Tu te rappelles de l'époque où on s'est rencontrés ? C'est maintenant une collection d'images floues. Des noms, des évènements, des lieux. Plus rien n'a de sens. Tu as remarqué ce qui reste de notre vieux quartier ? Les merceries ont été remplacées par des friperies ou des boutiques de gadgets chinois. Les bars ferment et dans les top-less, il ne reste que des danseuses de plus en plus vieilles et apathiques. Dans deux ans, notre immeuble sera vendu, ils vont construire une tour pour les hommes d'affaire avec de larges cravates et un cœur gros comme une calculatrice.
Quelque part dans ma tête, j’ai entendu sonner une cloche. C’était un tintement agréable, plaisant, qui m'a rappelé l'appel aux fidèles lancé d'une petite église de Chiloé aux tuiles délavées, se découpant sur un ciel d'un bleu éclatant après une nuit de pluie, quand on peut encore distinguer l'énergique baiser de la gelée sur les sillons. Le volume du tintement a augmenté et, lentement, j’ai ouvert les yeux. Tandis qu'un rayon de soleil balayait mon visage, j'ai retrouvé l'image du corps de Griseta chevauchant le mien. Ses mots l'après-midi où, à la sortie du cinéma, nous nous étions lancés dans une course folle pour arriver à l'appartement et des vers de Gonzalo Rojas qu'elle m'avait lus après avoir fait l'amour : « Le mot plaisir, comme il coulait le long de ton corps, long et libre, le mot plaisir. »
Je me suis levé pour aller prendre une douche glacée qui m'a fait retrouver ma lucidité. Après quoi, j'ai mis la symphonie du Titan de Mahler dans le lecteur à cassettes, j'ai cherché une chemise propre et commencé lentement le rituel consistant à m’habiller et à retrouver la notion de mon corps malmené par les effets de la bière.
J'ai laissé passer les heures, la tête sur l'accoudoir gauche du fauteuil, à regarder la lumière entrer peu à peu dans le bureau. J'ai redécouvert les meubles et les livres, ma table de travail et, posé dessus, le Walther M.9, inutile souvenir de la nuit précédente, de l'attaque puis de mes déambulations dans le quartier jusqu'à ce que la peur cède la place à un sentiment de désarroi qui m'avait poussé à chercher refuge dans mon bureau. Qu'est-ce qui m'avait sauvé ? L'instinct ? La chance ? L'ouïe qui m'avait signalé l'arrivée du véhicule ? Je n'avais pas de réponse. Le destin m'ordonnait de poursuivre ma mission les yeux ouverts. C'était peut-être le vieil ange gardien de mon enfance auquel j'avais recours quand j'avais peur de perdre les choses les plus chères à mon cœur. Les arbres, la mer, la musique, mes livres, le souvenir des femmes que j'avais aimées et dont les noms étaient inscrits dans un petit carnet : comme un avare qui comptabilise ses biens, je retenais leurs noms, les traces de leurs caresses, les instants où j'avais cru voir en elles quelque chose de définitif.
Rien ne me plaît davantage que marcher sans but dans la ville. J'aime regarder les gens et m'arrêter devant les vitrines des boutiques et des librairies. Quand je suis fatigué, je cherche un petit bar pour y boire du vin tandis que le cendrier se remplit de mégots et qu'autour de soi des groupes d'ouvriers ou de retraités lisent leur journal ou boivent une bière.
Incapable de réfléchir à ce moment-là, j'ai gardé mes idées dans le classeur réservé aux doutes et demandé une bière. J'ai lu dans l'ambre trouble le présage d'un après-midi sans imprévu, plein d'ennui, auquel je devais tordre le cou avant que le découragement ne me fasse prendre le chemin d'autres verres.
Pourquoi rêvons-nous de nos peurs ? Est-ce à cause de la vie que nous menons ou à cause de la mort qui nous attend ?
Quand Bernales est entré au café Santos, il était l'heure que les poètes ont coutume d'associer à un poème de Garcia Lorca. Cinq heures de l'après-midi. Une heure qui me rappelle les goûters à base de lait tiède, de pain et de pâte de coing servis à l'orphelinat ; nous, les internes, on avait le nez collé au bord de la table et le père Jacinto lisait des épisodes de la vie de Domingo Savio ou les chapitres plus lacrymogènes de Cœur, le roman d'Edmundo de Amicis. Je pouvais depuis répéter chacune de ces histoires et j'associais les après-midis gris à la douceur écœurante de la pâte de coing.
L’hysope, qu’est-ce que ça peut bien être ? me suis-je demandé et je suis allé consulter le glossaire inclus à la fin du livre. “Plante très aromatique de la famille des labiacées.” Je n’étais pas beaucoup plus avancé et, pour en avoir le cœur net, j’ai eu recours au Petit Larousse posé sur mon bureau. Les labiacées étaient une “famille de plantes dicotylédones dont la corolle présente deux pétales en forme de lèvres”. J’ai pensé refermer le dictionnaire mais, au dernier moment, j’ai décidé de lui donner une deuxième chance. J’ai donc appris qu’on appelait dicotylédones les plantes “dont les graines possèdent deux cotylédons” et qu’un cotylédon est “le lobe séminal entourant l’embryon”. Des mots, encore et toujours des mots. Arriver à savoir ce qu’était l’hysope pouvait se révéler aussi compliqué qu’essayer de découvrir l’assassin de Coiro. J’ai éprouvé une soudaine allergie aux mots et jeté le dictionnaire au pied du bureau.
Ce n'était même plus un manque d'intérêt, juste l'idée que la vie réservait peu de surprises et qu'en définitive, lorsqu'il s'agissait de crimes ou de délits, on pouvait compter les mobiles sur les doigts d'une main. L'homme n'est pas très original dans sa perversité. Il tue par ambition ou jalousie.