Cent nuances d'extraordinaire issues du quotidien et du beaucoup moins quotidien, transfigurées en un merveilleux remède poétique à l'inquiétude qui rôde.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/07/13/note-de-lecture-quavez-vous-vu-amelie-lucas-gary/
Entre mars et avril 2021, dans le cadre d'une résidence d'écriture,
Amélie Lucas-Gary a demandé à une centaine de personnes ce qu'elles avaient vu de proprement extraordinaire dans leur vie. Réagencé par l'artiste pour en extraire l'essence, faussement anodine ou réellement mystérieuse, le résultat de cette investigation poétique constitue cet étonnant «
qu'avez-vous vu », publié chez Vanloo en avril 2023.
Comme elle l'avait pratiqué, d'une autre manière et à une échelle différente, dans son magnifique «
Hic » de 2020 (et peut-être même, par des canaux encore plus souterrains, dès son «
Vierge » de 2017), l'autrice de «
Grotte » (2014) nous montre ici à nouveau à quel point elle excelle à détourner ce qu'elle observe ou entend afin d'en opérer la transmutation poétique – en déjouant perpétuellement les attentes éventuellement échafaudées un instant du côté de la réception. On ne pourra sans doute pas s'empêcher d'entendre ici une résonance presque paradoxale avec le
Thomas Lanfranchi de « Une guêpe dans le k-way », dont l'ufologie du quotidien et les sculptures de nuages semblent pourtant bien loin de l'interrogation lancinante portée ici. Et pourtant il s'agit bien dans les deux cas de s'installer avec délicatesse sur la ligne de crête (« l'arête », dirait-on dans l'extrait ci-dessous) qui sépare l'insolite de ce qu'a vécu personnellement le témoin de la beauté éventuellement bizarre qu'y discerne l'autrice – avec un angle de recoupement nécessairement variable à chaque occurrence.
« Extraordinaire » est certainement l'un des mots les plus galvaudés mais aussi les plus étranges de notre vocabulaire de l'expérience. On peut ainsi y trouver, selon l'interprétation et la sensibilité de chacune ou de chacun, aussi bien de l'incongru (au sens de
Pierre Jourde) que du loufoque, du « simplement » inhabituel que du « presque » paranormal, du merveilleux que du fantastique, du détourné des usages convenus que du revu autrement : in fine, la vie des cent personnes interrogées par
Amélie Lucas-Gary (y compris celles qui confessent « n'avoir rien vu ») est relue à l'aune de ce moment privilégié, bien sûr, moment dont l'extrême variabilité même garantit de plus d'une façon à la fois la pertinence du procédé et celle de l'échantillonnage.
D'un lac salé sénégalais à une chute d'eau appelant les papillons, d'une serpentine Muraille de Chine à un détecteur de neutrinos caché sous la montagne, de la découverte de la bioluminescence (où l'on retrouverait logiquement
Jeremie Brugidou) à une glissade enneigée au bord du gouffre, mais aussi de la naissance de jumeaux à un premier allaitement, d'un simple étourneau posé au bord d'une fenêtre au regard d'un écureuil, de la couche herbeuse d'un cerf au geyser issu d'une plaque d'égout,
Amélie Lucas-Gary, en filtrant ce prodigieux matériau composite, dresse pour nous une carte qui n'est sans doute pas tendre, mais qui s'entend merveilleusement, comme chez le
Frédéric Fiolof de «
La magie dans les villes », à détecter la beauté cachée parmi les ruines potentielles, et l'éclat d'un soleil toujours inattendu dans le ruissellement des larmes qui guetteraient.
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