L`idée est née de l`envie de faire album dans le même esprit, mais centré sur les années 60. Alexandre était alors à mi-parcours de la réalisation de Souvenirs de l`empire de l`atome. C`est le film Danger : Diabolik de Mario Bava , d`inspiration très pop et psychédélique, qui m`a inspiré le point de départ du scénario : l`ambiance d`espionnage, et la figure d`un super-criminel sorti tout droit des fumetti bon marché qui s`affichaient à la devanture des kiosques à journaux quand j`avais treize ou quatorze ans. Le thème du "roman d`apprentissage" m`est venu tout naturellement du travail de réminiscence que j`ai fait alors pour retrouver les sensations visuelles (surtout graphiques) liées aux années-clés de mon adolescence (je suis né en 1954).
De proche en proche, ce travail de réminiscence sur la "matière graphique" de l`époque m`a replongé dans certaines situations qui avaient marqué mon existence de teenager – des vacances de l`été 69, passées en Bretagne avec un copain kleptomane (et un tantinet mythomane) ; mes premières expériences sexuelles, à quinze ans, avec une jolie californienne plus âgée ; la fascination amoureuse intense que m`inspirait une camarade de classe à l`âge de douze ans ; la dépression incompréhensible de mon père à la même époque etc. Toutes ces expériences et ces émotions vécues, tous ces personnages ancrés dans le réel convergeaient effectivement vers une sorte de "bildungsroman" —le récit d`un passage à l`âge adulte. Mais plus que l`aspect strictement autobiographique, ce qui m`excitait dans la construction de ce récit, c`était l`idée de mêler étroitement ces éléments vécus à un script très "fantasmatique", visant à peindre une image vivace et colorée de l`imaginaire de l`époque. C`est-à-dire, tout ce qui nous faisait rêver et nous fascinait dans l`actualité, ou dans les films et les BD populaires durant ces années-là : la figure emblématique de l`espion et du super-criminel masqué, la guerre froide, le LSD et la musique psychédélique, l`assassinat de Kennedy, l`Aston Martin à gadgets de James Bond etc...
Tout l`enjeu de la construction de l`intrigue reposait sur ce défi : il s`agissait de lier chaque élément vécu, autobiographique, à un ressort dramatique ou un rebondissement du récit – de manière à ce que l`on puisse pas percevoir la moindre couture, la moindre solution de continuité, entre la réalité vécue et l`imaginaire (qui, pour moi, représentent des mondes parallèles, à peu près indissociables).
Il y a une différence notable entre l`écriture d`un scénario au format classique (46 ou 54 pages) et l`écriture d`un roman graphique, dont le nombre de pages n`est pas fixé au départ. Dans les albums au format classique (comme ceux de la série Ghost Money, tome 1 : La dame de Dubaï), je ne me lance dans l`écriture à proprement parler que quand je dispose d`un plan très détaillé de toutes les séquences. Je sais (à peu près) ce qui va se passer dans chaque scène, sur quels points forts elles se terminent, l`information qui devra y être distillée, le nombre de pages pour chaque séquence etc. Mais pour un livre d`environ 150 pages, il est beaucoup plus ardu de composer un plan aussi efficace, de régler tous les problèmes à l`avance. Cependant, j`ai déjà une idée "assez bonne" de la fin de l`histoire quand je commence à l`écrire – il restera à l`améliorer en cours de route, quitte à changer complètement le climax, si je trouve mieux – et un plan relativement détaillé de la première moitié du récit.
On en revient, là, à la nature double de l`histoire, au fait que l`album peut se lire simultanément comme roman d`apprentissage et comme roman d`espionnage. Cette structure assez particulière m`a permis d`articuler les deux lectures contradictoires qui sous-tendent le scénario.
Dés le début du projet, je voyais le personnage de Diabolik comme une ombre planant au-dessus des vacances d`été d`Antoine (et de son père). Ce masque devait matérialiser la sourde inquiétude qui tenaille le jeune héros. Il sent confusément que quelque chose se trame sous la surface de sa vie quotidienne, mais cette inquiétude est flottante ; il ne parvient pas à mettre le doigt sur ce qui ne va pas.
De là l`idée de laisser la place à une interprétation purement psychologique de ce qui lui arrive. C`est ce que j`ai voulu marquer dans l`épilogue de la première partie, quand la sœur d`Antoine lui fait cette remarque: "ces questions que tu te poses à propos de papa, tous les garçons se les posent à propos de leur père". La phrase accrédite l`idée que les doutes d`Antoine, son inquiétude, pourraient simplement relever d`un "roman d`apprentissage" classique – sans autre double-fond que la complexité des rapports père-fils.
Mais il fallait mettre des mots sur cette sensation de doute intime. Et, j`ai très vite décidé qu`Antoine serait le narrateur de l`histoire – ce qui impliquait l`utilisation d`un texte off à la première personne. C`est ce qui m`a conduit, finalement, à composer cette structure en deux parties bien distinctes.
Le "texte off" est un dispositif très riche pour un récit romanesque (par opposition à un récit purement "orienté action"). Il présente de multiples avantages si l`on parvient à exploiter ce que le médium peut offrir comme ressources strictement littéraires. Il permet de prendre du recul par rapport à une situation donnée et, surtout, d`anticiper sur ce qui va se passer. Pour l`intrigue de l`Eté Diabolik, ce dernier point était essentiel ; tout au long de cette première partie de l`histoire, le texte rétrospectif d`Antoine répond au thème (visuel) du masque de Diabolik qui "flotte" à la périphérie. Le narrateur souligne constamment la présence d`une faille derrière les apparences paisibles de ces vacances d`été. Et dés les premières pages, il anticipe sur les événements en nous révélant que quelque chose de grave et d`inexplicable va réellement se passer ; deux hommes vont mourir, le père va disparaître mystérieusement...
Cependant, une telle utilisation du texte off exige aussi que l`on détermine de façon tranchée la position temporelle du narrateur par rapport à ce qui lui arrive "en direct" dans l`image. En principe, on doit essayer de faire sentir que le narrateur revient après-coup sur une série d`événements dont il connaît le dénouement. Dans ce cas précis, il fallait soigneusement choisir cette articulation temporelle pour en tirer le meilleur profit dramatique.
De là l`idée assez perverse de couper l`histoire en deux parties vraiment distinctes ; d`abord un livre écrit à la première personne, quelques années après les faits, mais à une époque où Antoine n`a pas encore le plus petit bout d`une explication pour la disparition de son père. Quand il compose ce texte, le jeune homme est toujours en proie à un doute flottant : ce masque qui planait sur ces fameuses vacances était-il autre chose que le fantasme d`un adolescent stimulé par divers incidents sans liens, et par une prise de LSD ? Peut-être aurait-il mieux valu faire comme sa sœur : reprendre une vie active, et se résoudre à ne jamais connaître le fin mot de l`histoire.
Seulement voilà, Antoine n`y arrive pas. Sa vie est en stand-by (autrement dit : le passage à l`âge adulte est loupé). Quelque chose résiste en lui. Or, le lecteur ne peut que lui donner raison, puisque l`histoire s`ouvre sur une note de l`éditeur qui précise qu`une annexe a été rajoutée, "dans cette deuxième édition" du livre, qui éclaircira tous les mystères du premier récit.
Dès l`entame du livre, le lecteur est donc prévenu : cet été va déboucher sur un drame, et dans la deuxième partie, on lui donnera une solution complète du mystère, Même si le premier acte de l`histoire peut être lu comme le récit vécu des vacances d`un adolescent des années soixante, on sait qu`il cache un double-fond dont tout indique qu`il relèvera du registre du récit d`espionnage. On voit comment cette structure en deux actes permet de superposer les deux formes de récits – de lire deux récits contradictoires en même temps. Et la solution est d`autant plus perverse qu`elle finit par donner raison aux fantasmes et à l`imaginaire collectif de l`époque –contre une explication psychologique intime, d`autant plus crédible (en principe) qu`elle est vraiment fondée sur des anecdotes vécues.
Il paraît que dans toute famille, il y a des des secrets. Ce qui est sûr, c`est qu`il y a toujours des questions, qui, même si l`on pouvait entrer dans la tête des gens, n`auraient pas de réponses satisfaisantes à offrir. La dépression soudaine de mon père, à l`âge de quarante ans, a toujours été source de questionnements dans ma famille, et je n`étais pas le dernier à formuler des hypothèses (que je gardais soigneusement pour moi), tout en sachant pertinemment que l`énigme relevait sans doute d`un dysfonctionnement neurologique qui ne cachait aucun "secret" au sens romanesque du terme.
Mais la raison pour laquelle j`écris de la fiction (sans jamais éprouver la moindre envie de faire œuvre autobiographique), c`est que je suis très à l`aise, très heureux, dans un monde entièrement tissé d`hypothèses, même contradictoires. C`est mon oxygène, et je ne suis ni pressé de les voir confirmées, ni inquiet de les voir contredites. En fait, les deux issues me réjouissent également. Si j`obtiens une réponse sur un point, je me dis : «Voilà : question réglée ! On peut passer à l`hypothèse suivante»...
Les expériences vécues de mon enfance, pas plus que le roman familial, ne sont donc l`objet de mes fictions : ce genre de quête n`oriente pas ma démarche "artistique" – je ne cherche aucune certitude, aucune vérité définitive de ce côté-là. Mais, prises sous forme d`hypothèses, en acceptant la part fantasmatique, la part d`imaginaire romanesque et toutes les questions sans réponses qu`elles véhiculent, ces expériences vécues fournissent un très bon matériau pour construire des fictions. Qu`il s`agisse de situations réelles ou de fantasmes, tout est vivace, tout est vibrant. Tout est chargé d`affects, de sensations et de possibilités inexploitées – et je n`ai pas besoin de recourir à Google pour éclaircir tel ou tel détail concret. Beaucoup de gens, par exemple, peuvent se reconnaître dans une situation comme celle que je décris, quand Antoine retrouve Michèle, la camarade de classe dont il était désespérément amoureux, à douze, treize ans. Mais quand j`invente leur conversation, chaque inflexion, chaque pause, chaque mot est dicté par une émotion véritable. Que lui aurais-je dit, que m`aurait-elle répondu, si par hasard, j`avais rencontré Michèle à l`âge de trente ans ? Ce genre de fantasme est sûrement très courant, mais cette question-là m`appartient en propre. Cette situation hypothétique est à la fois vécue et infiniment flexible. Elle est en moi ; je peux la remodeler comme je veux, y compris pour la raccorder aux articulations d`une fantaisie baroque et purement romanesque. Les souvenirs personnels offrent un matériau idéal pour mettre de la chair vivante sur le squelette d`une intrigue.
Sur le plan purement technique, notre méthode de travail est assez classique. Pour L`Eté Diabolik, j`ai écrit le scénario complet (entièrement découpé et dialogué) en quelques semaines, et je l`ai remis à Alexandre. Il connaissait déjà le sujet, mais pas dans les détails, et il l`a lu d`une traite ("comme un roman") au cours d`un trajet en train, et en en tirant déjà pas mal d`impressions visuelles.
La lecture d`un scénario peut être très ingrate, et j`essaye de rendre les descriptions aussi fluides et lisibles que possible pour mes collaborateurs. Je ne suggère les cadrages et les points de vue que de manière indicative, pour m`assurer qu`il existe bien une solution, mais les dessinateurs avec lesquels je travaille savent qu`ils ont toute liberté de changer les choses s`ils butent sur un problème ou sentent l`affaire autrement.
Alexandre préfère travailler dans le désordre, en choisissant d`abord de dessiner telle ou telle scène qui l`inspire, en suivant ses envies. Il saute ainsi d`un passage à l`autre pour explorer les différentes ambiances de l`album et se faire une impression d`ensemble. Épisodiquement, il m`envoie quelques-unes des "pièces" du puzzle (ou je passe le voir à l`atelier). À ce stade, il m`arrive de commenter la mise en scène de telle ou telle séquence, quand je trouve qu`un effet dramatique mérite d`être amélioré ou que quelque chose n`est pas très clair, ou qu`une intention n`est pas passée. Il prend note de ces corrections dans les marges (électroniques) de la page, mais il ne s`y arrête pas.
L`important est d`avancer, de couvrir du terrain, de relier les premiers îlots dispersés en dessinant peu à peu les séquences intermédiaires. De mon côté, à part les remarques, qui me sont venues spontanément à l`esprit, j`essaye de ne pas trop m`impliquer, pour préserver la fraîcheur dont j`aurai besoin au cours du dernier mois de chantier. Quand toutes les pièces du puzzle seront enfin réunies, il s`agira, en effet, de "passer la dernière couche. en m`impliquant de nouveau totalement dans l`histoire.
C`est la raison pour laquelle je suis resté un peu distant jusque-là. Si je m`implique trop dans ce long chantier, si je ressasse chaque partie, je finis par "user" mon regard : il devient impossible alors de se mettre dans la peau du lecteur qui découvre l`album.
Or la fraîcheur de cette première relecture complète et suivie est d`une importance capitale, au point que l`idée d`être interrompu dans l`opération par un coup de téléphone ou par mon chat me stresse terriblement. Malheureusement, on ne peut se relire une première fois qu`une seule fois (! ), et j`ai peur de perdre tout le bénéfice de la "distance" que j`ai prise en me détachant de l`histoire pendant de longs mois.
Car, à ce stade, il s`agit bien d`arriver à lire l`histoire comme un lecteur lambda. Je dois entrer dans le "tunnel" du récit en ayant oublié ce qui se trouve derrière chaque tournant. C`est la seule manière de repérer les imperfections ; parfois un morceau de dialogue ou une ellipse entre deux séquences me laisse perplexe ; là, une information n`est pas passée ; ici, on se répète, c`est inutile ; dans cette scène, le dialogue pourrait être plus amusant ou mieux rythmé, etc. Pendant deux ou trois semaines, je vais passer et repasser le scénario au peigne fin, en me basant sur tout ce que j`ai ressenti lors de cette première relecture. Face aux quelques problèmes de logique qui se posent encore, je cherche toujours des solutions économes, qui résolvent plusieurs problèmes à la fois, et qui simplifient les choses.. J`adore ce travail, qui, à tous les niveaux relève plutôt de la soustraction que de l`addition. J`enlève des bulles, je coupe des bouts de phrases, je cherche des expressions plus compactes et vivaces, et je me réjouis chaque fois que je peux remplacer un mot par un autre, plus bref, plus imagé et plus juste.
Pendant ce temps-là, nous restons constamment en contact Alex et moi. J`admire sa patience infinie devant cette montagne de corrections qui viennent en fin de parcours, mais je suppose qu`il est animé par la même envie de profiter des derniers moments qui nous restent pour peaufiner l`album. Mylène, sa compagne joue d`ailleurs un grand rôle, à ce stade. Comme moi, elle a évité de suivre le chantier de trop près, et elle peut poser sur l`album un regard frais, un regard très précis de dessinatrice, d`où sortiront toutes sortes de corrections supplémentaires.
Le projet est parti d`une envie commune d`explorer le monde graphique des années 60 à travers le prisme de la BD, du design, de la mode, de l`image cinématographique, etc. C`était déjà le cas dans Souvenirs de l`empire de l`atome, pour les années 50. Et c`est dans le même esprit que je travaille sur l`esthétique contemporaine, avec Dominique Bertail (Ghost Money, tome 1 : La dame de Dubaï) et sur celle des années 20 avec Laurent Bourlaud (Retour à zéro). Ce n`est pas un hasard si Dominique, Laurent, et Alexandre (dans une moindre mesure), étaient très impliqués, comme moi, dans l`expérience du site web Coconino World sur lequel nous avons travaillé ensemble pendant une dizaine d`années. Le site mêlait un travail de recherche sur l`image graphique du 19e et du 20e siècle, avec des interprétations libres (par ces jeunes dessinateurs), des différents styles que nous remettions en lumière. Peu à peu. nous avons mis au point une sorte de "langage commun" pour parler du traitement stylistique de l`image – une façon ludique, enthousiaste, de suivre des pistes inexplorées, de dénicher des dessinateurs oubliés qui avaient mis au point des solutions inattendues, et de reprendre ces pistes, ces solutions, à nouveaux frais pour créer des images à la fois fraîches et "millésimées".
Ce phénomène d`emprunts et de "revival" est sous-jacent dans la culture de la bande dessinée, qui est en permanence traversée par des influences stylistiques diverses plus ou moins visibles ou avouées. Mais ici, nous avons profité de nos années d`expérience sur Coconino World pour "orchestrer" délibérément ce jeu d`influence et le mêler intimement à la construction d`une histoire qui se veut avant tout, le portrait d`une décennie (années 50, 60 etc.).
Dès le stade de la construction du scénario, nous discutons entre nous des filtres stylistiques que nous aimerions voir figurer dans l`album. Certaines séquences (comme celle du LSD, dans l`Eté Diabolik), naissent directement de notre envie de jouer avec un idiome précis (celui des BD de Guy Peellaert, pour ce cas-là) ; il nous fallait au moins une séquence de piscine pour évoquer les peintures Hockney et des balades en vélo pour évoquer ses paysages... Le scénario est né sur ce terreau, il s`est développé en prise directe avec ces références visuelles, alimenté par nos enthousiasmes et nos découvertes : nous nous procurons des livres sur la peinture ou le design, des revues de mode d`époque, nous visionnons des tonnes de films, et nous récoltons d`innombrables jpegs sur Internet. Nous faisions déjà cela pour alimenter le site.
De mon côté, j`applique les mêmes techniques de recherches que dans ma démarche d`historien de l`image humoristique et de la BD, mais toujours avec le souci de trouver la référence qui "parlera" à mes partenaires dessinateurs. Ce n`est pas un travail froid, ou scientifique, c`est une activité amicale, faite de passion partagée. Sans cet état d`esprit, qui augmente considérablement la "bande passante" entre le dessinateur et le scénariste, le résultat final serait certainement très, très différent.
Nous ne pouvions, ni ne voulions éluder le côté "solaire", californien, des années soixante. Nous avons choisi l`été 67 parce que c`était l`été de l`amour à San Francisco, celui des couleurs éclatantes du mouvement hippie, de Twiggy et des robes Mondrian de Saint Laurent, de la peinture pop et des BD de Peellaert, l`été où le tube psychédélique A Whiter Shade of Pale passait en boucle dans les juke-box. Et ce n`est pas par hasard si des thrillers psychologiques comme Plein Soleil ou La Piscine font aussi partie de nos références... Par un jour lumineux, il peut se passer bien des choses. Même l`assassinat de Kennedy s`est déroulé sous un ciel bleu...
Le personnage a été créé en Italie, en 1962, par Angela Giussani, très vite rejointe par sa sœur cadette Luciana. Les deux sœurs ont créé une petite maison d`édition (Astorina) pour publier ces bandes dessinées, mais le personnage a connu un succès foudroyant dans les années 60, et l`entreprise familiale est vite devenue un empire éditorial en Italie. Le personnage de Diabolik (alias : le Roi de la Terreur), est une incarnation moderne du criminel masqué à la Fantômas. Il reprenait tous les éléments des BD populaires et policières des années 30 (Le Fantôme du Bengale,Dick Tracy, Batman...), en les replaçant dans des situations contemporaines.
Plus que les aventures elles-mêmes, c`est la place de choix qu`occupaient ces fascicules bon marché à la devanture des kiosques des années 60 qui m`a donné envie de revisiter le personnage. Les kiosques à journaux exerçaient sur moi une fascination et une attraction quasi-incontrôlables. L`érotisme, le grotesque et l`humour, l`actualité, la bande dessinée s`y mélangeaient dans un jaillissement continuel de nouveautés. Durant ces années-là, le masque de Diabolik dominait l`écosystème du kiosque, lui donnant son aura de mystère et de cruauté . L`œil glissait sur les couvertures de Paris-Match, d`Hara Kiri et du journal de Pilote et subitement s`arrêtait sur ce regard étincelant de méchanceté, qui semblait donner un sens à l`ensemble en vous dévisageant droit dans les yeux : Diabolik marquait un point de non-retour dans la cruauté, et l`érotisme glacé.
Outre les BD d`avant-guerre (Le Fantôme du Bengale, Mandrake, Terry et les Pirates, Flash Gordon...) – qui m`empêchaient de dormir à treize ans, tellement les rééditions étaient rares et fragmentaires – le Z comme Zorglub (Spirou et Fantasio.) d`André Franquin était de loin ma bande dessinée contemporaine préférée. Mon envie d`écrire s`enracine dans ces lectures d`enfance (auxquelles il faudrait rajouter les aventures d`Arsène Lupin et L`Ile mystérieuse, de Jules Verne).
Le seul scénariste que je trouve un peu "écrasant" dans le sens que vous suggérez, est sans doute Alan Moore – en particulier quand il écrit Swamp Thing, que je trouve aussi brillant qu`inspiré.
Du côté de la littérature romanesque, je place le Tinker, tailor, soldier, spy de John Le Carré au-dessus de tout. Chaque phrase de ce livre me ravit par sa beauté et sa limpidité et m`intimide par sa maturité. Et l`intrigue qui repose entièrement sur un "non événement", quelque chose – un détail – qui ne s`est pas passé, en fait une véritable arabesque littéraire, digne du nouveau roman. Honnêtement, je ne comprends pas comment on peut écrire un livre comme ça. (Dommage que le roman ait été mal traduit en français, sous le titre La Taupe, dans un style obscur et pesant, qui est le contraire même du style original.)
La publication en feuilleton du Garage Hermétiquede Mœbius, dans Métal Hurlant, m`a ramené vers la bande dessinée à l`âge adulte. Une œuvre que j`ai "ruminée", lue et relue, pénétrée jusqu`au moindre trait, interprétée et interrogée pendant près de vingt ans.
Les livres que vous n`avez pas lus comptent autant que les autres et je revendique mes lacunes sans aucune honte ; elles sont dictées par une nécessité intérieure : quand le moment n`est pas venu de lire un livre, il n`est pas venu. Chaque lecteur qui voyage en solo dans la Grande Bibliothèque de Babel le sait bien. Seul le snobisme –qui est le pire des conformismes– est honteux.
Pour moi, la découverte de cette année aura été la publication d`une obscure bande dessinée américaine des années trente, le White Boy de Garrett Price, que mon ami Peter Maresca a magnifiquement réédité chez Sunday Press. White Boy est un western rêveur et contemplatif, très mystérieux, totalement en dehors du ton des comic strips de l`époque. Mais des perles magnifiques, oubliées depuis des décennies, mes amis spécialistes et auteurs en découvrent tous les jours aux quatre coins du monde.
Dix bouquins à la fois, comme toujours. De la théorie (littérature et esthétique), des livres plus techniques sur l`histoire de l`image au 19e siècle, assez peu de bandes dessinées contemporaines (sauf Cow Boy Henk !), de la SF (Charles Stross et Iain Banks), du roman contemporain anglais (Ian McEwan, Jonathan Coe)...
Cette semaine, la librairie Point Virgule vous présente trois BD policières très différentes qui vous prouveront qu'on peut mener des enquêtes palpitantes tout en arborant des styles graphiques décapants. - Dans la tête de Sherlock Holmes, 2 tomes, Cyril Lieron & Benoit Dahan, Ankama, 14,90 - L'été Diabolik, Smolderen & Alexandre Clérisse, Dargaud, 21 - A Short Story, Run & Florent Maudoux, Label 619, 19,90
"On prenait les loups pour des chiens." a écrit Aragon dans son poème "Est-ce ainsi que les hommes vivent ?" Quel écrivain a repris l'expression dans le titre d'un roman ?