Valentine Goby

Il veut qu’elle recommence, qu’elle s’abouche à lui, éteigne tous les bruits et toutes les images. Retourner aux muqueuses, à l’aqueux, aux rivières souterraines.

Il connaissait ce mot, chamonixe, il se répétait distinctement les syllabes comme on piétine l'argile, un talon après l'autre, pour faire monter à la surface des cailloux enfouis, cha-mo-nixe-cha-mo-nixe-cha-mo-nixe jusqu'à ce que du fond de sa mémoire jaillisse l'image des petites brioches bombées fourrées de pulpe d'orange, glacées d'une pellicule de sucre qu'il grattait de l'ongle, il y a longtemps, quand on pouvait acheter des gâteaux Chamonix : il en projetait la vision sur le quai enneigé, couchées sous papier translucide dans une boîte en carton L'Alsacienne, et un mirage de biscuits se délitait sur sa langue, et le sucre imaginaire agaçait ses gencives. (p.13)

Il vient de battre le record du monde en une 1 minute 10 secondes et 84 centièmes. On ne voit plus que le gros plan de son visage crispé par l’effort, et les séquelles d’une rage froide, carnassière. Il tient l’or et le record du monde. “Supercrip !” titreront les journaux, exulteront les commentateurs, l’infirme d’exception, le handicapé génial, le donneur de leçons de vie, le courage fait homme. François Sandre verra un champion. Un guerrier au visage de guerrier. Une image de la puissance. Et il maudira les médias qui louent le handicapé et négligent l’athlète. Au moins célèbrent-ils une forme d’exploit.

Vous avez pris des risques. Alors bien sûr votre film a des défauts. Mais il est plein d'audace, et l'audace, c'est ce qui fait un artiste !

La morphine le soulève, des visages mouvants se déploient devant ses pupilles, se rétractent, semblables aux ombrelles et aux méduses. Il flotte dans une eau tiède, phosphorescente, ni conscience, ni sommeil, jusqu'à ce que se referment mille mâchoires incandescentes.

Il renverse d'un coup de pied sur la roche le sac préparé par Paule, les morceaux de pomme, de saucisse et de pain, il trouve le billet écrit à l'intérieur, bon appétit François, il mange à la manière des biches et des chevreuils. Il s'allonge sue la pierre chaude, sèche sa sueur.

Nadine (infirmière) l'a changé, nourri, pansé, torché, lavé, piqué, bandé, pelé, brossé, dévêtu, rhabillé. Elle a vu et touché son sang, sa lymphe et son plasma, son pus, son sexe, sa sueur, il a gémi, pleuré, dormi, vomi, hurlé devant elle, il l'a haïe, elle lui a lu les lettres de sa mère et de sa fiancée, il a corrigé son anglais, elle lui a fait écouter Beethoven. Personne au monde ne le connaît comme Nadine.

Pleure ma fille, tu pisseras moins.

Ce n'est jamais qui tu es qui compte, c'est pour qui on te prend. (p.130)

Il a vingt-deux ans, il n'a eu le temps de rien, il n'a plus le temps de rien. Ça change quoi l'âge de tes artères si la carcasse est foutue ? En un quart de seconde à Bayle il est devenu vieillard.

Elle s'assoit sur un banc, rabat sa capuche. Etend ses jambes et masse ses genoux. Elle écoute la pluie marteler sa capuche. Entend battre son cœur.

La mémoire est une somme d’images vivantes et de fenêtres murées.

Vivre est une œuvre collective.

Le père. Le frère. C’était de l’autre côté, dans la vie morte. Déjà il n’y avait plus de mère, puis on a retiré le père, le frère, plus d’hommes, retiré Lisette, comme les musiciens se retirent un à un de l’orchestre dans las symphonie des adieux de Haydn, la partition se dénude et à la fin c’est un souffle, violon solo, puis le silence. La vie maintenant c’est Ravensbrück, Térésa, James, des visages, des corps surgis ici qui n’ont aucun lien avec la vie d’avant, aucun souvenir commun. P 141

Et quand tu t'en approches, les herbes graminées s'écartent, laissent voir les coeurs mousseux des fleurs, les pétales hérissés, les cylindres, les capuchons, les cloches aux lignes délicates, orfèvrerie végétale.

Sortir du camp. Ces mots dans la bouche de Mila, Teresa les entend. Les retient. Ça vient plus tôt que ce qu’elle avait imaginé. Et de façon tellement incongrue. Son espoir de survivre. (page 149)

Le père se rappellera la figure cramoisie de l'homme à terre, comme après un franc coup de soleil, la peau gonflée, les reliefs lissés dans une sorte de masque tendu à craquer. Les doigts maigres et calcinés au bout des manches, pareils à des serres d'oiseau.

Où vont les souvenirs quand l'oubli les dévore, en vide le cerveau sans y laisser la moindre empreinte, pas même l'ultime trace calcaire dont la neige signe son passage, elle, après s'être évanouie.

Le jeudi et le dimanche elle joue au foot avec les garçons. Au début, ils se marrent, une fille, elle est bien bonne, ça pèse une plume et ça pleurniche. Pour vérifier, Gérard propose une course avec sacs de patates, ceux de cinquante kilos. Dix concurrents au départ, trois manches, au chrono. Les garçons se regardent, goguenards : les doigts dans le nez. Mathilde remporte les trois manches. Elle devient gardien de but.

Il n'y a pas un bébé dans ce camp, pas une mère parce que mettre au monde c'est mettre à mort.