"Mlle Tetsuko n'était pas surprise que des filles venues de leur campagne en ce début d'automne 1904, vendues par leurs parents effroyablement pauvres,, soient incapables de répondre à sa question.
Elles ne savaient ni lire ni écrire leur propre nom. Elles ignoraient que la Terre était ronde, qu'elle tournait autour du Soleil, et qu'aucune créature ne pouvait vivre sans sa lumière.Elles ne connaissaient que leur maison, son âtre, sa marmite à riz, ses casseroles.......
A présent, elles allaient découvrir les hommes et y consacreraient leur vie ....."
La lueur dans ses yeux a pris une teinte de plus en plus triste.
Pour moi, c’était exactement la couleur de ceux qui ont perdu leur chemin et ne peuvent plus rentrer chez eux.
Aah, les parents, les proches, sont des jambes, me suis-je dit. Sans eux, tout n'est que déséquilibre, on n'a plus personne à qui se retenir...
Minako et moi, nous avions dix-sept ans, mais elle n’était pas aussi adroite que moi pour éplucher les pommes de terre. Et moi, je ne savais pas friser mes cheveux aussi joliment qu’elle. En ce sens nous étions donc capables de faire chacune notre part des choses importantes.
Sortant la tête de derrière un arbre, j’ai découvert un groupe de cinq ou six vieilles femmes trempées de sueur, en pleine récitation de sûtras. Leurs silhouettes, dos arrondi, paraissaient incroyablement minuscules. Elles devaient être assises les fesses directement sur les tatamis. Au-dessus de leur tout petit corps étais posée une tête tout aussi petite avec un tout petit visage ridé dont la bouche s’ouvrait et se refermait dans un même mouvement.
Le visage des vieilles femmes était en feu, rouge et bouffi. La voix des sûtras haut perchée avait un rythme étrange.
Leur chœur arrivait ainsi à mes oreilles :
Gyaatei gyaatei gyate gyate
Sowa sowa sowa gyaatei gyaatei
Sowa sowa sowaka
18 novembre
Aoi Ichi
J'ai reçu un kimono rouge avec des manches qui traînent par terre
Je le mets pour aller derrière les barreaux
Son étoffe est douce et lisse
C'est de la soie tirée des cocons
La peau du visage de l'oïran est comme de la soie
Celle de la figure de ma mère comme du lin
Celle des joues de ma petite soeur comme du coton
La peau de ma grand-mère c'est du tissu de fibres de bananier
Mon visage à moi en vrai c'est du coton
Et le coton trouve pas preneur
Les mots nécessaires à une fille de joie étaient par exemple ceux qui servaient à écrire une lettre à un client. De gros caractères maladroits ou des petits comme des pattes de mouche le rebuteraient. Une prostituée qui saurait s'attirer les faveurs d'un riche veuf pouvait se faire racheter et devenir sa nouvelle épouse. L'éducation serait pour elle une arme si elle changeait de vie.
Je réfléchissais ainsi face au visage de ma grand-mère, mais sa seule moitié de coeur, à ce moment-là, passant par l'entrée que je représentais, ouvrait les portes de sa mémoire des temps anciens. Elle me regardait les yeux mi-clos, lorsqu'elle finit par dire sans le vouloir une chose importante.
- Aah, quand tu es comme ça vraiment, ma petite Tami, tu es exactement comme ta mère.
Et dans l'eau, elle a poussé un soupir.
- En fait, tu es exactement comme Mugiko.
- Grand-mère, qu'est-ce que tu viens de dire? ai-je demandé. Mugiko, c'est qui? Pourquoi est-ce que je devrais ressembler à cette Mugiko?
A ce moment-là, j'ai vu très nettement son expression changer du tout au tout. Ce n'était pas son visage habituel.
- Mugiko c'est qui, grand-mère?
A la surface de l'eau ma tête s'est rapprochée doucement de la sienne.
Les mots restaient coincés dans sa gorge.
Et progressivement, ses yeux, ses sourcils et sa bouche ont commencé à se déformer. Même moi je voyais bien que quelque chose se défaisait également sous la peau de son visage. Bientôt, après un temps qui parut à la fois très long et très court, elle a laissé échapper une larme, puis, portant la main à son visage, elle s'est mise à pleurer.
Une prostituée de classe inférieure, en cas de grossesse, était immédiatement envoyée chez le médecin du quartier réservé, qui provoquait un avortement ou un accouchement prématuré auquel l'enfant ne survivait pas. Mais quand il s'agissait d'une oïran, le rang le plus élevé parmi les centaines de prostituées qui vivaient ici, les meilleurs médecins étaient appelés à son chevet pour éviter que l'accouchement n'abîme son corps précieux.
- C'est trop difficile, maîtresse ! Je n'ai pas assez de doigts pour compter ça.
- Eh bien, emprunte ceux de tes voisines. Si vous ne savez pas compter, vous aurez du mal à quitter le quartier réservé à la fin de votre servitude. C'est simple : compter l'argent, c'est compter votre survie. Maintenant, au travail ! Vous pouvez utiliser les doigts de vos mains et de vos pieds.