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Sophie Mayoux (Traducteur)
EAN : 9782264035851
266 pages
10-18 (05/09/2002)
4.2/5   1495 notes
Résumé :
"Les grands majordomes sont grands parce qu'ils ont la capacité d'habiter leur rôle professionnel, et de l'habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume. C'est, je l'ai dit, une question de "dignité"."
Stevens a passé sa vie à servir les autres, majordome pendant les années 1930 d... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (250) Voir plus Ajouter une critique
4,2

sur 1495 notes
Ah, que j'aime les romans merveilleusement écrits… !
Quel plaisir de lire des phrases extrêmement bien construites, avec de jolis mots, des tournures stylisées mais pas trop, des sentiments nobles, de la retenue, aucune vulgarité…
Petite parenthèse : j'ai acheté ce livre l'été dernier dans un « village du livre » dans l'est de la France.
Mais qu'est-ce donc qu'un village du livre, vous demandez-vous ? (ou pas).
Ce sont généralement de petits villages dans lesquels on trouve une forte concentration de bouquinistes. Il y a huit en France et on en trouve aussi à l'étranger.
Au Pays de Galles, un de ces villages accueille plus de 35 librairies !
Bref, quand j'ai découvert que près de mon lieu de vacances il y en avait un, je suis allée y faire une razzia de romans, de polars, de classiques, de petites pépites etc...

Mais revenons à ce roman.
Mr Stevens est majordome, cela est plus qu'une profession, à ses yeux, c'est une vocation, c'est le sens de sa vie, c'est ce qui gouverne chacun de ses actes, de ses pensées.
Pendant une semaine, il va effectuer un petit voyage en voiture en Angleterre, et cela va faire rejaillir une foule de souvenirs tous liés à sa condition de majordome.
Il a servi un Lord anglais pendant plus de 35 ans et aujourd'hui, la propriété a été rachetée par un américain, lequel n'a pas les mêmes exigences ni la même façon de concevoir le rôle d'un majordome au sein d'une grande maison.
Entre souvenirs personnels et familial, anecdotes liées au service, rencontres avec des personnes influentes ou soucis dans les rapports avec les autres domestiques, Mr Stevens nous fait pénétrer son univers, ses pensées, ses failles, mais nous montre aussi sa force, sa dignité et laisse finalement apercevoir un homme derrière le majordome.
Une lecture magnifique, à la fois classique et surannée mais très touchante.
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C'est avant le lever du jour que j'ai, ce gris matin, achevé à regret la lecture de Les vestiges du jour.
J'ai lu un très grand roman, fort minutieusement écrit et traduit. Un de ces livres qui dissèquent la personnalité et l'âme d'un personnage.
J'ai apprécié, avec le chef d'oeuvre de Kazuo Ishiguro, un travail d'orfèvre en littérature. Un ouvrage délicat d'aiguille, sur un canevas aux couleurs d'une époque révolue.
Fils de majordome et majordome lui-même, Mr Stevens habite son costume et vit son rôle qu'il refuse de seulement "jouer". Il est fidèle au maître qu'il a choisi et chez qui il dit atteindre le sommet et la plénitude de son métier de majordome. Cette dignité, cette perfection quotidienne au service d'un lord pourrait sembler pathétique, quand elle dénote d'une conscience professionnelle surélevée et d'une abnégation quasi-constante du serviteur.
Et Mr Stevens, narrateur de ces vestiges du jour, de dérouler ses souvenirs du Darlington Hall d'avant… du temps où Miss Kenton était l'intendante de la demeure ; à l'époque pendant laquelle s'y déroulaient de grandes réceptions et d'importantes réunions.
…Puisque Mr Stevens, pendant quelques jours, va prendre de vraies vacances à travers le sud de l'Angleterre au volant de la Ford obligeamment prêtée par Mr Farraday, le nouveau maître de Darlington Hall.
Vacances que le majordome mettra à profit pour revoir Miss Kenton, devenue Mrs Benn, avec qui il est resté en contact épistolaire.
De ce livre magnifique, émane une douce atmosphère des choses passées et compassées. Il s'en dégage aussi l'imperceptible amertume de la souvenance des occasions perdues ou manquées. le regret, aussi, de s'être parfois leurré.
Et il m'a particulièrement touché de voir ce strict majordome entamer une réflexion sur l'art, inattendu, du badinage auquel il s'essaie sans trop de succès… de le voir aussi confronté aux autres, loin du microcosme de Darlington Hall.
Voilà.
Le livre mérite, à mes yeux, sa constellation d'étoiles comme le film de James Ivory vu déjà voici longtemps. Et j'envie déjà ceux qui n'ont pas encore lu Les vestiges du jour
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L'effet salvateur des voyages…Lorsque le paysage devient méconnaissable au point de dépasser toutes les bornes antérieures, n'est-ce pas le moment de dépasser ses propres bornes intérieures ?

Il y a des histoires dont le seul résumé vous tient à distance. Nous savons que le livre est bon, eu égard aux nombreuses critiques dithyrambiques, eu égard au Nobel de littérature que son auteur s'est vu attribuer, et pourtant l'histoire décidément ne nous dit rien. Alors nous repoussons cette lecture à plus tard. Ce fut mon cas avec Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro. de cet auteur je n'avais lu que le surprenant Klara et le soleil, roman bien apprécié, et si le style m'avait plu je me disais que ce style simple au service d'une histoire de majordome du début du 20ème Siècle, devait donner quelque chose d'assez fade, de désuet peut-être. Suite à la récente et excellente critique de @AnnaCan sur ce livre, j'ai eu l'envie de le proposer en lecture commune à Sandrine, Bernard et Paul, et j'ai alors pu constater combien j'avais tort. Ce livre est une merveille ! Et la lecture partagée m'a permis d'appréhender des aspects plus nombreux qu'en lecture solitaire, aspects que je vous laisse découvrir en lisant leurs critiques respectives. Un livre mais de multiples sensibilités…

Première chose tout à fait remarquable : le style est très différent de celui utilisé dans Klara et le soleil. Au point d'ailleurs de croire que nous avons affaire à deux auteurs différents. Dans ce dernier livre, c'est une intelligence artificielle qui parle, pas étonnant que le style employé soit très concis et simple. Dans Les vestiges du jour nous sommes dans la tête d'un majordome anglais dont le côté gentleman, le côté dandy et la façon d'être très professionnelle et digne transparait bien entendu dans sa façon de s'exprimer. Élégance toute british, voilà le qualificatif qui me vient aussitôt en tête pour résumer très simplement le style et l'ambiance de ce livre élégant. Kazuo Ishiguro assurément sait varier de style !

Mr Stevens est majordome dans une « grande maison », Darlington Hall. Véritable vocation dont il se voue corps et âme de façon loyale et fidèle, elle l'habite au point de sortir difficilement de sa profession, tous ses actes, toutes ses pensées sont ainsi gouvernés par son métier. Stevens est un professionnel remarquable et possède toutes les qualités attendues d'un majordome. Chose très rare il part en voyage une semaine durant dans la campagne anglaise dans le but de rejoindre l'ancienne intendante, Miss Kenton. Celle-ci semble en effet avoir émis vaguement le voeu, dans une de ses lettres, de revenir servir dans cette grande maison, alors que le manque de personnel se fait cruellement sentir. Ce voyage va être l'occasion pour lui de penser au passé.

Voyager est souvent l'occasion de faire le point, de s'adonner à une forme d'introspection, de laisser surgir les réminiscences des événements passés, de les passer au tamis pour en découvrir la réelle signification. Des circonstances anodines peuvent revêtir après coups l'apparence de moments cruciaux. C'est ainsi qu'est construit le récit, sur des allers retours entre le voyage qui se déroule en pleine campagne anglaise dont nous découvrons les paysages bucoliques, et les réminiscences du passé faites de réflexions personnelles, d'anecdotes, de rappels de grands moments historiques importants ayant eu lieu à Darlington Hall. Des allers retours qui font la lumière également sur les rapports passés avec Miss Kenton, rapports par moment houleux, par moment décalés, étranges, désaccordés. Stevens d'ailleurs ne cesse de se persuader, et de nous persuader par la même occasion, du bien-fondé tout professionnel de son entreprise, en réalité une certaine audace, somme toute très surprenante de sa part.

Le récit est tout d'abord abondamment étayé de réflexions personnelles quasi philosophiques sur ce qu'est être un bon, un grand, majordome. Pour Stevens, c'est la capacité à habiter son rôle professionnel autant que faire se peut, sans être ébranlé par les événements extérieurs, aussi alarmants ou surprenants qu'ils soient. Sans montrer ses sentiments, son ressenti. Très british, n'est-ce pas ? Une réflexion qui prend tout son sens au moment où le livre démarre, car notre homme est perturbé : ayant servi Lord Darlington pendant plus de trente-cinq ans, la propriété a été rachetée par un américain qui n'a pas la même culture, la même façon de voir les choses, la même exigence. En perte de repères notre Mr. Stevens…

La dignité et la grandeur sont des notions tout à tour appréhendées, questionnées. Car seule la dignité pour Stevens permet d'être un grand majordome, et la dignité est pour lui la capacité à savoir rester à son niveau, à sa place, et se contenter de faire au mieux ce que nous savons faire. Cette notion de dignité soulève par ailleurs des questions d'une actualité troublante. Savoir rester à sa place, c'est aussi sur un plan politique, ne pas donner la parole au peuple qui ne sait pas, ne connait pas, n'est pas expert en matière d'économie, de finance, d'affaires internationales.
C'est ça, être digne, ne pas se mêler de ce que nous ne connaissons pas bien et laisser ces questions aux experts…sauf que cette définition de la dignité répétée tel un mantra rend aveugle, ferme toute curiosité, toute prise de recul, et empêche de voir arriver le danger…J'ai trouvé cette réflexion passionnante, d'une actualité troublante et en même temps atemporelle. Des peuples aveuglés sont des peuples manipulés. Jusqu'où donner la parole à ceux qui ne sont pas experts ? Donner sans cesse la parole ne bloque-t-il pas les décisions ? Voilà les questions en filigrane qui se posent.

Par ailleurs, témoin des événements politiques de ce début du 20ème Siècle et notamment de la question litigieuse du Traité de Versailles, trop sévère envers l'Allemagne au risque de représailles futures pour les uns, sévère comme il le faut pour les autres, Stevens relate ces grandes questions d'affaires internationales de son temps qui se jouent au sein même de Darlington Hall. Et l'on perçoit qu'à son échelle, par le bien-être qu'il apporte, par ses soins et son service irréprochable, il contribue, certes de façon mineure, au déroulement, à l'orientation des décisions prises. Son service permet indirectement d'instaurer un certain état d'esprit, de mettre les protagonistes dans des dispositions contribuant à la prise de décision sereine. Stevens est témoin de ces décisions tout en ayant, du fait de cette fameuse dignité derrière laquelle il se réfugie sans cesse, aucun point de vue personnel, aucune analyse critique, aveugle sur ce qui se trame réellement, notamment la façon dont Lord Darlington est manipulé par les Allemands….jusqu'à renvoyer son personnel juif. Sans que Stevens n'y trouve rien à redire, rien à penser. Jusqu'où la loyauté envers une personne importante et de pouvoir doit-elle aller ? le passage sur le renvoi de deux jeunes filles juives marque un tournant, à mon sens, dans le récit permettant d'appréhender les sérieuses limites de ses qualités professionnelles qui deviennent alors défauts humains, aveuglement, voire stupidité.

Les anecdotes qui surgissent ça et là sont cocasses pour certaines et nous font sourire, voire rire, ou nous mettent mal à l'aise tant il y a parfois un décalage entre les faits et la façon de les appréhender par Stevens. Je pense à cette mission quelque peu saugrenue qu'on lui demande de faire à savoir d'expliquer à un jeune homme « les choses de la nature concernant les différences entre les hommes et les femmes »…et lui de tenter de le faire avec le plus grand sérieux (alors que lui-même ne semble pas avoir une connaissance très développée en la matière), ou encore ses essais, souvent vains, de blagues pour tenter de s'adapter à son nouveau maitre américain qui a un certain sens de l'humour que ne connait absolument pas Stevens. Ces anecdotes rendent le personnage très touchant.

Enfin, une bonne partie des pensées et des réflexions concernent Miss Kenton. Rapports avant tout professionnels dans lesquels les tensions mettent en évidence une certaine ambiguïté, une envie de rapprochement, une attirance. Miss Kenton tente de provoquer ce rapprochement, soit en tentant de rendre jaloux Stevens, soit en le menaçant de partir, soit en entrant physiquement dans sa sphère plus intime. En vain. Fin de non-recevoir de la part de Stevens qui est tout bonnement incapable d'imaginer sortir de son devoir professionnel. Même lorsqu'il la voit en colère, même lorsqu'il pressent sa tristesse. Alors elle ose parfois ne pas rester à sa place, elle ose dire certains mots :

« Vous rendez-vous compte, Mr. Stevens, de ce que cela aurait signifié pour moi si vous aviez pensé, l'année dernière, à me faire part de vos sentiments ? Vous avez vu à quel point cela me bouleversait de voir mes filles renvoyées. Vous rendez-vous compte de l'aide que cela aurait apportée ? Pourquoi, Mr. Stevens, pourquoi, mais pourquoi, faut-il toujours que vous fassiez semblant ? »

Au final c'est le portrait d'un homme complexe et terriblement attachant qui peu à peu apparait au fil du livre. Un homme extrêmement pudique, dévoué à son métier au point de ne plus vivre, dévoué aveuglément aux personnes qu'il sert, pouvant paraitre de prime abord un peu imbu de lui-même et prétentieux mais en réalité pétri de contradictions, fruit de son époque, de son métier, de sa culture, des valeurs paternelles. Les valeurs qui guident son sens moral, sa droiture et son perfectionnisme sont les mêmes qui l'aveuglent au point de passer à côté d'une certaine clairvoyance tant sur le plan politique que sur un plan plus sentimental. On le sent maladroit en réalité, guindé, ne sachant pas comment s'y prendre avec l'humour, la répartie, et surtout les sentiments que certaines personnes lui témoignent, que ce soit avec son père qui lui parle, sur son lit de mort, de sa fierté de père, mots auxquels il n'arrive pas à trouver de réponses et qu'il balaie de répliques professionnelles absurdes, ou avec Miss Kenton qui tente de l'approcher et face à laquelle il ne peut que répondre par l'effroi et le refus glacial de toute ouverture en dehors de la sphère professionnelle. Y répondre serait sortir de son habit professionnel précisément. Il en est incapable.
D'infimes détails aident cependant le lecteur à saisir l'importance des moments passés vécus par notre homme…Ce « Vous avez l'air de pleurer » lancé par un invité nous fait réaliser le choc émotionnel que Stevens est en train de vivre sans même en avoir lui-même conscience. Ou encore cette façon intuitive de deviner les pleurs de Miss Kenton sans même les entendre…et enfin cet aveu, le seul aveu, effort immense pour cet homme qui ne sort jamais de sa réserve : « En vérité — pourquoi ne pas le reconnaître? —, à cet instant précis, j'ai eu le coeur brisé». Et nous de l'avoir avec lui…

« Certainement, aucun indice ne révélait à l'époque que des incident d'allure si anodine rendraient des rêves entiers à jamais impossibles ».
Ce voyage permet au final à Stevens de comprendre plus ou moins qu'il est passé peut-être à côté…à côté de sa vie…à côté d'une réelle dignité plus intelligente, plus ouverte, plus humaine, plus vivante…à côté d'une femme…avant de revenir à bon port au moyen d'une réaction raisonnable et digne, comme il sait si bien le faire. le coeur du livre, à la toute fin, est juste tragique. Juste beau. Juste tristement magnifique. L'acceptation et la lucidité, finalement, ne serait-ce pas ça, la véritable grandeur ?

Ce livre est un grand livre, il a de la grandeur. Cette grandeur précisément que Stevens évoque pour qualifier son métier, pour qualifier les paysages anglais, on peut la reprendre pour qualifier ce livre. Sans contenu spectaculaire ou dramatique, tout en retenue, en élégance, ce livre contient sa propre beauté sans qu'il soit nécessaire d'utiliser d'artifice pour le clamer. Il est d'une grâce surannée et légèrement désuète, d'une pudeur troublée par quelques réminiscences pudiquement dévoilées, il sait mêler la grande Histoire avec les petites histoires, il sait parfois se doter d'un humour très anglais, éléments qui rendent ce livre tout simplement rare et précieux.

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Suivre un majordome anglais dans ses pensées aveuglées de dévouement envers Sa Seigneurie, prêt à disserter sur la dignité en coupant les poils qui dépassent en quatre (dans le sens de la longueur de préférence), j'aurais jamais cru que ce sujet aurait pu autant me passionner. Et pourtant, quel livre. Difficile de mettre en avant un point fort il me semble, à ce niveau cela ressemble à un petit miracle d'alchimie entre ton, style, narration et consorts. Il doit y avoir des mots pour ça, un peu galvaudé comme chef d'oeuvre, des expressions convenues comme quoi je n'en serai pas sorti indemne. Bon moi ça va, juste un début de p'tit rhume à la fin.
Mr Stevens, par contre, ne semble pas en être sorti indemne, de sa longue plongée rétrospective initiée par la traversée en Ford d'une Grande Bretagne dont on apprendra pourquoi elle est grande (si vous ne le savez pas déjà), pour retrouver des années après son ancienne intendante Miss Kenton, avec qui les interactions étaient si nombreuses, parfois vives et piquantes. Hystériques presque pourrait-on dire, surtout à l'aune de l'univers de réserve feutrée imposée par la servitude dévouée. Un Mr Stevens mis en avant par son rôle de narrateur aveugle, dont l'existence a été formatée à se mettre derrière. Derrière Sa Seigneurie, derrière sa propre vie. L'effet de mise au premier plan est ensorcelant (et oui un majordome ça pense énormément), il est difficile de quitter ce page turner introspectif à l'élégance so british, à l'émotion latente derrière la vitrine lustrée, émotion qui monte qui monte, lente et inévitable. Un superbe roman de 1989, qui ne manque pas en plus d'ancrer la petite histoire dans la grande.
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Fichtre ! Voilà que je vais devoir prendre congé d'un authentique gentleman, rempli de dignité et peu apte au badinage, majordome d'une grande maison anglaise puis vendu « avec le lot » à un Américain s'installant en Grande-Bretagne...
J'ai nommé Mr Stevens, serviteur en tout point maitre de lui, dans tous les cas de figure, même les plus inattendus, même les plus graves, même les plus émouvants.

Ce cher Monsieur Stevens m'a totalement bluffée dès le début de sa narration, qu'il entame en 1956 lors d'un trajet effectué dans l'automobile prêtée par son maitre pour quelques jours de congé.
Il se rend à la rencontre de l'ancienne Miss Kenton, ex-intendante dans le même domaine que lui dans les années 20 et 30, et pour cela doit traverser l'Angleterre.

Sa vision des paysages verdoyants l'inspire et le révèle à lui-même, comme si ceux-ci étaient véritablement le reflet de sa propre intériorité : « C'est justement l'absence de tout caractère dramatique ou spectaculaire qui est le trait distinctif de la beauté de notre terre anglaise. Ce qui compte, c'est le calme de cette beauté, cette retenue. C'est comme si la terre connaissait sa propre beauté, sa propre grandeur, et n'éprouvait aucun besoin de les clamer ».
Car l'absence d'exclamation, l'absence d'effusion, le manque total de spontanéité caractérisent Mr Stevens. Une politesse extrême l'a modelé, ainsi qu'une loyauté à toute épreuve à l'égard de ses maîtres, en particulier de Lord Darlington, expert (ou se voulant expert) dans la politique internationale, qu'il a servi pendant plusieurs dizaines d'années. Une vie entière au service d'un maitre qu'il respecte et révère.

Dignité, maitrise de soi...Ce cher Monsieur Stevens m'a bluffée, oui, dans le sens où mon idée du majordome anglais s'est incarnée en lui d'une façon sublime, quoique discutable à plusieurs reprises.
Discutables. Ceci concerne sa relation avec son père, mais aussi et surtout avec Miss Kenton, dont je ne vous révèlerai rien. Je peux juste vous dire qu'il y aura des larmes refoulées et de la colère à peine montrée.

Une prose distillée avec componction, tout à l'opposé du badinage, mais paradoxalement éclatante dans sa simplicité et où j'ai éclaté de rire à plusieurs reprises, m'a emmenée dans cette sphère à la fois éloignée de mon monde et pourtant très proche puisqu'il s'agit de l'Homme et sa quête d'idéal.
J'ai adoré suivre Mr Stevens dans sa pérégrination laborieuse (plusieurs pannes, plusieurs conversations difficiles avec des autochtones) et dans ses souvenirs, à tel point que je peux qualifier ma lecture d'exceptionnelle. Mr Stevens est un gentleman mais Mr Stevens m'a lestement bousculée !

« le seul fait de s'éloigner en partant en voyage amène à adopter un point de vue nouveau et surprenant sur des sujets qu'on croyait avoir explorés depuis longtemps de fond en comble ».
Effectivement.
Le problème, c'est de pouvoir adapter son comportement à cette remise en question.
Ce cher Monsieur Stevens en sera-t-il capable ?
Le badinage, finalement, n'est pas « un centre d'intérêt si stupide, c'est peut-être la clé de la chaleur humaine »..., n'est-ce pas Monsieur Stevens ?


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Citations et extraits (150) Voir plus Ajouter une citation
" Excusez-moi, monsieur, mais j'ai un message à vous transmettre.
- Vraiment ? dit Mr. Cardinal d'un ton animé, en levant les yeux de ses papiers. De la part de Père ?
- Oui, monsieur. C'est-à-dire, oui, de fait.
- Un instant? "
Le jeune homme plongea la main dans la serviette posée à ses pieds et en tira un carnet et un crayon. " Allez-y, Steven. "
Je toussai de nouveau et donnai à ma voix un ton aussi impersonnel que cela me fut possible.
" Sir David désire vous faire savoir, monsieur, que les dames diffèrent des messieurs sur plusieurs points essentiels. "
Sans doute m'arrêtai-je un instant avant d'énoncer la phrase suivante, car Mr. Cardinal soupira et dit : " Je n'en suis que trop conscient, Stevens. Auriez-vous la bonté d'en venir au fait ?
- Vous en êtes conscient, monsieur ?
- Père s'obstine à me sous-estimer. J'ai fait des lectures et un travail de recherche approfondi sur toute cette question.
- C'est vrai, monsieur ?
- Cela fait un mois que je ne pense pratiquement à rien d'autre.
- Vraiment, monsieur. Dans ce cas, peut-être mon message est-il quelque peu superflu.
- Vous pouvez assurer Père que je suis tout à fait bien informé. Cette serviette - il la poussa du pied - est bourrée de notes sur tous les aspects possibles et imaginables.
- C'est vrai, monsieur ?
- Je pense réellement que j'ai examiné toutes les permutations dont l'esprit humain est capable. Je souhaiterais que vous rassuriez Père sur ce point.
- Je n'y manquerai pas, monsieur. "
Mr. Cardinal sembla se détendre légèrement. Il toucha de nouveau sa serviette - que j'avais tendance à éviter de regarder - et reprit : " Vous vous êtes sans doute demandé pourquoi je ne lâche jamais cette mallette. Eh bien, vous savez, maintenant. Imaginez que quelqu'un qui n'aurait pas dû tomber dessus l'ouvre.
- Ce serait très gênant, monsieur.
- Enfin, évidemment, dit-il en se redressant brusquement, sauf si Père a déniché un élément entièrement nouveau auquel il veut que je réfléchisse.
- Cela ne me paraît pas probable, monsieur.
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Je constate que ce qui me reste réellement de cette première journée de voyage n'est pas la cathédrale de Salisbury, ni aucune des autres charmantes curiosités de la ville, mais bien plutôt les amples étendues de campagne anglaise dont la vue splendide m'a été révélée ce matin. Je suis tout à fait disposé à croire que d'autres pays ont à offrir des décors plus visiblement saisissants. J'ai vu d'ailleurs, dans des encyclopédies ou dans le National Geographic Magazine, des photographies à couper le souffle prises dans différents coins du globe : canyons et chutes magnifiques, montagnes à la beauté déchiquetée. Certes, je n'ai jamais eu le privilège de contempler réellement de tels lieux, mais je ne m'en risquerai pas moins à affirmer ceci avec une certaine assurance : le paysage anglais dans son excellence – tel que j'ai pu le voir ce matin – possède une qualité qui manque inévitablement aux paysages des autres nations, si spectaculaire que soit leur apparence. C'est, je crois, une qualité qui fait du paysage anglais, aux yeux de tout observateur objectif, le plus profondément satisfaisant du monde, et la meilleure définition que l'on puisse donner de cette qualité est sans doute le terme « grandeur ». Car, en vérité, lorsque ce matin, debout sur la crête, j'ai regardé le pays qui s'étalait sous mes yeux, j'ai éprouvé distinctement cette impression rare mais impossible à confondre avec une autre : la sensation d'être en présence de la grandeur.
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Je quittai la pièce, et ce ne fut qu'après être sorti que je m'aperçus que je ne lui avais pas vraiment présenté mes condoléances. J'imaginais quel choc cette nouvelle devait lui infliger, sa tante lui ayant en effet servi de mère, et je m'immobilisai dans le couloir, me demandant si je devais rebrousser chemin, frapper et réparer mon omission. Mais je pensai qu'en agissant de la sorte, je risquais fort de la déranger alors qu'elle était tout à sa douleur personnelle. En réalité il n'était pas impossible que tout près de moi, à ce moment même, Miss Kenton fût en train de pleurer. À cette pensée, une sensation étrange se fit jour en moi, et je restai quelques instants debout dans le couloir, en proie à l'hésitation. Mais finalement, j'estimais qu'il valait mieux attendre une autre occasion d'exprimer ma sympathie, et je repartis à mes affaires.
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Enfin, le paysage devint méconnaissable, et je sus que j'avais dépassé toutes les bornes antérieures. J'ai entendu des personnes ayant voyagé en bateau décrire le moment, lorsqu'on met la voile, où l'on perd la terre de vue. J'imagine que le désarroi mêlé d'exaltation que de nombreux récits évoquent à propos de ce moment est très similaire à ce que je ressentis dans la Ford lorsque le paysage autour de moi commença à devenir inconnu.
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"En verrouillant la porte, je remarquai que Miss Kenton était toujours là à m’attendre, et je lui dis :
– J’espère que vous avez passé une bonne soirée, Miss Kenton.
– Oui, je vous remercie, Mr. Stevens.
– J’en suis ravi.
Derrière moi, le bruit des pas de Miss Kenton s’arrêta brusquement, et je l’entendis dire :
– Ne vous intéressez-vous absolument pas à ce qui s’est passé ce soir entre ma connaissance et moi, Mr. Stevens ?
– Je ne veux pas me montrer grossier, Miss Kenton, mais vraiment, je dois remonter sans attendre. C’est que les événements d’une importance mondiale ont lieu dans cette maison en ce moment même.
– Comme d’habitude, n’est-ce pas, Mr. Stevens ? Très bien ; si vous devez partir en courant, je vous dirai simplement que j’ai accepté l’offre de ma connaissance.
– Je vous demande pardon, Miss Kenton ?
– Sa demande en mariage.
– Ah oui, Miss Kenton ? Dans ce cas, permettez-moi de vous présenter mes félicitations.
– Merci, Mr. Stevens. Bien sûr, j’effectuerai volontiers mon préavis…
– Je ferai de mon mieux pour assurer votre remplacement le plus tôt possible, Miss Kenton. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois retourner là-haut…
– Mr. Stevens.
Je me retournais à nouveau. Elle n’avait pas bougé…
… Ce fut donc quelques minutes à peine après ma brève rencontre avec Miss Kenton que je me retrouvai de nouveau dans le couloir… En arrivant près de la porte de Miss Kenton, je vis à la lumière qui filtrait tout autour qu’elle était toujours là. Et c’est ce moment-là, j’en suis maintenant sûr, qui est resté gravé de façon si durable dans ma mémoire, ce moment où je me suis arrêté dans la pénombre du couloir, le plateau dans les mains, une conviction de plus en plus forte se faisant jour en moi : à quelques mètres de là, de l’autre côté de la porte, Miss Kenton pleurait."
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Découvrir le roman : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Klara-et-le-Soleil
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