Citations de Juan Marsé (74)
Des habitudes aussi simples que lever le bras pour commencer la mesure, pour saisir les notes au vol comme si c'était de papillons de lumière dansant dans l'obscurité, et celle de garder les mains dans un calme attente sur le clavier pour convoquer le miracle de l'accord harmonique, tendaient mystérieusement, jour après jour, à se transformer en petits préceptes de moralité.
L'inspecteur, aux portes du sommeil, buta contre lui-même et se dit salut, va-t-en au diable. Du bord du trottoir, avant de traverser la rue, il regarda une dernière fois la palme jaune tout effrangée et la petite branche de laurier accrochées aux volutes oxydées du balcon. Il avait toujours eu dans l'idée que l'enfer commençait là, derrière ces humbles emblèmes de Pâques attachés à cette rouille familière. (premier paragraphe)
Une fleur vénéneuse qui pousse dans tes oreilles, mon garçon. Il n’existe pas de remèdes connus pour ces bruits et bourdonnements, tu dois apprendre à vivre avec eux et à les dominer, à les gérer, à les feinter. Tu dois les tromper et les troubler, ou bien ils auront ta peau. Fais comme si tu n’entendais rien. Sois attentif à d’autres voix, d’autres appels, recueille d’autres vents, d’autres échos. Étouffe le sifflement du serpent avec un autre bruit plus supportable. Parce que c’est désormais pour toujours, jusqu’à ce que tu meures et que le plomb du néant fonde dans tes oreilles et t’offre une éternité de silence, que ces bruits t’accompagneront et perforeront tes jours et tes nuits comme les vers minent la terre sous le gazon. Tu devras te défendre bec et ongles, mon garçon. Penses-y chaque fois que tu regarderas mon oreille accrochée à ce mur.
Ce n’est pas parce que j’avais peur de ça que je me suis enfui. Ni pour me sauver, ni pour sauver des camarades ou des papiers compromettants. Je ne me suis pas fendu le derrière comme un porc par peur d’être pris, ajoute-t-il d’une voix fugitive. Sans se relever encore, il se déplace de côté à petits sauts, comme les singes, en cherchant un filet d’eau vive dans le fond du torrent, pieds nus et décoiffé, chemise hors du pantalon et en appuyant son mouchoir ensanglanté sur l’impressionnante entaille de sa fesse gauche. Ce n’est pour rien de tout ça que j’ai abandonné ta mère. Je l’ai fait parce que je l’aimais beaucoup. Et je l’aime encore.
Ce qu’il y a, c’est qu’au moment où il s’y attend le moins, il le voit furtivement comme jamais auparavant il n’aurait imaginé le voir, poursuivi par ses furies et ses démons, de dos et s’éloignant, très courbé, en remontant la rivière, avec une main ensanglantée sur les fesses et balançant sa bouteille de l’autre. Un mendiant ivrogne errant dans le lit du torrent à sec. C’est lui, qui est-ce que ça pourrait être sinon ? Au-delà de son aspect indécent et de son air vaincu, au-dessus de sa tête décoiffée et colérique, le crépuscule déploie son leurre opalin avec une intensité et un embrasement tels que David n’en a jamais vu non plus, et soudain le sol se dérobe sous ses pieds. Il constate alentour, sans le moindre étonnement, une sourde résonance, comme un son de ferraille de guerre, de fer et de voix crispées sous les eaux qui ne sont plus là, et alors il regarde plus attentivement.
Cependant, malgré le ton méprisant avec lequel elle répond aux questions, il y a maintenant dans son regard une étincelle de curiosité féminine, quand elle jauge pour la première fois les manières douces en apparence de cet homme au visage sec et aux yeux gris, pas mal de sa personne, enveloppé dans son air de bienveillance revêche, ou peut-être d’ennui, elle ne le sait pas encore, et au corps si raide qu’on le croirait plus grand qu’il n’est. Ses pommettes ont un aspect belliqueux et un peu maladif, presque tuméfié, comme si sa peau exsudait quelque impureté, mais ses traits sont empreints d’une harmonie virile.
Quand une femme lui tourne le dos, la première chose qu’il fait, cet homme, c’est de lui regarder les fesses.
Ce que je raconte, ce sont des faits que je reconstitue en me remémorant les confidences et les idées de mon frère, et je ne prétends pas que tout soit vrai, mais en revanche le plus proche possible de la vérité.
Il n’est pas comme d’autres flics, ça David doit l’admettre, il n’est pas de ceux qui cachent leur regard derrière des lunettes noires y compris quand le temps est couvert, il ne semble pas s’inquiéter que les gens voient ses yeux et y lisent une émotion, ressentiment ou indifférence la plus absolue, ce qui était le plus fréquent. Il ne montre pas non plus sa plaque et ne fait état d’aucun mandat de perquisition, et il n’essaie même pas de franchir le seuil.
Le poète est un homme qui feint.
Il feint si complètement
qu’il en arrive à feindre que sa douleur
est une vraie douleur.
FERNANDO PESSOA
Je ne comprends pas pourquoi il est nécessaire de calomnier.
Si on veut faire du tort à quelqu’un il suffit de dire de lui quelque chose de vrai.
NIETZSCHE
Los sueños juveniles se corrompen en boca de los adultos, dijo el capitán Blay caminando delante de mí con su intrépida zancada y su precaria apariencia de Hombre Invisible: cabeza vendada, gabardina, guantes de piel, y una gesticulación abrupta y fantasiosa que me fascinaba.