Citations de Lou Andreas-Salomé (104)
(Voilà comment Goethe exprime cette idée : "Il y a dans le sujet ce qu'il y a dans l'objet, avec quelque chose en plus ; il y a dans l'objet ce qu'il y a dans le sujet, avec quelque chose en plus", Ecrits scientifiques.)
... le comble de l'insolence, que nous avons inventé pour nous, c'est notre accession à l'humanité : nous avons posé l'homme créant ses valeurs comme l'aventure la plus sublime de la vie.
... Rainer Maria Rilke inventa cette définition du Beau [...] ;
"Car le beau n'est/Que l'amorce du Terrible ; c'est tout juste si nous la supportons/Et, si nous l'admirons tant, c'est qu'il dédaigne froidement/De nous détruire."
Dans le vécu normal, nous sommes dans un état de dépendance soumise face aux pressions du réel, mais en même temps nous en sommes maîtres dans la mesure où notre identité est relativement exempte de clivage entre la plus forte poussée de l'inconscient et la plus claire conscience de soi. Dans sa création artistique, cet état de choses est quasiment renversé, car la réalité de l'oeuvre exige que le réel se mette sans aucune réserve à son service en tant que moyen d'expression - mais que d'autre part cet artiste despotique devienne la créature de son propre inconscient et obéisse passivement à ce que celui-ci lui suggère.
Mais vous [Freud] me connaissez assez pour savoir que rien ne me répugne tant que d'ôter à Dieu sa vieille robe de chambre et de le revêtir d'un habit plus présentable, afin de l'introduire dans la haute société. Quelle ineptie de commencer par là ! En effet, ce n'est pas grâce à nos vues les plus éclairées que nous accédons à la piété [...].
Une conférence que vous [Freud] tenue [...] 1912 [...] un cas de névrose [...] cette sensation, cette certitude [...] s'imposa d'emblée sans que vous l'eussiez le moins du monde cherchée : la vie humaine - que dis-je, la Vie ! - est oeuvre poétique. Sans en être conscients nous-mêmes, nous La vivons jour après jour, par fragments, mais c'est Elle, dans son intangible totalité, qui tisse notre vie, en compose le poème. Nous sommes loin, bien loin de la vieille phraséologie "faire de sa vie une oeuvre d'art" (de cette contemplation de soi dont le plus sûr moyen, en fait le seul, de guérir est la psychanalyse) ; non, cette oeuvre d'art qu'est notre vie, nous n'en sommes pas l'auteur.
... le patient porte en lui sa maladie pour ainsi dire comme un second lui-même, comme une fraction dissociée de sa personnalité, qui perturbe sa volonté de guérison et exploite, à son insu par la fourberie et la ruse, ses efforts les plus conscients pour les réduire à néant. Lors du combat intérieur que se livre cet être hybride, il arrive au moins à comprendre progressivement qu'il n'est pas identique à son mal, qu'il en est seulement affligé et qu'il peut se dégager des liens qui l'y attachent. Mais, jusqu'au terme de ce processus de détachement, toute réaction morbide gardera ce caractère de ruse perfide.
Anneliese avait laissé de côté son ouvrage de couture et pris un livre sur les étagères de Badwin, dans la chambre au-dessus. Un poète qu'elle ne lisait pas, d'ailleurs, et qu'elle n'avait pas particulièrement envie de découvrir ; mais, quand son fils était loin, elle avait de temps en temps besoin de faire ce qu'il aurait fait lui-même, afin d'avoir une activité en commun avec lui.
En chacune des heures les plus hautes de la femme, l'homme n'est jamais que le charpentier de Marie, à côté d'un dieu.
L'érotisme, 1910
Aussi l'amant se conduit-il, dans son amour, bien plus à la manière de l'égoïste qu'à la manière de l'altruiste : il se montre exigeant, avide, mû par de violents désirs égoïstes, et tout à fait dépourvu de cette large bienveillance.
Réflexions sur le problème de l'amour, 1900
Pour la plupart, l’amour est sans doute une forme d’avidité ; pour le reste des hommes, c’est le culte d’une divinité souffrante et masquée.
L’immense attente en matière d’amour sexuel pervertit, chez les femmes, leur vision de toutes les perspectives plus lointaines.
L'amour est pour les hommes quelque chose de tout à fait différent de ce qu'entendent les femmes
Hélas, j'étais avide de raisons de l'admirer. J'aurais été bien incapable de faire taire ce besoin: il criait pour ainsi dire en moi, au plus profond de mon sang.
Stefan s'abandonna à ce regard, un frisson le parcourut. Le même regard vers les sommets, la même expérience, le même amour? Parce que c'était le meilleur de l'amour. Le mystère de toute terreur, de toute béatitude, qui pesait sur lui se dénouait, se libérait brusquement: il se changeait en évidence simple et partagée, irréductible à toute parole, parce qu'elle vient des profondeurs du cœur et constitue le souffle même de la vie.
Elle se tenait debout devant lui, sous ses yeux, comme une complice de tous les mystères et les sacrements du monde. Élancée, mince, maigre, charmante. Les mains vainement posées sur le cœur, puisqu'elles étaient incapables de rien retenir. Et en dépit de ce charme, défiante, casse-cou, un garçon tendu pour le saut en hauteur. La encore, c'était pareil: les deux aspects n'en formaient qu'un.
Elle s'était laissée aller à planer dans l'âme de son frère, n'avait pu s’empêcher de le faire en toute innocence, complètement, sans se poser de questions ni se soucier d'en ménager le moindre recoin. Elle s'y sentait désormais chez elle, autant que dans la sienne propre.
Victor von Weizäcker [...] : "[...] la liberté dont elle fait preuve face à l'école psychanalytique, même dans ce texte destiné à Freud, la transformation extrêmement personnelle qu'elle fait subir à la doctrine grâce à son originalité propre eurent sur moi un effet de soulagement. On se rendait compte que l'on peut traduire en d'autres langues ce qui est vrai dans une doctrine. [...] Ce cas si rare où quelqu'un a profondément compris une science tout en conservant sa personnalité propre, je ne l'ai rencontré que chez Lou Andreas-Salomé."
Certes, ces mots n'expriment tout cela que de façon très fragmentaire ; non seulement parce qu'ils sont bien en deçà de votre puissance d'expression si impressionnante, mais aussi parce qu'un sentiment très fort me coupe la voix : toute parole devient superflue, et il ne reste rien d'autre - rien, rien, rien - que l'hommage.
Lou
Göttingen
printemps 1931
... c'est en suivant vos pas [Freud] que le conscient s'est révélé à moi comme pourvu du sens et de la valeur de ce à quoi j'aspirais inconsciemment.
C'est que nous ne sommes pas seulement des êtres qui font des compromis, comme dans la névrose - nous ne sommes pas seulement, comme dans la normalité, des êtres qui cherchent à combler leurs insuffisances par de nouvelles acquisitions -, nous "sommes" l'"homme dans toute sa contradiction", et cette féconde collusion lui permet de se vivre comme une être conscient.