dans l’espoir (de Malraux), Manuel vient d’ordonner l’exécution de quelques déserteurs, de jeunes antifascistes, volontaires de la première heure, qui ont fui les combats lors d’une attaque des blindés italiens de l’armée franquiste. Il découvre qu’il lui faudra parfois étouffer des sentiments nobles, la pitié, la compassion, le pardon magnanime des faiblesses d’autrui, pour devenir un vrai chef militaire. Or il faut de vrais chefs militaires, une armée véritable, pour gagner la guerre du peuple contre le fscisme. (...)
De toute façon, la question de Walter restera en suspens. Elle était pourtant pertinente, aurait pu nous mener loin: sommes-nous de si bons soldats parce que nous sommes des fanatiques, nous, les communistes?
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Les kapos rouges de Buchenwald évitaient les latrines du Petit Camp: cour des miracles, piscine de Bethsaïda, souk d’échanges de toute sorte. Ils détestaient la vapeur pestilentielle (...) un jour, me disait Kaminsky, ils se jetteront sur toi (...) qu’y cherches-tu, bon sang? Il n’y avait pas moyen de le lui faire entendre.
J’y cherchais justement ce qui l’effrayait: le désordre vital, ubuesque, bouleversant et chaleureux de la mort qui nous était échue en partage, dont le cheminement rendait visibles ces épaves éternelles. C’est nous-mêmes qui mourrions d’épuisement et de chiasse dans cette pestilence. C’est là que l’on pouvait faire l’expérience de la mort d’autrui comme horizon personnel: être-avec-pour-la-mort, Mitsein zum Tode.
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En tout cas, le jeune russe avait pris sur son épaule la pierre que le SS m’avait attribuée, bien trop lourde pour moi. Il m’avait laissé la sienne, bien plus légère, profitant d’un instant d’inattention du sous-off sadique. (...) Geste inouï, totalement gratuit. Il ne me connaissait pas, ne me verrait plus jamais, ne pouvait rien attendre de moi. Membres anonymes, impuissants de la plèbe du camp, nous étions sur le même plan d’égalité démunie de pouvoir. Geste de pure bonté, donc, quasiment surnaturel. C’est à dire de la radicale liberté de faire le bien, inhérente à la nature humaine.
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Un jour viendrait, relativement proche, où il ne resterait plus aucun survivant de Buchenwald. Il n'y aurait plus de mémoire immédiate de Buchenwald: plus personne ne saurait dire avec des mots venus de la mémoire charnelle, et non pas d'une reconstitution théorique, ce qu'auront été la faim, le sommeil, l'angoisse, la présence aveuglante du Mal absolu - dans la juste mesure où il est niché en chacun de nous, comme liberté possible. Plus personne n'aurait dans son âme et son cerveau, indélébile, l'odeur de chair brûlée des fours crématoires.
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Pourquoi, quarante ans après, ses souvenirs avaient-ils cessé d'être une richesse? Pourquoi avait-il perdu la paix que l'écriture semblait lui avoir rendue? Qu'était-il advenu dans sa mémoire. quel cataclysme, ce samedi-là? Pourquoi lui était-il soudain devenu impossible d'assumer l'atrocité de ses souvenirs? Une ultime fois, sans recours ni remède,
L'angoisse s'était imposée, tout simplement. Sans esquive ni espoir possibles. L'angoisse dont il décrivait les symptômes dans les dernières lignes de La trève.
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C'est moi qui lui appartenais, plutôt, puisqu'elle était la vie et que je voulais appartenir à la vie, pleinement. Elle a réinventé pour moi, avec moi, les gestes de la vie. Elle a réinventé mon corps, un usage de mon corps, du moins, qui n'était plus strictement celui d'une économie de survivance, qui était celui du don, du gaspillage amoureux.
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Une sorte de vertige m'a emporté dans le souvenir de la neige sur l'Ettersberg, La neige et la fumée sur l'Ettersberg. Un vertige parfaitement serein, lucide jusqu'au déchirement. Je me sentais flotter dans l'avenir de cette mémoire. Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude; cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps.
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