A contrario de L’Etranger, Meursault, contre-enquête est le livre de l’incarnation contre celui de la désincarnation. Perte de sa mère, perte de son corps, perte de sa maîtresse, perte de Dieu qui a déserté l’église, tout est désincarnation pour Meursault, jusqu’à ce que la balle entre dans la chair d’un inconnu : s’in-carne pour tuer, paradoxalement.
70 ans ont passé et Haroun, le frère de l’Arabe, dont on ne connaît pas le nom, veut donner sa voix à celui qui s’est tu. Est-il pourtant bien le frère de l’Arabe ? Il nomme le défunt Moussa, mais sa mère peinerait à prouver son histoire, semble-t-il dire. « C’est ma parole à prendre ou à laisser. Je suis le frère de Moussa ou le frère de personne. Juste un mythomane que tu as rencontré pour remplir tes cahiers. »
Des cahiers écrits en français. Car Haroun, du nom du calife abbasside, contemporain de Charlemagne, pour qui Le Livre des Mille et une Nuits a été rassemblé, n’a « pas appris à lire [en français] pour pouvoir parler comme les autres, mais pour retrouver un assassin. » La langue comme manière d’incarner une histoire entendue, qu’il ne lira qu’après la rencontre avec Meriem, prénom arabe qu’en français on traduira par Marie : « Et Verbo caro factum est », « Et le Verbe s’est fait chair » par l’Incarnation. Curieuse interprétation chrétienne du livre de Kamel Daoud ? C’est que le texte en millefeuilles permet cette rencontre des cultures et des textes.
Moussa, le nom de son frère, est choisi sans hasard : c’est Moïse en arabe, comme Daoud, c’est David, des noms prophétiques communs aux trois religions monothéistes. « Qui sait quel fleuve l’a porté jusqu’à la mer qu’il devait traverser à pied ? » Parle-t-on du « sauvé des eaux » hébreux et de la Mer rouge, ou de l’Algérien qui aspirait à la France, de l’autre côté de la Méditerranée ? Une touche politique parmi d’autres, comme ce recours à la langue française pour trouver la vérité dans un pays qui s’est défait du colonisateur qui parlait cette langue.
On sent des comptes à régler avec une Algérie, celle de l’Islam des martyrs, celle des « frères » : « il n’y a pas eu meurtre, mais seulement insolation », comme pour tous ces fous de Dieu. L’insolation déshydrate ; on ne sauve pas des eaux un homme aveuglé par son soleil, assoiffé, sans eau. On dirait le psaume 42, 2-4, encore : « Comme une biche soupire après des courants d’eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô mon Dieu ! Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant : Quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ? Mes larmes sont ma nourriture jour et nuit, pendant qu’on me dit sans cesse : Où est ton Dieu ? » Voilà qu’Haroun répond : « Ha, ha ! Tu bois quoi ? Ici, les meilleurs alcools, on les offre après la mort, pas avant. » C’est ce qui est promis aux martyrs de l’Islam. Haroun, lui, boit durant une quinzaine de nuits successives pendant lesquelles il se confie à un interlocuteur qui demeure inconnu. Le lecteur devient Schahriar et Kamel Daoud, Shéhérazade.
« L’absurde, c’est mon frère et moi qui le portons sur le dos, ou dans le ventre de nos terres. » L’absurde, c’est le devenir de l’Algérie depuis 70 ans. Haroun revendique « la justice des équilibres », ce que les révolutions arabes recherchaient ; non pas la démocratie, qui s’en soucie ? Non, l’équilibre de la justice, la justice et la justesse pour tous. De l’eau pour tous ; pour tous ces assoiffés.
Haroun se moque du « ouled el bled » : le fils du pays. « Il y a de l’angoisse de bâtard. » ose-t-il dire. Parle-t-il de sa propre histoire, de celle de celui dont il dit être le frère, L’Etranger qui est au centre de son existence et qui se révèle à lui après la rencontre avec Meriem : « Tout était écrit. » ? Oui, c’est le « mektoub » arabe, la destinée à laquelle on n’échappe pas, mais c’est aussi ce livre qui l’obsède, presque une prophétie. Il ne croit pas en Dieu, lui non plus, comme Meursault : « Le vendredi ? Ce n’est pas un jour où Dieu s’est reposé, c’est un jour où il a décidé de fuir et de ne plus jamais revenir. » ! Il trouve d’ailleurs que « la mosquée est si imposante [qu’il a] l’impression qu’elle empêche de voir Dieu. » En d’autres temps que Kamel Daoud ne peut ignorer, on se demandait, à Jérusalem, si construire un temple pour YHWH n’était pas une insulte à Dieu : un temple, si beau et si grand fut-il, pouvait-il prétendre contenir la grandeur du Seigneur ? Si beau et si grand, futile ?
Meursault, contre-enquête ne peut donner entière satisfaction. 70 ans après, les preuves, les indices, les témoins, tout a disparu. Et l’Histoire s’est superposé à l’histoire, troublant la vérité. En mêlant enjeu littéraire et débat politique, Kamel Daoud nous perd parfois – sans doute se laisse-t-il emporter – dans ce que l’on pourrait appeler, par facilité, l’absurde des situations que l’on gagnerait pourtant à séparer pour mieux les comprendre. L’affaire Meursault – Moussa Ould el-Assasse n’est pas close.
Lien :
http://tmblr.co/Z4Dxcn1XfOK3-