Citations de Pierre Loti (924)
on ne connaît les Anglais qu’en les rencontrant chez eux.
Dans l’avenir, aux yeux de nos descendants plus affinés, ils seront de grands malfaiteurs, ces hommes qui, pour amasser de l’or, détruisent si aveuglément, dans nos horizons de France, les dernières réserves de calme et de beauté.
Tout pays qui s’ouvre au tourisme abdique sa dignité, en même temps que son lot de paix heureuse…
Déjà tout change dans la région contaminée et la tradition s’oublie, le béret se démode, la couleur s’éteint ; des boutiques, qui étaient gentilles et campagnardes, s’affublent de vitrages « art nouveau » ; le fandango, sur la place de l’église, disparaît devant le quadrille de barrière.
Mais il est croyable que certains animaux supérieurs, pendant les minutes où ils sont lucides (chiens qui hurlent à la lune, chats qui se lamentent sur les toits les soirs d’hiver), sentent aussi désespérément que nous la tristesse d’être l’un des milliers d’échelons, si vite brisés, sur lesquels cette Pensée essaye sa marche ascendante, — l’indicible tristesse d’exister et l’horreur de finir.
À notre époque, qui est celle de la laideur envahissante, cette rage éhontée de déboiser partout arrive à son paroxysme, et, lorsque nos descendants comprendront enfin l’étendue de notre stupidité sauvage, il sera trop tard, car il faut des siècles et des siècles pour recréer de vraies forêts.
Jamais avec autant d’effroi je n’avais entrevu l’abîme, le définitif abîme ouvert entre ceux qui vivaient ici et l’homme que je suis devenu. Eux étaient les sages et les calmes, et ma destinée, au contraire, fut de courir à tous les mirages, de sacrifier à tous les dieux, de traverser tous les pandémoniums et de connaître toutes les fournaises…
Et comme c’est étrange de se trouver tout à coup maître de ces choses, qui ne semblaient presque plus réelles, tant l’éloignement et les années en avaient, si l’on peut dire, dématérialisé l’image !…
Et voici que j’ai le sentiment de pénétrer chez les morts, chez les aïeules mortes. Nulle part autant qu’ici et à cette heure le passé ne m’avait enveloppé de son linceul.
Mon fils, entre ses deux amis, attend impatiemment, au seuil de la maison muette, où il va pénétrer comme dans un château de la Belle-au-Bois-Dormant.
Elle semble être l’âme de ce vieux petit quartier mort qui l’entoure et qui, en plus de sa tristesse d’abandon, exhale aussi l’inexprimable tristesse des îles…
Cet horizon, qui n'indiquait aucune région précise de la terre, ni même aucun âge géologique, avait dû être tant de fois pareil depuis l'origine des siècles, qu'en regardant il semblait vraiment qu'on ne vît rien, - rien que l'éternité des choses qui sont et qui ne peuvent se dispenser d'être.
Elle fuyait devant le temps, la Marie, fuyait, toujours plus vite ; - et le temps fuyait aussi - devant je ne sais quoi de mystérieux et de terrible.
Mais j'avais connu ces choses à la splendeur de l'été ; or, je les retrouve en décembre, et l'hiver de l'année, - peut-être aussi l'hiver de ma vie, - me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement triste.
Comme c'est drôle, j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années ! ... Je l'avais presque oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de souvenirs, - mille choses : les cèdres centenaires penchés autour des pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.
Des bonjours mélancoliques disais-je... Mélancolie des quinze ans écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée : c'était donc bien sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays.
- Allons encore jusqu'à la chapelle de Saint-Eloi, dit Yves.
Elle est en haut de la colline, bien antique, toute rongée de mousse, toute barbues de lichens, seule toujours, fermée et mystérieuse au milieu des bois.
Elle ne s'ouvre qu'une fois l'an, pour les pardons des chevaux, qui viennent tous alentour, à l'heure d'une messe basse qu'on dit là pour eux.
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Prenez au hasard vingt femmes turques (femmes du monde, s’entend); vous n’en trouverez pas une qui ne parle ainsi!…
Élevées en enfants prodigues, en bas bleus, en poupées à musique, objet de luxe et de vanité pour notre père ou notre maître, et puis traitées en odalisques et en esclaves, comme nos aïeules d’il y a cent ans!… Non, nous n’en pouvons plus ! Nous ne pouvons plus !…
Elle l'aimait assez pour oser le lui avouer en face. Elle lui dirait : " Vous m'avez cherchée quand je ne vous demandais rien ; à présent, je suis à vous de toute mon âme si vous me voulez ; voyez, je ne redoute pas de devenir la femme d'un pêcheur, et cependant, parmi les garçons de Paimpol, je n'aurais qu'à choisir si j'en désirais un pour mon mari ; mais je vous aime, vous, parce que, malgré tout, je vous crois meilleur que les autres jeunes hommes ; je suis un peu riche, je sais que je suis jolie ; bien que j'aie habité dans les villes, je vous jure que je suis une fille sage, n'ayant jamais rien fait de mal alors, puisque je vous aime tant, pourquoi ne me prendriez vous pas ? "
La petite lampe, qui brûlait seule à cette heure avancée, éclairait avec un peu de mystère ses épaules et sa poitrine, sa forme admirable qu'aucun œil n'avait jamais regardée et qui allait sans doute être perdue pour tous, se dessécher sans être jamais vue, puisque ce Yann ne la voulait pas pour lui...
Elle se savait jolie de figure, mais elle était bien inconsciente de la beauté de son corps. Du reste, dans cette région de la Bretagne, chez les filles des pêcheurs islandais, c'est presque de race, cette beauté-là ; on ne la remarque plus guère, et même les moins sages d'entre elles, au lieu d'en faire parade, auraient une pudeur à la laisser voir. Non, ce sont les raffinés des villes qui attachent tant d'importance à ces choses pour les mouler ou les peindre...
Alors lui me répondit avec un air de reproche triste :
« Au moins, vous savez bien, frère, que je suis changé maintenant et qu’il y a quelque chose qui est bien fini ; ce n’est pas de cela que vous voulez parler ? »
Et, moi, je serrai la main de mon frère Yves, en essayant de sourire comme quelqu’un qui aurait tout à fait confiance.
Les histoires de la vie devraient pouvoir être arrêtées à volonté comme celles des livres…