Chez Ô Grimoire, nous aimons les histoires, surtout lorsqu’elles font réfléchir, et nous aimons l’histoire. Alors, forcément, une histoire qui fait réfléchir tout en se situant dans un contexte historique aussi marqué que ces années où les nazis, alliés aux japonais, sont passés tout prêt de prendre le contrôle de notre monde, cela nous parle ! Et quand en plus il y a de ces « détails » qui sont autant de clins d’œil de l’histoire, se moquant des puissants, alors, c’est tout simplement irrésistible !
Le sujet dont s’est emparé Yoann Iacono est, de ce point de vue, totalement extraordinaire. Et on ne peut qu’acquiescer – ce qui ne nous arrive pas si souvent – à la citation choisie pour agrémenter la quatrième de couverture, une citation de Mark Twain : « si la réalité dépasse la fiction, c’est que la fiction doit rester crédible, pas la réalité ».
Commençons par ce superbe pied-de-nez. Même si cela ne change rien ou presque – l’instrument demeure un violon d’exception -, ce Stradivarius n’en est pas moins, semble-t-il, un Guarneri. Les spécialistes le savent – et, pour ma part, avant de lire ce livre, je l’ignorais -, trois luthiers ont franchi les siècles, Stradivarius, Guarneri et Guadagnini.
Là où ce livre interroge, et prend une véritable ampleur psychologique, c’est dans la lutte intérieure qui se déroule dans la tête de Nejiko Suwa. En effet, rapidement, elle s’interroge sur l’origine de ce violon. Et ne pas parvenir à s’y accorder renforce ses interrogations. Mais est-ce dû à l’âme du violon, aux ondes et à sa « volonté », ou, simplement, est-ce parce qu’elle ne parvient pas à l’apprivoiser ? Et puis, quand elle finit par parvenir à faire corps avec son instrument, et même si elle apprend finalement, par le narrateur, son origine et comment celui qui le lui a offert s’en est indûment emparé, cela ne semble pas la toucher plus que cela.
Certes, personne ne m’a jamais offert de violon du XVIIIe siècle, fusse un Guarneri et non un Stradivarius. Mais si je devais apprendre qu’il s’agit du résultat d’une spoliation, même si je n’en suis pas responsable, ni coupable, je crois que j’aurais du mal à le conserver… Naïveté ? Bêtise ? Peut-être. Mais j’ai trouvé cette réaction de notre violoniste parfaitement décevante. Comme si, finalement, elle le savait depuis le début mais ne voyait pas ce qu’il y aurait de mal à ce « bien mal acquis »…
Et lorsqu’elle finit, à 82 ans, en 2002, par envoyer ses carnets de notes au narrateur, acceptant, en quelque sorte, le dialogue avorté lors de leurs deux premières rencontres – qui sont davantage des télescopages, d’ailleurs -, c’est pour lui annoncer qu’elle a enfermé le violon dans le coffre-fort d’une banque, dont il ne ressortira que lorsque, décédée, son héritage reviendra à son neveu…
Cela, c’est sur le fond. Parlons un tout petit peu de la forme. La véritable difficulté, dans un exercice tel que celui auquel Yoann Iacono s’est livré, c’est de déterminer jusqu’où on fait œuvre d’historien, et à partir d’où on passe en mode « romancier ». Quelle est la juste limite ? Car ce livre est d’abord et avant tout le résultat, l’aboutissement, de plusieurs années d’enquête, en France, en Allemagne, au Japon, aux États-Unis, nous indique la quatrième de couverture, dans des fonds d’archives inédits. Et on s’attend parfois presque à retrouver un glossaire, des cotes d’archive, une bibliographie circonstanciée, comme dans un mémoire académique. Ce que l’on gagne en précision et en exactitude, le risque est de le perdre en émotion, en intensité.
C’est par exemple le cas, pages 85 et 86, pages 132 et 133, pages 177 et 178, pages 216 et 217, où nous sont proposés des extraits du journal de Nejiko Suwa, ces carnets dont on nous dit qu’elle les a finalement adressés à Félix Sitterlin. Est-ce un effet de style, ou, au contraire, une fidélité ultime aux paroles de Nejiko Suwa ? Ces extraits m’ont parus un peu « secs », et j’ai presque regretté qu’ils ne soient pas intégrés au reste de l’histoire.
Équilibre délicat, disais-je, entre fidélité et émotion. Et équilibre que je ne discuterai pas : c’est la forme que l’auteur a choisie, et elle s’impose.
Mais cela m’amène au seul petit bémol, pour moi. Qui est d’ailleurs davantage un regret qu’un bémol. Comme cet équilibre est forcément instable, j’espérais trouver, à la fin du livre, en quelques pages, un texte de l’auteur expliquant ce qui est directement tiré des documents d’époque, des archives, justement, et ce qui, peut-être, est romancé, crédible mais romancé. J’ai déjà évoqué cet exercice auquel Steve Berry se livre à la fin de chacun de ses livres, à l’occasion duquel il signale tout ce qui est étayé par les sources, et ce qui est du ressort de l’écriture. Ici, par exemple, on trouve sur le web des éléments sur Nejiko Suwa, sur Boris Kamensky, sur Herbert Gerigk – le nazi dont on nous dit qu’il est celui qui aurait fourni le violon à Goebbels -. Mais c’est moins détaillé que dans le livre et, parfois, légèrement discordant. Du coup, que et qui croire ? Avoir ce petit texte rendrait, me semble-t-il, encore mieux hommage à cette incroyable enquête !
Ce livre est passionnant, nous racontant, sous une forme inédite, l’horreur de la guerre, la folie des hommes, la violence et son corollaire, l’indicible beauté de l’art. Et l’incomplétude des artistes…
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