Citations de Monique Rivet (36)
« Et voilà que je suis gagnée par le même sentiment, la même intuition inquiète : je ne verrai pas fleurir les amandiers d’El-Djond. » (p. 46)
« Je comprends que je ne suis pas au Quartier Latin [...] mais dans une petite ville de province où les mœurs sont encore celles du XIXe siècle, je comprends aussi que s’y ajoute cette ségrégation des communautés que prétendent nier ou combattre des slogans officiels bien tardifs et de toute façon émis à une distance sidérale de la réalité ».
J'ai envie de lui demander: et moi? Je n'ai pas du tout ce que vous appelez le type italien, qu'est-ce que je suis à votre avis? Italien quand même (ce qui ne signifie rien)? Français? Milanais? Céline vous dirait sans doute: sandrissimo, voilà ce qu'il est, avec un peu plus que le certificat d'études et des tas de billevesées dans la tête parce qu'il a trop lu étant petit. Elle aime à se moquer de moi et quand elle cesse de le faire, nous entrons dans le sérieux des choses, ce qui ne nous réussit pas.
- Comme tous ceux qui viennent pour la première fois dans notre pays, vous avez certainement des idées toutes faites à notre sujet.
- Sûrement, mais si on n'avait que les idées qu'on se fabrique soi-même, on n'en aurait pas beaucoup.
Je suis prisonnière de ce pays qui n'est pas le mien, de cette ville sans âme, de cette guerre sans nom, où les employés des postes ont des manières de policiers, où on ne sait pas si on couchera dans son lit le soir ni, à supposer que l'on y couche, si l'on n'y sera pas égorgé par un émissaire dont personne ne saura jamais quelle cause il a prétendu servir en vous assassinant.
... lors de la toute première minute de ma toute première heure de cours, les gamines se trouvant debout, chacune devant sa table, dans l'attente manifeste d'une initiative de ma part, j'avais dit : asseyez-vous ... et j'avais eu la surprise de les voir s'asseoir. Cette expérience concrète d'une efficacité du verbe dont je n'avais eu jusqu'alors aucun témoignage personnel m'avait conquise.
Ainsi j'assemblais les pièces d'un jeu de patience qui me semblait à moi-même quelque peu délirant, mais, me disais-je, une chose est sûre, la gangrène de la guerre est en nous ; elle ne nous lâchera pas qu'elle n'ait fait de chacun de nous une victime ou un assassin, un esclave ou un traître.
Le temps où j’ai habité la ville était le temps de cette violence. Le temps de ce que le langage officiel déguisait d’un intitulé pudique : les “événements”, quand l’homme de la rue disait : la guerre. La guerre d’Algérie.
« Ce qu’on appelait glacis, c’était une large avenue coupée d’un terre-plein et bordée, côté indigène, d’une rangée de boutiques arabes. » (p. 31)
La guerre. Bien sûr que leurs événements, c'était la guerre. Je la reconnaissais au rythme qu'elle donne à la vie, à sa disparate, ses à-coups, sa façon de s'évanouir comme si elle n'avait jamais existé et de réapparaître comme si elle était notre état naturel. Nous ne l'avions pas laissée derrière nous, elle était là. Elle était la même que toujours et ses protagonistes aussi étaient les mêmes. Rien n'avait changé, ni la lâcheté, ni le courage, ni la délirante violence des hommes.
Nous avions vu les logements réservés aux ouvriers ; des barbelés les entouraient et j'avais trouvé étrange qu'on mette derrière des barbelés des hommes supposés libres ; réflexion que j'eus la sottise de formuler tout haut et qui m'attira cette réplique de Saragossa : "ils sont tout à fait libres, libres de retourner dans leurs mechtas pour y crever de faim si ça leur plaît. Les barbelés, c'est pas pour les empêcher de partir, c'est pour la protection des bâtiments. (p.61)
La vérité des autres m'était inaccessible, ce qui était difficile à vivre , trop désaccordé de tout le monde dans une ville, un pays où chacun avait pris parti, d'un côté ou de l'autre, aveuglément et furieusement. Moi, je ne pouvais pas. Mais cela n'empêchait pas mes colères,aveugles et furieuses elles aussi,comme celle qui m'avait brouillée avec la patronne de l'hôtel. Et dangereuses. Et inutiles, évidemment.
Je sais, murmure-t-il. Je n'ai pas le beau rôle. J'ai toujours su que nous ne ferions jamais une seule vie avec nos deux vies.
Je suis prisonnière de ce pays qui n'est pas le mien, de cette ville sans âme, de cette guerre sans nom, où les employés des postes ont des manières de policiers, où on ne sait pas si on couchera dans son lit le soir ni, à supposer que l'on y couche, si l'on y sera pas égorgé par un émissaire dont personne ne saura jamais quelle cause il a prétendu servir en vous assassinant.
« Ici, on dit les évènements, au cas où vous n’auriez pas remarqué. » (p. 14)
Ce pays, je ne lui appartenais pas, je m’y trouvais par hasard. J’y étais de guingois avec tout, choses et gens, frappée d’une frilosité à fleur de peau, incapable d’adhérer à aucun des mouvements qui s’y affrontaient. Cette guerre, je ne la reconnaissais pas, elle n’était pas la mienne. Je la repoussais de toutes mes forces. (p. 130-131)
- Quand les loups se déclarent la guerre entre eux, chacun hurle avec sa horde.
Je lui demandai si on y avait toujours connu cette ségrégation des communautés ou si c'était un phénomène dû à la guerre.
- La guerre ? Vous appelez cela une guerre ? Nous ne faisons pas une guerre, nous rétablissons l'ordre public. Quant aux communautés, si elles vivent séparées, c'est que cela leur convient, nous n'en avons pas fait une obligation.
Un peu plus tard, comme nous traversions le jardin pour sortir du cercle, Elena me reprocha le mot guerre :
- Ici on dit les événements, au cas où vous n'auriez pas remarqué. (p.14)
Elle me dit : tu es sûr que tu ne l’arranges pas, ce rêve ? Les rêves, c’est confus, ça ne se déroule pas comme une séquence de cinéma. C’est parce que c’est un rêve récurrent, lui dis-je. Et alors ? Alors à la longue il se forme comme une logique.
Nous avions pris l’habitude, Céline et moi, de ces brefs échanges en cours de journée, par fax ou courrier électronique, à l’époque où nous travaillions dans des bureaux, chacun à un bout de la ville. Quand nous nous sommes installés à Saint-Julien et que nous avons pu faire le plus gros de notre travail sans bouger de chez nous, nous avons continué à nous laisser des messages sur nos ordinateurs respectifs, pour dire certaines choses, d’ordre pratique quelquefois, mais aussi de celles qui demandent quelque distance, un temps de réflexion. Il arrive à Céline d’entrer silencieusement dans la pièce où je me tiens et, par-dessus mon épaule, elle s’amuse à me surprendre par une intervention directe et intempestive sur mon clavier.
Le rêve dont elle parle a pour décor la plage de Maguelone, non pas telle qu’elle est aujourd’hui et que nous l’avons vue tout cet été, parcourue et salie par les foules vacancières, mais déserte aussi loin que porte le regard, vierge de toute présence. Peut-être n’est-ce pas véritablement un rêve, d’ailleurs, car je ne le fais pas au profond du sommeil, plutôt dans une sorte d’entre-deux de la nuit où je serais comme en suspension, les yeux fermés. Il suffit que j’attende : à l’intérieur de mes paupières apparaît cette courbe parfaite que déploie le littoral jusqu’à l’horizon où il se confond avec la mer. La cathédrale, isolée sur la lagune, est derrière mon dos ; je la vois pourtant, sans doute parce que dans mon rêve elle n’appartient pas tout à fait au même espace que le paysage autour d’elle : les étangs salés, les langues de terre caillouteuse piquées de buissons épineux, et quelques mauvais carrés de vigne, quelques bosquets de pins et d’acacias. Elle est là depuis presque mille ans, « la seconde après Rome ».
Quelle raison peut faire qu’il n’y ait pas une voile sur la mer, pas la moindre barque ? Personne nulle part ? Pas un pêcheur sur le bord des étangs où tant de fois nous les avons vus lancer leurs lignes ? Le jeune garçon qui, de la passerelle, plongeait son carrelet dans les eaux du canal, les enfants avec leur sac de plage, disparus ? Et le manchot qui manœuvrait la gabarre d’une rive à l’autre avec son bras unique ?
Pas une âme. Et pas davantage de passerelle ni de gabare. Étrangement aussi, je ne gouverne pas mes yeux ; ils se posent là où le veut une puissance inconnue, n’obéissant pas à mon désir de contempler jusqu’à l’assouvissement le Christ sculpté au tympan du portail dont la bénédiction demeure levée sur ma tête, même quand mes regards sont tournés d’un autre côté, vers les étangs ou la grande allée de pins qui mène à la mer.
Cette allée de pins, souffle Céline dans mon cou, elle n’existe pas. Non. Tu l’inventes. Le manchot aussi ; qu’est-ce que c’est que cette gabarre qui traverse le canal ? Je vois bien la passerelle, rien d’autre. Des pêcheurs, ça oui. Et qu’est-ce que tu as dit encore ? Un garçon avec un carrrelet ? C’est quoi au juste, un carrelet ? Ah oui. Peut-être qu’on a vu ça en effet.
Caro mio, quelle intuition ! Est-ce que ça n’est pas diabolique ? Ma Céline aimée, c’est toujours diabolique quand on se penche sur l’âme d’autrui…