Citations de Philippe Jaccottet (680)
Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme une source,
elles sont de la brume sur des lacs,
un trouble du jour intérieur,
une eau que la peine a salée.
L’ignorant
Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j'ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j'ai, c'est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d'abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d'ordre),
et j'attends qu'un à un les mensonges s'écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l'empêche si bien de mourir ?
Quelle force le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l'ignare et l'inquiet ?
Mais je l'entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :
« Comme le feu, l'amour n'établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres... »
On peut encore à tout moment modifier la vie avec beaucoup d'attention et de douceur.
De temps en temps
Les nuages donnent un répit
Aux contempteurs de lune.
BASHÔ - Automne
Dans le ciel de cette aube tiède
où la montagne prend la couleur de la violette
alors que la lune ronde se dissout,
deux buses entrecroisent leurs spirales silencieuses
Comment se fait-il que nous puissions fermer les yeux et garder en nous le visible ? Et ne nous serait-il pas permis, et même intimé, de faire comme l'anémone qui se referme, au soir, sur ce qu'elle a absorbé de jour, et se rouvre le lendemain un peu plus grande ?
Quand on vieillit, le regard intérieur se fait myope. On rêve moins. On devient plus avide et plus avare. On vieillit quand on commence à se retourner.
On voit les écoliers courir à grands cris
dans l'herbe épaisse du préau.
Les hauts arbres tranquilles
et la lumière de dix heures en septembre
comme une fraiche cascade
(" A la lumière d'hiver")
La conscience de n’être jamais qu’un voyageur vous lave les yeux.
LUNE A L'AUBE D'ETE
Dans l'air de plus en plus clair
scintille encore cette larme
ou faible flamme dans du verre
quand du sommeil des montagnes
monte une vapeur dorée
Demeure ainsi suspendue
sur la balance de l'aube
entre la braise promise
et cette perle perdue
Tel est le monde
Nous ne le voyons pas très longtemps : juste assez
Pour en garder ce qui scintille et va s’éteindre,
Pour appeler encore et encore, et trembler
De ne plus voir. Ainsi s’applique l’appauvri,
Comme un homme à genoux qu’on verrait s’efforcer
Contre le vent de rassembler son maigre feu…
Durant tant d'autres de ces voyages, s'était produit la même espèce d'émotion, toujours liée à un lieu religieux anodin, une petite chapelle, même modeste, même quelconque, pas même décorée, ou une crypte, et au fond je me suis dit que si je n'avais pas été un peu obnubilé par une sorte d'anticléricalisme qui était le nôtre à tous à un moment donné, en particulier les amis de gauche que j'avais à l'époque à Lausanne, j'aurais peut-être réfléchi qu'il y avait là quelque chose de beaucoup plus important que ce que j'aurais pu imaginer d'abord, qui était vraiment cette rencontre, inattendue souvent, inespérée, et pourtant... peut-être poursuivie en le cherchant, du sacré.
En longeant un verger - un verger d'amandiers, ou ailleurs de cognassiers -, en y pénétrant, en le traversant, je retrouvais la même émotion. Celle d'une construction ouverte, qui contiendrait l'infini. Avec, à chaque fois, le sentiment vraiment central du sacré.
Il se dessine une veine rose dans l'air
et peu à peu plusieurs, comme sous la peau
d'une main jeune qui salue ou dit adieu.
Il s'insinue une douceur dans la lumière
comme pour aider à traverser la nuit.
Autant de plumes, tourterelle, pour tes ailes,
Autant de rumeurs tendres à tes lèvres, inconnue.
(" Poésies")
Il faut toutefois remarquer que cette parole du haïku reste toujours parfaitement simple et naturelle, ou du moins le paraît. Mais ce qui paraît simple et naturel n’est pas du tout facile ( comme ont l’air de le croire ceux qui fabriquent aujourd’hui du haïku en série ). Il faut viser d’autant plus juste que sont peu nombreux les éléments du poème, en peser le poids sur des balances d’autant plus sensibles qu’ils sont légers. Alors seulement, la cible atteinte n’est plus une cible, mais une ouverture où la flèche se sera engouffrée ; alors seulement, le coup d’éventail imperceptible aura produit une onde capable de se propager à l’infini.
Naïvement pur d'avenir, je suis
monté sur le bûcher trouble de la douleur,
sûr de ne plus acheter d'avenir
pour ce cœur où la ressource était muette.
( Extrait du dernier poème qu'il a inscrit dans son carnet sans pouvoir l'achever, vers la mi-décembre 1926. )
Silence.
Le cri des cigales
Creuse les rochers.
BASHÔ - Été
"Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible (on a pu même demander
à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),
tous les mots sont écrits de la même encre,
« fleur » et « peur » par exemple sont presque pareils,
et j’aurai beau répéter « sang » du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé.
Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur,
qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains.
Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche
en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible – si près soudain
qu’on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel.
Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste."
Devant l'échoppe
Les presse-papiers sur les livres de peintures :
Le vent de mars !
KITÔ - Printemps
Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme une source
elles sont de la brume sur des lacs,
un trouble du jour intérieur ,
une eau que la peine a salée .
Novembre 1959
... à bout de forces dans cette aube de novembre
je vois le soc du froid qui s'avance et flamboie
et en arrière dans une lumière accrue
l'ombre laboure
*
Je parle pour cette ombre qui s'éloigne à la fin du jour
ou n'est-ce pas plutôt elle qui chante en s'éloignant,
son pas qui parce qu'il l'emporte dans les champs
parle avec toute la douceur de la distance?
Quel est cet air plus mélodieux que l'air,
sinon la déchirure même et la distance de la terre
qui murmure amoureusement, sinon les heures
qui de passer font une suite de paroles? ...
*
... Où faut-il que ton pied se pose, et que ton coeur
cherche aliment ? Le monde glisse, les saisons se dérobent
et les plus pures lignes sont brouillées.
Les joints des mots se rompent, certains sombrent,
d'autres s'éloignent, mais le fond même
et la distance même ne sont plus saisies.
Y aura-t-il des larmes assez claires
pour nous creuser un chemin dans ces terres ?
Mais s'il ne s'agit plus de terres, de chemins,
de nuit à traverser, s'il n'y a plus
de terre, plus de jour, plus d'étendue?
Si la source des pleurs est asséchée?
Si le vent, même pas le vent, la tempête
ou plutôt la tempête dans les tempêtes
emporte les moindres propos
et la bouche qui les disait, et les visages
qui se tendaient vers sa douceur, et la douceur,
emporte l'emportement même
et qui dévorerait le souvenir du feu, le nom du feu
jusqu'à la possibilité du feu ...
*
... Si je ne m'avançais vers la fin, je n'aurais
pas de regard. ...
~
Mars 1960
Étrange, cela.
J'ai considéré la face de la nuit, et les joyaux dont elle orne son éloignement. Sultane insaisissable, le bas du visage sous le voile de la brume lunaire, beauté brûlée, calcinée, tison qu'aucune main ne peut saisir.
(La semaison, carnets 1954-1967, éd. Gallimard, 1971.
Extraits, pp. 25-28 & 41)