Citations de Nathacha Appanah (683)
C'est Mayotte ici et toi tu dis c'est la France. Va chier ! La France c'est comme ça ? En France tu vois des enfants traîner du matin au soir comme ça, toi ? En France il y a des kwassas qui arrivent par dizaines comme ça avec des gens qui débarquent sur les plages et certains sont déjà à demi morts ? En France il y a des gens qui vivent toute leur vie dans les bois ? En France les gens mettent des grilles de fer à leurs fenêtres comme ça ? En France les gens chient et jettent leurs ordures dans les ravines comme ça ?
Pendant longtemps, je suis persuadée que la vie que je mène est immuable.
C’est une vie délicieuse : des mangues, de l’eau de coco, du riz fumant, du curry rouge, du poisson frit, du yaourt et du miel, des beignets gonflés et moelleux, du lait frais, de la glace faite avec la crème de ce lait frais et des gousses de cardamome, des concombres confits, du melon amer caramélisé. J’aime le sucré, l’amer, l’acide, le salé, l’astringent, j’aime le cru, le cuit, j’aime le vert, le mûr, j’aime le croquant et le moelleux. Mes parents disent que j’ai un palais d’adulte, ils sourient de mon appétit enthousiaste, de ma curiosité. Est-ce possible qu’au fond de moi je sache que cela ne va pas durer ?
Avec l’âge, je deviens superstitieuse. Je m’accroche, je me rassure des hasards, je me fabrique des gris-gris avec les heures qui passent, des porte-bonheur avec les matins bleus et je me dis que l’orage viendra laver les regrets.
Tous les regards nous suivent, nous les gens riches et athées de la grande maison, la fille qui danse mais qui ne va pas à l’école, l’homme qui passe à la radio et même à la télévision pour dire que les habitants de ce pays ne font qu’un, que chaque personne devrait avoir la liberté de prier le dieu qu’il veut ou de ne pas croire en seul dieu, que les dirigeants sont des idiots, l’homme qui parle plusieurs langues dans la même phrase, l’époux de la femme sorcière.
(page 70)
C'est Mayotte ici et toi tu dis c'est la France. Va chier ! La France c'est comme ça ? En France tu vois des enfants traîner du matin au soir comme ça, toi ? En France il y a des kwassas qui arrivent par dizaines comme ça avec des gens qui débarquent sur les plages et certains sont déjà à demi morts ? En France il y a des gens qui vivent toute leur vie dans les bois ? En France les gens mettent des grilles de fer à leurs fenêtres comme ça ? En France les gens chient et jettent leurs ordures dans les ravines comme ça ?
J’aime le sucré, l’amer, l’acide, le salé, l’astringent, j’aime le cru, le cuit, j’aime le vert, le mûr, j’aime le croquant et le moelleux. Mes parents disent que j’ai un palais d’adulte, ils sourient de mon appétit enthousiaste, de ma curiosité.
(page 59)
"Je n'ai pas peur tandis que mes pieds frappent la terre, que je sens le vent salé et chaud me fouetter le visage, que j'entends la fureur derrière moi, non ce n'est pas comme avant quand tout se ratatinait en moi, quand je ne savais plus qui j'étais ni comment je m'appelais. Non, tandis que je rejoins l'océan, je n'ai plus peur. Je m'appelle Moïse, j'ai quinze ans et je suis vivant."
Nous passerons la matinée à nettoyer les trois temples qui accueillent encore des visiteurs. Il faut laver et brosser les sols, balayer la cour, s’occuper du potager. Tout doit être propre quand les grilles du refuge s’ouvriront pour recevoir les touristes. Certains hôtels organisent des déjeuners dans les vestiges des temples, d’autres utilisent les ruines pour des séances photo, il y a même parfois des tournages de films. Nous devons, nous, à ce moment-là, être hors de vue, invisibles.
(pages 121-122)
Nous l'avons rejoint et nous sommes entrés dans Gaza. Je ne sais pas qui a baptisé ce quartier de Kaweni Gaza, je ne suis pas sûr de savoir où se trouve la vraie ville de Gaza mais je sais que ce n'est pas bon. Est-ce que si cette personne avait rebaptisé ce quartier avec un nom doux, un nom sans guerre, un nom sans enfants morts, un nom comme Tahiti qui sent les fleurs, un nom comme Washington qui sent les grandes avenues et les gens en costume cravate, un nom comme Californie qui sent le soleil et les filles, est-ce que ça aurait changé le destin et l'esprit des gens ici ?
J’avais trente ans à ce moment-là, et je pensais souvent à la mort aussi, comme une adolescente. Non pas que j’étais particulièrement malheureuse, non. Je trouvais l’idée de mourir jeune assez séduisante. Dire stop, avouer que l’avenir fait trop peur et que je n’ai pas trouvé la recette pour sautiller gaiement tous les jours. Je ne sais plus qui a dit que nous naissons tous en croyant à tort être ici sur terre pour être heureux.
J'ai un tel désir pour ce pays, un désir de tout prendre, tout avaler, gorgée de mer après gorgée de mer, bouchée de ciel après bouchée de ciel.
je venais d’arriver à Mayotte dans le cadre de mon année de bénévolat avec l’ONG C. Ma mission était d’ouvrir une maison pour les jeunes de Kaweni. On m’avait dit que ça ressemblait à une cité : les jeunes qui traînent, qui traficotent, qui macèrent dans l’ennui, le manque de perspectives d’avenir, zéro boulot, drogue à gogo. Le local était déjà trouvé, il manquait les idées. J’avais vingt-sept ans et nous n’étions que deux à être volontaires pour venir ici. Mayotte, c’est la France et ça n’intéresse personne. Les autres voulaient aller en Haïti, au Sri Lanka, au Bangladesh, en Indonésie, à Madagascar, en Éthiopie. Ils voulaient de la « vraie » misère, de la misère centenaire ancrée comme une mauvaise racine, des pays « où c’est chaud », des endroits où les tempêtes succèdent aux guerres, où les tremblements de terre suivent les sécheresses. Le nec plus ultra, celui qui en jette sur le CV, restait Gaza, le vrai Gaza en Palestine je veux dire, mais c’était réservé aux plus expérimentés.
Mais la vérité est autre. Elle prend la forme d’une migraine qui l’assaille depuis l’aube, depuis qu’elle a appris ce que Loup avait fait et quand elle frotte et frotte les assiettes jusqu’à en casser une, c’est l’intérieur de sa tête qu’elle souhaiterait briquer en réalité.
(page 21)
J'aimais être avec La Teigne, ce garçon maigre qui sentait la sueur et le fer, qui ne disait presque rien, et qui marchait du matin au soir. Ses pieds étaient épais, larges, les orteils démesurés. Le soir il reprenait la barge et dormait dehors. Il n'était jamais allé à l'école. Quand il voulait se laver, il plongeait du ponton de Mamoudzou. Quand il voulait manger, il allait chercher des fruits. Il me fascinait.
Elle regarde les piles de livres posées sur la table au centre de la librairie comme on regarderait la table des rois.
Mais nous ne sommes pas dans un film, encore moins dans un roman, je n'ai pas le contrôle des évènements, je ne décide de rien, je subis. Qui décide du point final, ici-bas, qui décide de nous, marionnettes de papier ?
Un gosse qui a fait peur à sa propre mère quand il est sorti d’elle.
Un gosse qu’elle a donné au premier venu.
Si Marie ne m’avait pas recueilli, j’aurais été comme la teigne.
Un clandestin.
C’est un monde qui commence quand vous avez un proche en prison. Elle apprend de nouveaux mots : numéro d’écrou, cantiner, PJJ, et ceux qu’elle connaissait avant se transforment : parloir, greffe, linge.
(page 103)
… quel scandale demanderait forcément un nouveau venu et on lui raconterait l’histoire de la petite Éliette si belle qui chantait si bien et qui a perdu la tête, pété les plombs, disjoncté, déraillé, pauvre petite fille hospitalisée en psychiatrie pour sa violence, oh oui c’était violent, elle criait dans le micro, elle s’est laissée tomber comme une bûche, elle se débattait comme une folle…
(page 51)
Je me mets à courir mais mes jambes pèsent des tonnes, mon corps est engoncé dans une substance gluante. J’avance centimètre par centimètre, l’air qui me semblait si liquide et doux tout à l’heure appuie sur ma tête et mes épaules jusqu’à me faire courber le dos. Ma jambe gauche est lourde, ma cicatrice palpite, comme si elle était sur le point de se rouvrir. Je vois enfin le pont.
(pages 53-54)