Citations de Pierre Guyotat (74)
Dans les moments encore où un peu de mon droit à parler me revenait dans le coeur, brisait un peu de ma mutité intérieure, je voyais, j'entendais ce texte, en langue normative sous forme de prière, des impropères dans le son de Palestrina et de Lassus, mais à Dieu ; trop près encore de l'action pour en faire le récit. Il me faudrait, pour cela, créer d'abord de nouvelles figures, avancer dans la formation de ma langue et la connaissance du monde - et dans mon dépouillement devant la richesse des autres.
Mais l'oeuvre est là, sous mes doigts, des voix qu'il faut que je libère de mes entrailles, je veux surseoir au départ. Devant mon ami alors, l'alternative, le débat, ancien en moi, entre oeuvre et vie, explose.
Depuis, ce dilemme n'a plus de force : plus j'interviens physiquement dans la langue, plus j'ai la sensation de vivre ; transformer une langue en verbe est un acte volontaire, physique.
Un débat entre littérature et vie, oui, peut-être, mais pas entre ce que moi j'écris et la vie. Parce que c'est la vie, ce que je fais.
étreinte par les soldats sous le mirador où je veille éjaculant,
je reprends une vie nocturne : de la nuit, situation cosmique d'exception pour l'homme ordinaire, j'espère toujours sinon l'installation en moi d'un nouveau moi, du moins un répit dans le moi dont je suis affligé.
Mais, depuis l'enfance je vis si intensément chaque vision, que de l'enraciner immédiatement dans une origine historique, métaphysique et de la prolonger presque simultanément dans une résolution ou une métamorphose future, je lui fais exploser son centre actuel, ainsi disparaît la vision à l'intérieur de moi, pour s'y transformer en objet de création et s'efface-t-elle de la réalité extérieure.
Toute manifestation du réel n'est qu'un signe avant-coureur ou d'après coup d'une pensée continue de la violence du monde -mais violence de vie- de l'humain à l'humain, de la nature (maladie) à l'humain, de l'humain à l'animal, de l'animal à l'humain, des animaux entre eux, du corps à l'esprit, de l'esprit au corps...- une confirmation de ce que j'éprouve, imagine en continu et en silence. P 200
(p. 167)
Que dit-elle, précipitamment, français arabe mêlés – mais parle-t-elle ? n’est-ce pas moi qui la fait parler en moi ? –, elle recule, ouvre la porte en grand sur la pénombre: entre le corsage et le short une peau rose et brune, vermeille pâle et le nombril comme un coquillage à fleur de sable ou d’eau: je vois la fesse, le rein, la croupe, c’est bien depuis une gorge, sa bouche entrouverte, qu’elle « parle » de plus en plus doux maintenant que j’ai presque tout vu d’elle: ma paume veut sa croupe – elle pas assez sortie pour que je puisse la voir – , mes lèvres sa bouche, mes dents – que je ne connais pas – ses dents qu’elle, à chaque miroir, regarde, lèvres retroussées; mon cœur son cœur.
Le peu d’uniforme que nous portons suffirait pour qu’ils nous chassent… ou pire. Si ce sont des libéraux, des indépendantistes, voire des maquisards retournés à la vie civile, nous voici, me voici… ; mais de quoi de politique pourrait-on nous accuser : nul n’est plus l’ennemi de l’autre.
Mieux vaut lire la fin, actuelle dans ce temps de haine, de joie bonne pour les uns mauvaise pour d’autres, de qui-vive, de honte et de terreur pour beaucoup, pour les prochains suppliciés encagés là-haut, liés les uns aux autres en attente d’être battus, brisés, broyés, mutilés, énucléés, écorchés, ébouillantés, rôtis et rendus en restes sans forme ni couleur ni odeur reconnaissables ou cendre à la terre – mais sommes-nous d’âge à « pardonner », ni à penser que « chacun fait ce qu’il peut », ni à penser la mort et la fatigue de vivre et d’affronter…
Sous quelle autorité vivons-nous maintenant ? Celle de la France a cessé ; celle de l’Exécutif algérien, mise en place en Avril sous la présidence d’Abderrahmane Farès, avec sa Force locale – beaucoup de jeunes Algériens sortent de nos rangs pour la rejoindre –, n’est-elle pas déjà recouverte par celle de l’ALN et du GPRA, lui-même divisé ?
Je lui envie le sens de son droit humain, celui de ne pas être humilié plus qu’il ne le mériterait, celui d’exister, le droit d’aller, ni fier ni humble, d’avancer, de respirer, autant que les autres, il m’aide à retrouver ce sens de mon droit, que toutes les autorités – celles du moins qui ne comprennent pas que je suis « autre » – jusque-là m’ont dénié.
Illumination : c’est de la bête que je dois faire une œuvre, de l’idiot qui parle, du « rien », encore un peu de psychologie française, de « personnages » – c’est dans le 4 × 4 de commandement que j’ai écrit, quelques mois auparavant, en attente du chef de bataillon, le prologue d’un livre à paraître deux ans plus tard –, et bientôt l’épopée de l’idiot – par l’idiot, détruire l’humanisme, comprendre le monstre politique ou de camp (le culturel n’a pas empêché la pire déshumanisation) –, de l’idée fixe : qu’est-ce après tout qu’Antigone, qu’Électre… ? le Christ lui-même… plus le mental et les préoccupations sont limités, plus le verbe est beau et ample : l’idée fixe comme percée et éclatement du réel.
Je connais mes turpitudes : m’en connaît-Il une, pire et que je ne connais pas et qui le fait m’abandonner au vol ? Pourquoi, dans la chambre illuminée comme d’une apparition de Son fils, S’est-Il tu en moi, une fois ma décision prise ? ne m’a-t-Il pas foudroyé moi serrant le billet volé, me brûlant et brûlant avec moi le billet ? Foudroyé je le suis mais vivant ; plus froid que le froid qui m’environne.
Pourquoi vouloir savoir qui a volé ? Au lieu que si près d’une fête, de la réconciliation, la deuxième sans elle dont la dépouille se décompose dans le sol gelé tout près sur le versant Sud de notre massif, nous devrions nous étreindre tous, satisfaire les besoins de chacun, soutenir notre père esseulé ; notre frère aîné, soldat en Algérie, mon ami en peinture et musique, ne rirait-il pas, lui, jadis petit collégien en pèlerine dur à la faim sous l’Occupation, de ce tribunal inutile ?
Notre corps humain d’aujourd’hui le Créateur l’eût pensé autrement, celui que nous subissons est un ensemble artisanal fragile, naïf, pas de quoi, croyants ou non-croyants, s’en extasier : la « perfection du corps humain », le sexe, l’opération chirurgicale, la souffrance, la guerre, la mettent à bas plusieurs millions de fois par seconde, de par le monde.
Admettre un mode d’emploi, quand tout est électrique, court-circuit, composer avec le réel, le couple posément poser des compromis, douleur, déchirement pour un enfant de Dieu – qui Dit et C’est.
La faim, d’un ou deux jours, renforce les sens, la volonté ; un gros homme rubicond en tablier de cuir nous fait ranger des caisses dans l’arrière-cour de son bar-restaurant, puis, à moi, rédiger ses menus « avec un brin de fantaisie », mais avant de manger, comme s’il avait compris que la faim favorise l’imagination que le ventre plein endort ; deux assiettes de hachis Parmentier, puis, sur notre avidité, une troisième pour deux ; au-dessus du bar, la radio rediffuse l’extrait de la conférence de presse récente où Charles de Gaulle propose aux insurgés d’Algérie la paix des braves.
Le faisceau tournant d’un fanal rouge d’un bateau de tourisme retardataire nous fouaille. François garde sa bouche ouverte, le halo sur ses dents fraîches, je ferme les yeux, les rouvre : une forme a glissé derrière ma tête depuis le bas de l’arche ; je me retourne, dans le sac, me hisse, coudes au pavé, vers l’arrière : d’un tas de hardes, une main, pote, d’un bras nu marqué de cicatrices, ramène les guenilles vers le haut où ça renifle ; je suis la main vers de grosses narines retroussées où un doigt à l’ongle encrassé fouille ; plus haut, des mèches bouclées, un peu grasses, sortent des oreillettes relevées d’une casquette de surplus ; des cils aussi longs que des faux battent un haut de joue dont le rose se voit dans le halo rouge ; le doigt s’y met : des poux ?...Le corps bouge, tout entier, descend sous les hardes à nouveau dispersées, entre les relents de pisse séchée j’en flaire un de parfum, de crasse et d’autre chose que je ne connais pas : en serait-ce un de l’épanchement que quelques-uns d’entre nous, retour au pensionnat le dimanche soir, essaient de nous décrire comme issu de l’intimité, du secret des filles qu’ils se vantent d’avoir vues « culbutées » par les jeunes ouvriers dans les bals de village et de faubourgs ? De ce que, il y a trois ans, retour d’Angleterre, dans les soutes du ferry j’ai flairé au tampon de la fille endormie ?
Le paysan adolescent s'agenouille au bord de la flaque de sangs mêlés, l'épaule appuyée au rideau de fer de la boucherie ; sa main fouille dans la poubelle entre les chairs déchiquetées, prend un coeur de chevreau transpercé, le porte à la bouche ; les chauves-souris, prises dans la chambre froide, s'agrippent aux quartiers suspendus ; le paysan, mâchant le coeur de chevreau, entre dans le bordel des femmes ; la maquerelle le prend entre ses bras, elle le pousse vers l'escalier, il s'accroupit, découvre les pots, lape la gelée (...)
Le rebelle hurle, ses genoux sautent, les soldats dansent sur son ventre, Barclay, assis sur le lit du mort, lui couvre les yeux avec ses mains :
- Ne vois pas la vengeance, Gay Zodiac, ne regarde pas leur danse. Descends, tes vengeurs frappant et tuant sur la terre où tu t'enfonces. Mais, ne te retourne pas, ferme tes oreilles à leurs sanglots.